en marge des

Principes des littératures dessinées

Par Harry Morgan


« Contrairement à un mythe tenace... »

ou

Comment un historien de la presse enfantine travaillant sur la censure des littératures dessinées en France parvint à justifier les menées des censeurs  (2e partie)


LA COMMISSION DE SURVEILLANCE ENTRE EUPHEMISME ET REHABILITATION

 

Le souci apologétique de Crépin culmine dans son examen du travail de la Commission de surveillance. Le ton est donné dès la quatrième de couverture de son ouvrage :

« [La loi de 1949] confie la surveillance et le contrôle des journaux pour les enfants et les adolescents à une commission qui, contrairement à un mythe tenace, ne fut pas une horrible entreprise de censure, même si son action évolua entre intimidation et répression à l'encontre de ses têtes de turc : Tarzan, le Fantôme du Bengale ou bien encore Fantax. Ce climat de moralisation favorise le succès d'illustrés éducatifs et militants comme le catholique Cœurs Vaillants ou le progressiste Vaillant et surtout l'épanouissement d'illustrés belges, Le Journal de Spirou et Le Journal de Tintin, qui privilégient [sic] la naissance d'un style graphique moderne et original dans un esprit de bienséance chrétienne. »

Il faut examiner la thèse de la moralisation d'abord. Il faut examiner ensuite le travail de la Commission en abordant deux questions : celle de la prédilection des censeurs pour la bande dessinée belge, et celle de la la mansuétude des censeurs dans leur travail de surveillance des publications enfantines.

 

La « moralisation » : une notion extensible à l'infini

 

La doctrine de Crépin en ce qui concerne la Commission de surveillance prolonge sa doctrine en ce qui concerne les éducateurs. L'hostilité des éducateurs à la BD est dictée par un souci de moralisation. La BD américaine réunit sur elle tous les griefs. La Commission de surveillance, ayant examiné la meilleure façon de moraliser la presse enfantine, donne la consigne de ne plus imiter le modèle américain (p. 319). Les éditeurs réagissent de diverses façons. La plupart se plient et cela nous vaut la bonne BD moderne issue de Spirou et de Tintin. Les magnats de la presse Winkler et Del Duca, que protège leur poids économique, ignorent superbement les avis de la Commission. Tragiquement, Pierre Mouchot (Chott) affronte la Commission et se fait écraser. Au total, la Commission a permis, par son action d'éducation des éditeurs, l'émergence de la BD franco-belge.

Cette thèse pèche en chacun de ses aspects.

Le moralisme, une fois encore, n'est pas en cause. L'interprétation que la Commission a faite de la notion de démoralisation est si large qu'elle recouvre en pratique tout ce que les censeurs réprouvent. Il y a ainsi démoralisation dans le fait de mettre en scène un héros invulnérable, téméraire et redresseur de torts, parce qu'il est désinséré du cadre normal de l'activité humaine et que « tout ce qui tend à désinsérer l'individu du cadre normal de son comportement peut être considéré comme étant de nature à le démoraliser » (Compte rendu des travaux..., 1950, p. 28). De même, la bande dessinée de science-fiction constitue « une grave démoralisation de la jeunesse car, sans méconnaître la possibilité d'une utilisation néfaste des conquêtes de la science, on ne saurait oublier le but essentiellement altruiste de celle-ci » ( Compte rendu des travaux..., 1965, p. 11). Démoralisant encore le recours que fait Mandrake à l'hypnose et à la magie, car il en découle « des péripéties extravagantes, aux composantes hallucinatoires ou effrayantes ». (Commission de surveillance, P. V. n° 62, 10 oct. 1963). En résumé, une bande dessinée qui fait rêver est « démoralisante pour les jeunes lecteurs parce qu'elle méconnaît la réalité quotidienne » (Commission de surveillance, P. V. n° 64, 12 mars 1964).

La prétendue « moralisation » cache donc une attaque contre une littérature, la bande dessinée. Cette détestation d'une littérature entière, Crépin ne peut l'admettre, semble-t-il, qu'au détour d'une phrase (les censeurs sont incapables « d'analyser la bande dessinée autrement que dans une perspective de dénigrement », p. 327) et après un satisfecit adressé à la Commission de surveillance. On trouvera de même un vague aveu d'une certaine hostilité des censeurs à la bulle (p. 315), alors que les comptes rendus publiés de la Commission sont remplis de diatribes contre les dialogues insuffisants des ballons et le principe même d'une narration confiée à l'image. Finalement, à propos de ce qu'il appelle fort justement la mise sous tutelle de la presse enfantine par la Commission, Crépin note :

« Ses membres ont réfléchi tout au long de l'année 1950 à des mesures susceptibles d'améliorer, à leurs yeux, le contenu de la presse enfantine. Ils ont défini un ensemble de recommandations impératives transmises à chaque éditeur à des fins de transformation de leurs illustrés. Forte du pouvoir qui lui a été confiée par la loi, la Commission entend bien accomplir avec rigueur sa mission et exerce une pression sans relâche sur les éditeurs. Si cette contrainte ne gêne en rien des éditeurs qui poursuivaient des objectifs éducatifs plus ou moins affirmés, elle contrarie les professionnels de la presse enfantine uniquement soucieux d'offrir un divertissement aux jeunes lecteurs, composé de bandes dessinées peu appréciées des commissaires. » (p. 347-8)

Il faut lire ce paragraphe pour y trouver la vérité et encore faut-il le lire deux fois pour le bien comprendre. Les commissaires n'ont rien contre les revues qui ont des visées éducatives (par exemple les revues d'enseignants adeptes de la méthode Freinet et de ses « textes libres » d'enfants). Par contre, ils ont la ferme intention de persécuter systématiquement les éditeurs offrant un pur divertissement, c'est-à-dire, en clair, ceux qui publient de la bande dessinée. (« les professionnels de la presse enfantine uniquement soucieux d'offrir un divertissement aux jeunes lecteurs, composé de bandes dessinées peu appréciées des commissaires. »)

La notion de moralisation, que Crépin ne remet nullement en cause, apparaît donc comme un écran de fumée. Il n'y a tout simplement aucun lien logique entre le contenu de l'article 2 de la loi de 1949 (qui interdit de « présenter sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l'enfance ou la jeunesse ») et les recommandations des commissaires (ne pas publier de bande dessinée, ou en publier le moins possible, supprimer les bulles, rajouter des pavés de texte, éviter les aplats noirs, les couleurs pures, les dessins dynamiques, les onomatopées, les mises en page originales, ne pas montrer de bagarres, ne pas montrer d'armes, ne pas montrer de mines patibulaires, ne pas montrer de femmes, supprimer les Tarzans, les supermen, la science-fiction, l'aventure fantastique, le comique farfelu, supprimer tous les genres sauf le genre historique).

A cette difficulté de Crépin d'admettre que les censeurs sont hostiles à la bande dessinée s'ajoutent diverses manœuvres visant à les dédouaner. Crépin met en relief la violence des BD de Mouchot, l'unique éditeur condamné pour « démoralisation de la jeunesse », dans un réquisitoire que n'eût pas désavoué la Commission (p. 378). Pour justifier le fameux souci de moralisme, notre auteur ne répugne pas à décrire la littérature dessinée enfantine de l'époque comme osée. Mais si une couverture de Sheena (citée p. 337) peut emprunter (très vaguement) à l'esthétique des pulps ou des pin-ups, en va-t-il de même des couvertures de Gazelle blanche, mentionnées dans la foulée ? Une fois de plus, en voulant expliquer les préventions des censeurs, Crépin prend leur parti, et il en arrive à qualifier d'érotisante toute représentation féminine.

Il est plus gênant encore qu'un auteur qui met un point d'honneur à rectifier les erreurs des historiens populaires de la BD reprenne lui-même, sans l'ombre d'une arrière-pensée, des erreurs dont on a depuis longtemps fait justice. Crépin recycle ainsi le vieil argument d'une prudence des bons éditeurs qui les aurait mis à l'abri de la Commission17. Crépin note par exemple que « la conception du Journal de Mickey était destinée à ne pas enfreindre la loi de juillet 1949 » (p. 373). Mais, si les éditeurs de l'hebdomadaire ont clairement pris soin d'édulcorer leur publication, ce qui constitue ipso facto une victoire de la Commission, l'attention aux lubies et aux obsessions des censeurs n'a jamais protégé aucune publication. Crépin a même à cet endroit une phrase dont l'illogisme est parlant. Le passage sur le Journal de Mickey continue ainsi : « Ses premiers numéros n'appellent donc aucun commentaire de la part de Geneviève Flusin, chargée de l'examiner en juin 1952. Mais quatre mois plus tard, le nouveau rapporteur, Tridoux, l'estime passible d'une recommandation, etc. » Le « donc » de la première phrase est de trop. Il n'y a aucun rapport entre les efforts d'un éditeur et la sanction ou l'absence de sanction de la Commission, qui ne peut évidemment pas deviner si la rédaction du Journal de Mickey a cherché ou non à se placer dans l'esprit de la loi. Les commissaires ne se demandaient pas ce que les éditeurs auraient publié si la Commission n'avait pas existé ! Ils relevaient ce qui, dans les illustrés, leur paraissait blâmable et évaluaient ensuite la docilité des éditeurs en fonction du degré d'édulcoration que ceux-ci imposait à leurs publications. Crépin est victime ici d'une très grave confusion. Il est resté prisonnier, en dépit de ses précautions méthodologiques d'historien, d'une conception spontanée et préscientifique, celle d'un partage entre les « bons » et les « mauvais » éditeurs, et il suppose une reconnaissance instinctive, une connivence entre les censeurs et les « bons » éditeurs.

 

La « désaméricanisation » : une explication qui n'explique rien

 

Ceci nous mène tout droit à l'aboutissement de l'argumentation de Crépin, c'est-à-dire à la théorie selon laquelle la Commission en réclamant la désaméricanisation de la presse enfantine aurait permis l'émergence de la BD franco-belge. Il y a quatre critiques à porter au scénario de la désaméricanisation. Il y a une critique à porter au scénario de la « belgisation » (si on nous autorise ce néologisme). Commençons par la désaméricanisation.

1. Un vice logique. - L'argument de Crépin est en tous points similaire à celui des historiens populaires américains pour qui le Comics Code est un bien, puisqu'il aurait permis l'émergence de Mad et des superhéros de Stan Lee ! De même, pour Crépin, le fait qu'on ait persécuté Tarzan, Mandrake, etc., a permis l'émergence de la BD franco-belge. Si on adopte ce type de raisonnement, il faudrait féliciter la Commission, sans laquelle on n'aurait pas eu le Buffalo Bill de Giffey (l'éditeur de l'hebdomadaire Tarzan aurait acheté à la place un quelconque strip américain), ni La Patrouille des castors (Charlier aurait continué Valhardi). Les deux arguments, celui des historiens populaires américains et celui de Crépin, reposent sur le même vice logique (post hoc ergo propter hoc).

2. Un choix de dates dicté par une intention apologétique. - Il faut relever en second lieu que le choix de ses dates par Crépin amène une vision très déformée de l'histoire qu'il nous raconte. A quoi correspondent ces dates : 1934-1954 ? 1934 est le début de l'« âge d'or », fixé conventionnellement par le fandom à la parution du Journal de Mickey. 1954 est une date arbitraire, à laquelle, selon Crépin, le changement d'orientation serait fait. La moralisation de la BD serait accomplie. Les survivants des journaux de l'âge d'or, forme désuète, auraient disparu. Une nouvelle BD émergerait avec le Spirou d'après-guerre et Tintin (1948), suivis par Pilote (1959). Il y aurait donc une « belgisation » de la BD française, symétrique de l'américanisation de cette BD dans les années trente.

Ces dates découlent en droite ligne de Pascal Ory18. Pour Ory aussi, tout se joue en peu d'années après la guerre : entre 1945 et 1950, à comparer au 1947-1954 de Crépin, de « l'adoption d'une législation moralisatrice » jusqu'à « la recherche de contre-modèles à la moralité exemplaire »).

Le choix de la période examinée est donc entièrement dicté par la notion centrale mise en avant par Ory puis par Crépin, celle de désaméricanisation. Américanisées pendant l'« âge d'or », les publications enfantines sont sévèrement critiquées par les éducateurs et le premier soin de la Commission une fois en place sera de les désaméricaniser, tâche presque aussitôt menée à bien.

Que vaut cette description ?

Certes les vieux militants anti-BD qui œuvrent à la Commission règlent leurs comptes avec leurs ennemis de toujours, les strips d'aventures américains, dans une ambiance qui évoque irrésistiblement celle des événéments politiques récents, et qui est proprement celle d'une épuration. La Commission se montre donc virulente à l'égard de strips comme The Phantom, King of the Royal Mounted, etc., que Crépin appelle des « survivants de l'âge d'or », mais qui sont naturellement des strips américains contemporains. Et la Commission parvient à les faire disparaître en grande partie de la presse destinée à la jeunesse, presse dont la physionomie change donc de façon spectaculaire.

Mais, d'un autre côté, la Commission n'a jamais limité sa cible au strip américain, et par conséquent il n'y a aucune raison d'arrêter l'étude à la date choisie par Crépin, date à laquelle on aurait fini selon lui d'extirper le strip d'aventures américain de la presse enfantine française ! Les attaques de la Commission se poursuivirent avec la même virulence après 1954, et toutes les BD furent attaquées, y compris naturellement celles qui apparurent en France après l'instauration de la Commission : funny animals, personnages comiques (Pipo, Pépito, Jerry Lewis), séries d'aventures, superhéros, etc. Pim Pam Poum et Grand Mère Tartine ont été attaqués au même titre qu'Akim ou que Le Cavalier inconnu ! Il n'existe tout simplement pas de bandes apparues après 1950 qui aient eu les faveurs de la Commission19.

Le thème de la désaméricanisation apparaît donc clairement comme un nouvel écran de fumée destiné à dissimuler la virulence de la Commission qui, encore une fois, déteste toute la littérature dessinée, en bloc et sans aucune nuance, et l'attaqua furieusement pendant plusieurs décennies.

Et du coup, Crépin arrive à un hors-sujet presque intégral, puisque, dans un ouvrage officiellement consacré à la moralisation de la presse enfantine, c'est-à-dire en clair au système de contrôle mis en place par la loi de 1949, les hors-d'œuvres occupent plus de 300 pages, et que, dans les 150 pages restantes, le travail de la Commission n'est examiné que sur les quatre premières années de son fonctionnement. Comme si la Commission de surveillance s'était dissoute en 1954 !

3. Une question qui n'est jamais examinée au fond. - Concentrons-nous à présent sur la brève période examinée par Crépin. Même pour cette période, son analyse reste curieusement lacunaire. Nous savons que la Commission s'attaque avec une extrême virulence au strip américain. S'attaque-t-elle uniquement au strip américain ? Nous savons que non. S'attaque-t-elle de préférence au strip américain ? C'est ce que seule une étude statistique serait en mesure d'établir. Or voici la chose invraisemblable : cette question qui constitue la clé de voûte de son argumentation, Crépin s'avère incapable de la vider au fond !

Comme c'est à Ory qu'est empruntée la double hypothèse de la désaméricanisation et de la « belgisation », il n'est pas inutile de dire quelques mots sur ce texte source. N'en déplaise à Crépin, l'étude d'Ory est aujourd'hui totalement dépassée, pour de banales questions d'accès aux archives. Ory, écrivant en 1981, n'a pas eu accès aux procès-verbaux de la Commission, incommunicables à cette époque. Il n'a d'ailleurs pas non plus consulté les illustrés d'après-guerre, dont il évalue le contenu d'après les notules du BDM, et comme les décisions de la Commission sont secrètes, il se livre à un petit jeu de devinettes pour établir que les publications qui disparaissent sont probablement des publications américanisées. Pour finir, Ory raisonne essentiellement à partir des journaux de bande dessinée. Il peut alors avancer qu'à la place de Hop là ! ou de Robinson, qui publiaient du strip américain dans les années 1930, on trouve après-guerre Tintin et Spirou et parler de « retournement », voire d'une « contre-proposition » des éditeurs belges. Ce faisant, Ory oublie tout simplement la moitié de la bande dessinée de l'époque20.

Crépin est a priori dans une position beaucoup plus confortable que son maître. Il a accès aux procès-verbaux dactylographiés de la Commission (il peut donc savoir quels illustrés ont été pris pour cible) et le CNBDI lui a ouvert ses archives, de sorte qu'il a pu consulter les journaux d'après-guerre et en analyser le contenu.

Pourtant, Crépin s'avère incapable de mettre à l'épreuve l'hypothèse proposée par son maître (car il s'agit seulement d'une hypothèse !) de mises en demeure de la Commission adressées de préférence aux publications publiant du matériel américain, ou à leurs imitations, et d'un arrêt massif de ces mêmes publications. Si Crépin est capable de nous dire par exemple que la Commission a adressé 33 mises en demeure et 15 avertissements simples entre le 24 avril 1950 et le 14 juin 1950, il est malheureusement incapable de procéder à un dépouillement statistique qui nous livrerait le pourcentage, dans les publications visées, de strips américains. Cette question, centrale pour Crépin, n'est tout simplement jamais abordée dans les 500 pages de l'ouvrage et cette étude reste à faire ! Si Crépin s'avère incapable de traiter son sujet, c'est parce que, dans l'ordre de ses priorités, il a fait passer l'apologie de la Commission avant les conceptions théoriques de son inspirateur. Crépin est trop occupé à répéter que la Commission n'est pas un organisme de censure, qu'elle n'a jamais empêché aucune publication de paraître, pour avoir le loisir d'examiner contre qui la Commission s'est plus particulièrement acharnée pendant ses premières années d'activité. Cette impasse révèle une fois encore à quel point la notion qui sert à Crépin de fil conducteur est controuvée21.

4. Une notion sans contenu. - La question du choix de ses premières cibles par la Commission reste donc entièrement à traiter. Mais voudrait-on mener cette étude d'après les bases conceptuelles d'Ory et de Crépin, on se heurterait toujours à l'absence de contenu de cette notion de désaméricanisation, absence de contenu que nous signalions en tête de ces pages. En clair, on pourra calculer le pourcentage de strips américains dans les premières charrettes de la Commission, on ne pourra pas calculer le pourcentage de bandes européennes « américanisées », car cette notion se dérobe à l'analyse.

Faisons de façon provisoire et tentative un relevé des premières mises en demeure de la Commission. Qu'y trouve-t-on ? Des héros de strips américains devenus populaires quinze ans plus tôt dans les journaux d'enfants de l'« âge d'or » (Tim Tyler's Luck, King of the Royal Mounted, Mandrake, le Fantôme du Bengale, Jungle Jim, Secret Agent X9, etc.), des superhéros (Captain Marvel), des tarzanides masculins (Targa) et féminins (Sheena, Panthère Blonde), des hercules microcéphales (Dick Fulmine, Jim Taureau), des Indiennes (Gazelle blanche), des séries d'aventures (le corsaire Brik), mettant parfois en scène des enfants (le petit Italien Sciuscia), de la science-fiction (Garth). Il y a donc dans les premières cibles de la Commission des strips ou des comic books américains (Tim Tyler's Luck, King of the Royal Mounted, Mandrake, le Fantôme du Bengale, Jungle Jim, Secret Agent X9, Sheena, Captain Marvel) et des séries européennes (Targa, Panthère blonde, Dick Fulmine, Jim Taureau, Gazelle blanche, Brik, Sciuscia, Garth). En quoi ces séries europénnes sont-elles américanisées ? Selon Pascal Ory (qui, encore une fois, écrivant en 1981, ignore la liste que nous venons de citer), les bandes européennes pourchassées seraient des « démarquages » de bandes américaines. Crépin, qui a, lui, accès à cette liste, parle d'« imitation ». Cette notion est toute intuitive.

• On peut prendre démarquage ou imitation dans un sens étroit. Seraient alors américanisées des publications européennes qui plagieraient le strip américain. Elles sont assez nombreuses dans la presse enfantine d'après-guerre et le lecteur peut constater que notre liste tentative des premières mises en demeure de la Commission en contient deux : le sous-Tarzan français Targa et la sous-Sheena italienne Panthère blonde. Mais on se heurte aussitôt à une impossibilité. Si l'historien de la bande dessinée identifie naturellement au premier regard dans un illustré, un récit complet ou un petit format français un emprunt à Jungle Jim, Flash Gordon, etc., il n'y a aucune possibilité que les censeurs de la Commission déploient une telle érudition. En clair, si les censeurs détestent Targa, c'est parce qu'il s'agit d'un homme de la jungle, nullement parce qu'ils reconnaîtraient au fil des cases des morceaux du Tarzan de Hogarth !

• On peut, à l'inverse, adopter de la notion d'américanisation une conception extensive en notant que tous les dessinateurs européens d'après-guerre se réfèrent peu ou prou au modèle américain, ce dont les intéressés témoignent volontiers. (Cette perception par les censeurs d'une américanisation à 100 % n'a rien d'absurde dans le contexte : pour les plus obtus des adversaires de la BD, par exemple les gens qui écrivent dans l'Humanité, toutes les bandes qui paraissent en France émanent en droite ligne des Etats-Unis, y compris un petit format italien de western ou un strip néerlandais !) Mais on aboutit aussitôt à une nouvelle impasse : 100 % des séries réalistes sont alors américanisées et le choix des cibles, quel qu'il soit, ne peut donc constituer une désaméricanisation !

• On peut enfin adopter une voie moyenne, et faire l'hypothèse que le censeur repère certains codes iconographiques dans la production de dessinateurs français ou italiens, qu'il associe aux mauvais illustrés (mettons : des voitures rugissantes qui ressembleraient à celles de Secret Agent X9 ou de Radio Patrol, des filles caniffiennes ou raymondienne, une jungle esquissée du bout d'un pinceau vénéneux, comme celle du Tarzan de Hogarth, etc.). Mais cette hypothèse est elle-même d'un faible rendement théorique puisque, d'un autre côté, le fait de remplir une publication de Surcoufs, de Robins des bois et autres Fanfans la Tulipe, dessinés dans un style de gravures d'école primaire, n'empêche nullement cette publication de recevoir des mises en demeure et, inversement, que les emprunts iconographiques au strip américain « passent » dès lors qu'ils paraissent dans une revue catholique ou communiste !

• Faut-il alors renoncer à chercher des emprunts ou des ressemblances et se contenter, pour conclure qu'on est devant une bande « américanisée », de rapprochements thématiques dans le sens le plus vague, voire « d'une ambiance », « d'un climat », pour parler comme la Commission ? Dans ce cas, Alain La Foudre (Dick Fulmine) serait américanisé parce qu'il est un « colosse microcéphale », que ses histoires sont violentes, racistes, qu'elles font une place à l'érotisme, etc. Mais on voit immédiatement le vice de raisonnement. Américanisé devient tout simplement synonyme de tout ce qui est blâmable. Dans ces conditions, toute publication attaquée est forcément américanisée. (Par définition, on ne l'a attaquée que parce qu'on la jugeait blâmable !) On est ici devant une simple tautologie.

L'« américanisation par imitation » (ou l'« acculturation », dans la version universitaire du travail de Crépin), censée déclencher les foudres de la Commission, est donc une notion dont le flou confine au non-sens ! On peut seulement constater que, dans une littérature considérée comme nocive dans son intégralité, les censeurs ont repéré des bandes qui leur paraissaient justifier une sanction judiciaire immédiate, et que ces bandes mettent en scène, entre autres, la bande de gamins des rues de Sciuscia, l'indienne Gazelle blanche, le corsaire Brik, la grosse brute Alain La Foudre. Supposer que si ces bandes sont dans la liste des censeurs, c'est qu'elles entretiennent on ne sait quelle proximité avec le strip américain, c'est égarer l'analyse dans des spéculations invérifiables.

En réalité, les notions symétriques d'américanisation et de désaméricanisation cherchent du côté de la stylistique des littératures dessinées ce qu'il faudrait chercher du côté de l'histoire de la censure. La Commission, héritière des groupes de pression qui ont lutté contre les littératures dessinées tout au long du siècle, a conservé sur sa liste tout ce qui, au fil du temps, avait été repéré comme nuisible. Et voici pourquoi on lutte contre les héros du strip américain popularisés en France pendant les années 30, alors même qu'en ces années d'après-guerre ils n'occupent dans la presse enfantine aucune position de prééminence (mais ils étaient dénoncés avant-guerre par les éducateurs laïques, catholiques et communistes), contre les Tarzan (ils offensent les enseignants, les ecclésiastiques et les pères-la-pudeur), contre l'aventure sous toutes ses formes (elle constitue le genre « gangster »), contre le merveilleux et la science-fiction (ils permettent à l'enfant une évasion dans le rêve que ses maîtres lui refusent). Les préoccupations de raciologie et d'eugénisme qui ont obsédé toutes les factions (et pas seulement l'extrême droite !) pendant les années 1920 et 1930 expliquent la dénonciation des hercules microcéphales et des hybrides, tels les animaux parlants des tarzanides. Si les bandes attaquées au premier chef sont des bandes d'aventures, on peut noter que la Commission déplore tout aussi bien le comique loufoque ou farfelu, et cette double doctrine prolonge celle des éducateurs hostiles à la presse Offenstadt : les séries d'aventures sont sanguinolentes et tourneboulantes, les histoires comiques offensent l'honnêteté et le bon goût.

En somme, la Commission a ses lubies, mais pas de doctrine cohérente, et pas d'adversaire unique :

• Elle « évolue entre intimidation et répression à l'encontre de ses têtes de turc », Tarzan et consorts, ce qui, traduit du Crépin, signifie qu'elle entreprend l'élimination méthodique de ses vieux ennemis, les personnages du strip américain d'aventures devenus populaires en France dans les années 1930. Mais ce programme ne sera jamais totalement mené à bien (on trouvera toujours dans un coin d'hebdomadaire des années 1950 un pauvre petit strip américain du genre Don Winslow of the Navy, qui tâche de ne pas trop se faire remarquer) et d'autre part ce programme ne se confond pas avec la suppression dans son ensemble du strip américain (concept qui n'a vraisemblablement aucun sens pour le censeur). Des strips humoristiques comme Bugs Bunny ou le Nancy d'Ernie Bushmiller (en français : Arthur et Zoé) sont le prototype des bandes que la Commission juge anodines et accueille invariablement d'un RAS. Même un strip réaliste a des chances de survivre, s'il a été créé dans les années 1940 ou 1950, parce que le censeur ne l'associera pas forcément aux illustrés de l'« âge d'or ».

• D'un autre côté, on est bien obligé de constater que les cibles de la Commission n'ont parfois aucun rapport, même lointain, avec des bandes américaines. Petit Riquet reporter est à peine une bande dessinée selon la conception de l'historien du genre, puisque l'action procède par récitatifs, le romancier populaire Albert Bonneau étant apparemment incapable de comprendre le mode narratif de la BD. La revue n'en figure pas moins dans les premières charrettes de la Commission (avertissement dès la première séance, mise en demeure dès la troisième).

 

Une « belgisation » de la bande dessinée ?

 

Crépin s'est donc acculé en choisissant pour pivot de sa thèse une notion (la désaméricanisation) qu'il est bien incapable de définir et dont, pour des raisons de doctrine, il se refuse en réalité à examiner la portée éventuelle. Du coup, le prétendu triomphe de la BD belge n'est amené d'aucune façon logique. Il tombe du ciel, et l'auteur procède à cet endroit par simple affirmation. La faiblesse argumentative de Crépin se manifeste dans la construction même de son ouvrage, qui comporte un long hors sujet : une histoire des journaux Spirou et Tintin, faite de seconde main, d'après les ouvrages de Martens, de Dayez, d'une plaquette des éditions Dupuis, de divers travaux universitaires d'inégale valeur.

De plus, cette thèse, telle qu'elle est amenée par Crépin, d'un triomphe de la BD franco-belge entériné par la Commission, révèle une complète absence de perspective historique. Crépin arrive à dépasser dans la simplification le plus vague des ouvrages de grande vulgarisation sur la BD, puisque l'histoire de la bande dessinée publiée en France au 20e siècle se voit réduite à deux lignes : années 1930, arrivée du strip américain dans les revues de l'« âge d'or » ; années 1950, émergence de l'école franco-belge. Et pour comble, cette histoire drastiquement réduite est clairement utilisée dans une intention apologétique. Crépin se place ici du point de vue de l'amateur moyen et cherche à montrer que ce qui est reconnu comme classique a pu s'épanouir dans le nouvel environnement mis en place par la censure. Comme la reconnaissance culturelle de la bande dessinée commence par celle des maîtres belges que furent Hergé, Jacobs, Franquin, Jijé, etc., suivis par l'équipe française de Pilote, il importe de dire que c'est pour eux qu'on a fait place nette. Ce faisant, Crépin suit une fois encore son maître (l'article d'Ory conclut qu'en matière de culture populaire l'invasion américaine n'est pas une fatalité !).

Nous avons dit pourquoi la thèse de la « désaméricanisation » de la BD n'a pas grand sens. Que vaut l'hypothèse de la « belgisation » de la BD ? A cela, on peut répondre très simplement : elle ne vaut rien. Tous les anciens lecteurs et tous les collectionneurs d'illustrés français des années 1950 et 1960 savent que la BD belge n'y occupe aucune position de prééminence. Les illustrés d'après-guerre qui cessèrent de publier du strip américain le remplacèrent par des bandes françaises ou italiennes, par du comic book américain (Aventures et mystères, de la SAGE, devient Roy Rogers) ou par n'importe quoi d'autre. Voici le tirage des principaux journaux de bande dessinée en 1964, c'est-à-dire après dix ans de « belgisation » de la bande dessinée22 :

 

Fillette 80 000

Fripounet et Marisette 227 723

Lisette 210 000

Le journal de Mickey 510 000

Nano-Nanette 106 721

Pilote 175 400

Record 160 000

Spirou 272 913

Tintin 259 653.

 

Un petit format ou un illustré grand format de cette époque est tiré typiquement à 80 ou 100 000 exemplaires (Battler Britton, 107 000, Surboum, 86 500, Pépito petit format, 90 000), avec quelques écarts vers le haut (Akim, 170 000, Rintintin et Rusty, 140 000, Pim Pam Poum Pipo, 110 000) ou vers le bas (Super boy, chez Impéria, 57 000, Zembla, 60 000, Le Fantôme et Mandrake, 60 000). Les petits Français lisent des bandes françaises, anglaises, italiennes, espagnoles, néerlandaises, passablement de bandes américaines (strips et comic books mêlés), en dépit de la fameuse « désaméricanisation », et, au milieu du reste, des bandes belges.

Un deuxième point mérite qu'on s'y arrête. Comme on l'a dit en tête de ces pages, il n'y a pas eu à la Libération de retour en force du strip américain, de second « âge d'or ». Certes, des strips paraissent dans des récits complets qui leur sont dédiés. Mais, dans les journaux pour enfants, les strips américains sont tout à fait minoritaires, les publications étant remplies de bandes françaises ou européennes (un journal comme Donald, rempli de strips américains et qui continue les journaux de l'« âge d'or » est donc l'exception et non la règle). Voici à titre d'exemple le sommaire de l'hebdomadaire Tarzan première série, n° 1 du 19 sept. 1946 :

• Tarzan (de Rex Maxon)

• La chauve-souris (Batman de Bob Kane, signé par Brantonne)

• Flèchauvent reporter (Souriau)

• Guy L'intrépide (texte et dessin de R. Burty)

• Les Misérables de Giffey

Suivront le Buffalo-Bill de Giffey, Salvator de Liquois, Red Ryder, le Robin des bois de Souriau, etc. On voit immédiatement que le strip américain occupe une place des plus modestes, alors même que la revue porte le nom d'un célèbre personnage américain.

Du coup, le double argument de Crépin de la désaméricanisation et de la « belgisation » porte complètement à faux. La Commission n'est pas dans la position de faire disparaître une presse enfantine qui serait restée celle des années 1930 (cette presse a disparu dix ans plus tôt, du fait de la guerre !) ; elle n'est pas non plus dans la position de la remplacer par une meilleure, qui serait la BD belge « classique » (cette BD n'existe pas encore !) : elle est dans la position de faire continuer une presse qui existait déjà, celle de l'occupation, presse remplie de bandes françaises, mettant en scène des héros français.

C'est le propre directeur de thèse de Crépin, Pascal Ory23, qui fait remarquer que le bel illustré communiste Vaillant, premier numéro, n° 31 du 1er juin 1945, fait beaucoup penser à l'illustré nazi Le Téméraire. Ory cite le sommaire du n° 53, du 4 avril 1946 : couverture sur la mystérieuse Île de Paques, comme celle du Téméraire du 15 sept. 1943. Série comique d'E. Gire, auteur de Mic, Patati et Patata dans Le Téméraire. Série réaliste de Liquois, l'auteur de Vers les mondes inconnus dans Le Téméraire, mais qui signe aussi dans Le Mérinos les aventures égrillardes de Zoubinette, l'écervelée zazoue égarée dans un maquis composé de criminels, de juifs et de bolchéviques. Mais en 1945 Liquois a révisé son opinion sur les maquisards et il dessine désormais pour les communistes Fifi gars du maquis. Série comique de Deran, très proche stylistiquement de Vica dans le Téméraire. Parmi les chroniques, celle des « Vaillants et des Vaillantes » (Le Téméraire avait ses « cercles des Téméraires », des espèces de proto-Jeunesses hitlériennes). Et pour couronner, série de science-fiction (progressiste) dessinée par Poïvet dans un style raymondien, Les Pionniers de l'espérance, à la place de la série de science-fiction de Liquois, Vers les mondes inconnus, qui plagiait éhontément Flash Gordon, mais chez qui les extraterrestres verdâtres étaient des juifs.

 

Une BD au-dessus de tout soupçon ?

 

Après la réponse quantitative, venons-en à la réponse qualitative : les censeurs œuvrant à la Commission avaient-ils ou non du goût pour la bande dessinée belge ? La réponse est ici encore négative.

Il faut se garder de projeter sur le censeur des catégories qui n'existent qu'aux yeux des amateurs de BD de la fin du 20e siècle. La catégorie « BD franco-belge » n'a évidemment aucun sens pour les membres de la Commission de surveillance. La BD belge n'est pas moins nocive aux yeux du censeur que le strip américain ou que n'importe quelle autre BD. Dans le début de l'école belge (Lucky Luke, Johan et Pirlouit, etc.), on relève par exemple une décomposition de l'action, éventuellement muette : fuite, course, poursuite, duel, etc., qui est par définition impossible dans le strip américain, où le nombre d'images est réduit. Il n'y a aucun doute que cette narration dynamique par l'image, qui est le fait d'auteurs venus parfois du dessin animé (Morris, Peyo, etc.), ait été tout particulièrement la cible des éducateurs. C'est elle qui est visée par des reproches tels que bagarres, suite d'images incohérentes, etc., dans les rapports publiés de la Commission. Les procès-verbaux sont tout aussi éloquents. La 25e séance, du 16 décembre 1954, rend compte des décision suivantes à propos de deux albums belges (p. 9) : « Le Maître de Roucybœuf (album) : avis défavorable à l'importation. Red Ryder (album) : avis favorable à l'importation. » Johan (encore sans Pirlouit) ne passe pas, alors que le strip de western de Fred Harman passe24. La Commission « regrette que les dispositions de l'article 13... l'obligent à répondre par oui ou par non, sans disposer de la gamme des mesures organisées pour les publications françaises (recommandation, avertissement, mise en demeure) »25. En clair, la Commission déplore de ne pas pouvoir persécuter les éditeurs belges de la même façon qu'elle persécutait les éditeurs français. Il est difficile de voir ici une bienveillance particulière pour les illustrés belges !

Les commissaires auraient-ils été sensibles à la différence entre l'album belge, support noble, et les « petits illustrés » français, ignobles ? Tout au contraire ! La Commission a particulièrement déploré la forme de l'album, parce que l'un de ses chevaux de bataille était la diffusion de BD à dose homéopathique, selon le principe que la bande dessinée était un poison et qu'il fallait diluer ce poison à l'extrême. Il fallait publier un peu de bande dessinée, dans un journal présentant un « contenu varié » (c'est-à-dire publiant tout et n'importe quoi). Une publication ne publiant que de la bande dessinée ou, pire encore, une publication ne publiant qu'une seule histoire dessinée était qualifié de « monolithique » et voué aux gémonies. De ce fait, l'album ne pouvait que susciter l'ire de la Commission, qui fait état des « critiques adressées au procédé de regroupement de bandes dessinées, tolérables isolément mais difficilement admissibles, une fois réunies... On conçoit dès lors [poursuit le rapporteur] que la Commission hésite assez souvent à admettre l'importation sous la forme d'albums de bandes antérieurement acceptées dans certains périodiques étrangers... »26.

La sympathie supposée de la Commission pour la BD belge mériterait donc elle aussi la mention « mythe tenace ». L'argument est démenti par tout ce qu'on sait du travail de la Commission. Crépin succombe ici encore à l'idée que de « bonnes » revues comme Spirou et Tintin auraient désarmé les censeurs. En réalité, ces revues sont appréciées par la classe moyenne, qui les achète à ses enfants (alors qu'elle ne leur achèterait peut-être pas un récit complet ou un petit format) ; il n'en découle nullement qu'elles soient appréciées par la Commission, dont les préventions contre la bande dessinée sont infiniment plus grandes que celles de la petite bourgeoisie du temps.

La thèse de la mansuétude des commissaires se heurte d'ailleurs à deux objections fondamentales. D'abord, le niveau d'une publication est absolument hors sujet pour le censeur. Crépin lui-même, en dépit de toute sa volonté apologétique, n'ose pas prétendre que les commissaires auraient jamais été sensibles à la qualité d'une BD ou au talent d'un auteur. Ensuite, Spirou et Tintin sont des revues étrangères, vis-à-vis desquelles la Commission se montre beaucoup plus sévère que vis-à-vis de publications nationales puisque l'argument économique (un éditeur est aussi une entreprise, qui fait vivre un certain nombre de personnes) ne tient plus. De cela aussi, Crépin est bien obligé de convenir.

Crépin cite à l'appui de sa thèse les récits historiques dans Tintin et Spirou, du style Les Belles histoires de l'Oncle Paul, qui selon lui auraient les faveurs du censeur car ils défendraient les bonnes valeurs (courage, altruisme, respect de l'autre), seraient éducatifs (ils apprendraient l'histoire) et seraient régressifs sur le plan technique, ce qui plairait à la Commission (« Le récit historique apparaît, par certains aspects, en décalage avec la modernité et l'originalité du contenu des deux hebdomadaire. Il est plus proche des images d'Epinal, etc. », p. 420).

Cette prédilection du censeur pour l'Oncle Paul est une pure invention. Son appartenance au genre historique n'a évidemment jamais protégé aucune série contre le censeur (sans quoi tous les éditeurs eussent donné dans ce genre-là !). Le récit historique est foncièrement un récit d'aventures. Les valeurs viriles de Guynemer ou de Mermoz sont strictement celles de Tarzan, de Superman ou de n'importe quel héros de la littérature d'aventures écrite, de Galahad à Allan Quatermain. Quant au « langage » des récits historiques belges, il est bien entendu celui de la BD « moderne » ; il est sans rapport avec l'image d'Epinal.

Les récits historiques belges n'ont donc rencontré aucune indulgence du censeur. Les histoires de l'Oncle Paul ont suscité l'ire de la Commission (qu'on se rapporte à la lettre de Charlier que nous citons plus bas). Stanley et Surcouf terreur des mers, tous deux de Hubinon, ont été interdits à l'importation (23e séance, du 24 juin 1954), ce que Crépin, un tantinet gêné, commente en parlant de « biographies historiques... un genre pourtant prisé par la Commission » (p. 425). Sous la vie d'explorateur, les censeurs ont très bien reconnu la junglerie et cette junglerie ne leur semble ni plus ni moins blâmable que les aventures de Tarzan. Sous la vie de marin, ils ont reconnu le genre « pirate » et les aventures de Surcouf sont alors traitées exactement comme celles du Corsaire manchot.

La thèse d'une mansuétude de la Commission vis-à-vis des revues belges ne résiste donc pas à l'épreuve. Il s'ensuit de nouvelles disparates de l'auteur. Le récit détaillé des ennuis faits à Raymond Leblanc s'achève sur cette mention guillerette : « Le Journal de Tintin et les albums des Editions du Lombard sortent donc indemnes des cinq premières années de travail de la Commission malgré quelques alertes finalement circonscrites » (p. 423). Après avoir chanté sur tous les tons que Spirou était un journal conforme aux vœux des censeurs, Crépin conclut : « Le Journal de Spirou subit une surveillance tout aussi tatillonne que Croquis-Magazine mais sans jamais être sanctionné aussi sévèrement » (p. 425). Et voulant faire valoir que cet examen n'a rien donné, il note que « Sur les cinquante-cinq ouvrages en principe examinés par la Commission de 1950 à février 1955, seulement sept ont été rejetés [c'est-à-dire interdits à l'importation] » (p. 425)27.

Pour montrer que la BD belge n'a rien à craindre, Crépin s'appuie sur une lettre de Jean-Michel Charlier, adressée à Charles Dupuis, en date du 11 fév. 1954, et où le scénariste rend compte à son éditeur de son entrevue avec un M. Barbariche du ministère de l'Information28. Cette lettre mérite d'être examinée en détail.

L'entretien avec Barbariche est qualifié par Charlier d'« extrêmement cordial ». Il « a duré une bonne partie de l'après-midi ». Charlier a fait part des propositions d'amélioration de Spirou élaborées par la rédaction, et il soumet en photocopie les histoires, sur lesquelles M. Barbariche s'est déclaré globalement en accord, tout en exprimant des réserves. Parmi les propositions d'amélioration que soumet Charlier au censeur, pour prouver que les auteurs de Spirou sont entrés dans l'esprit de la loi française :

« 1. Supprimer les onomatopées et les scènes d'horreur et de brutalité trop réalistes, les visages patibulaires. Adoucir le ton général des récits, introduire des héros français et faire disparaître les armes vues en gros plan et en action.

« 2. Terminer, en l'adoucissant très fort, Valhardi, de même que Stanley, et les remplacer respectivement par une histoire de boy scouts, et par Mermoz. M. Barbariche se déclare très satisfait de cette solution, Valhardi lui paraissant particulièrement trop avancé [sic] pour les enfants. »

La suite de la lettre nous apprend que Charlier a proposé aussi : une sélection plus rigoureuse des Oncle Paul, la suppression des allusions politiques dans Buck Danny, la transformation de Kim Devil en simple récit de voyage et la suppression de l'héroïne.

La lettre reprend ensuite la question du marsupilami et nous apprenons que M. Barbariche s'est montré particulièrement sévère au sujet de ce personnage. Mais, pacifié par le zèle évident de Charlier, il mitige sa sévérité, explique qu'il n'a fait qu'exprimer « un avis personnel peut-être un peu trop catégorique ». En conclusion, note Charlier, « Franquin peut continuer à utiliser son personnage, à condition de ne pas en faire l'unique vedette et le seul pivot de son scénario. »

Cette lettre parle d'elle-même, car elle montre les résultats de la « moralisation » sur un éditeur qui a cherché à se mettre en conformité avec la loi. Abêtissement constant, infantilisation, révélée par la suppression de tout personnage féminin, par le remplacement de Valhardi par une bande de scouts (il s'agit évidemment de la Patrouille des castors), vision terne, aseptisée et franchouillarde de l'aventure (Mermoz). Et la méfiance de la fantaisie va jusqu'à la condamnation du personnage du marsupilami, qui, par son étrangeté, son tempérament fantasque, volcanique et capricieux, sa plasticité même, apparaît comme une sorte d'incarnation du médium de la BD, et qui ne pouvait à ce titre que mécontenter les censeurs.

Tout ceci n'est décrit par Crépin qu'à grand renfort d'euphémismes, de sorte qu'il brode et en rajoute encore sur le caractère rassurant de la lettre de Charlier à son éditeur. L'opposition initiale de Barbariche au marsupilami et son revirement deviennent ainsi sous la plume de Crépin : « [Barbariche] admet quelques préventions personnelles rapidement abandonnées sur le Marsupilami, personnage que "Franquin peut continuer sans risque à utiliser..." » Suit le membre de phrase sur « l'unique vedette et le seul pivot ». Crépin fait donc l'impasse sur l'hostilité initiale de Barbariche (qui a dû déclarer dans un premier temps à Charlier que le marsupilami suffirait largement à motiver une interdiction à l'importation du journal de Spirou) et sur le complet revirement du fonctionnaire, qui s'est laissé raisonner par son auteur, et s'est peut-être senti un peu honteux, à la réflexion, de décrire le funny animal de Franquin comme tombant en France sous le coup de la loi pénale !

Ce document est également très révélateur sur le climat qui découle de la loi de 1949. Nous ne nions nullement que M. Barbariche, dans sa citadelle du ministère de l'information, soit bien disposé envers Spirou et les spiroutistes. Qui plus est, ses propos sont retranscrits par un Charlier rassuré, qui rend compte à son éditeur de la mission couronnée de succès. Mais ces propos d'un homme raisonnable, rapportés par un esprit tranquille, révèlent l'ambiance très particulière qui entoure la censure des illustrés en France, celle d'une inquisition perpétuelle, d'un flou permanent, de revirements brutaux et injustifiés (des semonces visant le marsupilami, dont on comprend qu'elles ont été violentes, ne sont à la réflexion qu'un avis personnel), mais aussi d'une atmosphère presque scolaire (il est de bon ton de produire une liste de bonnes résolutions, pour montrer qu'on est entré dans l'esprit de la loi) et d'une étrange affectation de cordialité (il faut montrer qu'on est entre gens de bon sens, travaillant dans un but commun).

Tout ceci reste lettre morte pour Crépin qui conclut comme à son habitude que « les avis de la Commission ont pesé sur les orientations du Journal de Spirou sans toutefois les modifier grandement » (on vient de voir que le sommaire est bouleversé de fond en comble !) et répète que la loi de 1949 aurait contribué à améliorer la BD franco-belge : « les contraintes imposées par la Commission ont même poussé les auteurs à une plus grande inventivité » (p. 430). (On vient de voir, sur l'exemple du marsupilami, à quel point cette inventivité est appréciée !) En somme, la virulente hostilité du censeur français à la bande dessinée aurait tenu lieu de contrainte oulipienne à des auteurs qui eussent sans cela creusé leur ornière sans imagination !

Crépin peut alors faire sa synthèse, en alignant ses conclusions sur celles de son maître et modèle, Pascal Ory : la réussite de la BD belge proviendrait du « complexe esthétique, idéologique belge », c'est-à-dire de la combinaison d'une forme moderne et d'un contenu au-dessus de tout soupçon (p. 430-431). En réalité, comme on vient de le voir, la BD belge n'a été ni plus ni moins attaquée que les autres. Elle a payé un lourd tribut à la censure, par les interdictions à l'importation d'albums, plus ou moins longues, et surtout par l'aspect invisible de la censure, l'obligation d'abêtissement et d'infantilisation, dont les auteurs belges et les historiens du médium ont donné de nombreux et pittoresques exemples (gouachage des armes à feu, suppression de scènes de « torture » humoristiques, etc.).

 

La question de la mansuétude : une Commission partagée ?

 

Venons en à la question de la prétendue mansuétude de la Commission. Il convient de noter d'abord que la Commission elle-même a été la première à promouvoir la thèse selon laquelle elle était animée par un extrême souci de modération. Ses comptes rendus publiés s'en font complaisamment l'écho. « La Commission a continué à exercer son contrôle dans un esprit de modération, n'envisageant de poursuites judiciaires que dans les cas où elle se heurtait à l'opiniâtreté d'éditeurs réfractaires et incompréhensifs. » Et, à propos des publications étrangères : « Dans ce domaine de l'article 13 également, la Commission s'est efforcée de faire preuve d'un esprit libéral, afin de concilier la protection de la moralité enfantine et l'intérêt d'ouvrir le marché national aux publications étrangères. » (Compte rendu des travaux, 1955, p. 6 et p. 12.) « La Commission a continué à appliquer une politique de persuasion et de conciliation, faisant essentiellement appel à la bonne volonté des éditeurs. » « Fidèle à la politique de persuasion, grâce à laquelle l'application de l'article 2 a procuré les résultats précités... » (Compte rendu des travaux, 1958, p. 7 et p. 11.)

Dans le compte rendu que fait Crépin des activités de la Commission, sa prose va donc jusqu'au mimétisme. « [La commission] a bien plutôt mené une campagne de moralisation dans un esprit de modération et de prudence qui n'a pas nui à l'épanouissement de la plupart des éditeurs... » (p. 302) « Les commissaires adoptent donc des sanctions progressives à vocation avant tout dissuasives, afin d'amener les éditeurs à l'autocensure. » (p. 332) « Ligne de conduite modérée, entre intimidation et répression », « habilement imposée par les magistrats » et destinée à « responsabiliser les éditeurs » ou à les amener « à l'autocensure » : ces formules sont répétées par Crépin d'article en article de façon quasi incantatoires. Elles ouvrent et ferment des développements plus ou moins compréhensibles où se mêlent, sur la base des procès-verbaux dactylographiés de la Commission, statistiques sur le nombre de publications ayant fait l'objet de mises en demeure et paraphrase des avis des commissaires.

Cette thèse de la mansuétude n'est pourtant étayée, chez Crépin, par rien d'autre que des déclarations d'intention, tel un long extrait de l'intervention du garde des Sceaux, René Mayer, au cours de la séance inaugurale du 2 mars 1950, qui insiste sur le côté profondément respectueux des libertés publiques de la loi de 1949 (!). Crépin multiplie les allusions au fait que le garde des Sceaux appelle la Commission à une certaine retenue (« [La Commission] est dirigée de main de maître par des magistrats guidés par l'esprit de modération insufflé par le garde des Sceaux », p. 433), mais il oublie de replacer cet appel à la retenue dans son contexte : les groupes de pression viennent de faire passer dans une atmosphère de très grande passion la loi tant désirée contre la BD et René Mayer souhaite seulement qu'on ne fasse pas disparaître la presse enfantine commerciale, c'est-à-dire les illustrés non confessionnels. (« Je suis sûr que vous vous attacherez à ne pas créer des conditions telles que ne puisse vivre une presse enfantine indépendante de toute considération politique ou confessionnelle. La disparition de cette presse aurait pour conséquence d'entraîner les jeunes à la lecture de la presse périodique ou hebdomadaire s'adressant aux adultes, ce qui n'est pas le but de la loi et marquerait un échec partiel de la réforme. ») Le garde des Sceaux René Mayer n'avait rien d'un imaginatif ou d'un délirant ! S'il exprimait la crainte qu'on fît disparaître la presse de bande dessinée non-confessionnelle, c'est parce qu'il savait pertinemment que la Commission était remplie de militants du combat contre les littératures dessinées, qui avaient la ferme intention de liquider cette littérature, en laissant subsister seulement leurs propres publications, c'est-à-dire la presse enfantine catholique et communiste. Autrement dit, René Mayer voyait parfaitement clair et avait parfaitement compris quel jeu jouaient les membres de la Commission. En interprétant le discours du garde des Sceaux comme une preuve surabondante que tout ce qui entourait le travail de la Commission baignait dans la « mansuétude » et la « modération », Crépin retourne complètement le sens de son intervention.

Revient à l'appui de la thèse de la mansuétude la question des obédiences si longuement détaillée dans le commencement de l'ouvrage. Une Commission qui représente des intérêts si divergents (ceux des éditeurs, des dessinateurs, des éducateurs, etc.) et des couleurs idéologiques si contrastées (les catholiques, les communistes, les laïques, etc.) ne peut à l'évidence prendre des positions très tranchées, faute d'un consensus29. Crépin note de plus l'influence lénifiante de certains groupes : « Les chrétiens pèsent d'un poids considérable au sein de cette assemblée. Ils continuent, auprès des magistrats, meneurs de jeu, à privilégier la persuasion à la répression dans la définition des méthodes de la Commission. Des sanctions progressives sont ainsi adoptées et constituent un arsenal à la fois dissuasif et moralisateur, parfois accompagné d'une dimension protectionniste. Malgré une grande diversité d'intérêts, les commissaires élaborent une doctrine qui apparaît tout autant humaniste que moralisatrice. Les magistrats placés à la tête de l'assemblée sont parvenus, non sans habileté, à convaincre les autres membres de l'appliquer avec une grande modération. » (p. 345)

L'argument de la diversité de la Commission et de la mise au point d'une doctrine commune toute pétrie de modération est des plus fragiles, car communistes, catholiques, professionnels de la pudeur ont non la même idéologie, mais la même optique : seul ce qui est éducatif convient à l'enfant ; tout ce qui est amusant est mauvais. La BD, considérée comme pur divertissement, est mauvaise ; elle devient tolérable, dans le meilleur des cas, grâce à l'action de la Commission. La diversité des familles idéologiques n'empêcha donc nullement les censeurs d'élaborer une doctrine radicale, par la réunion de leurs arguments les plus extrémistes. Donnons un seul exemple. La qualité d'« illustrés de gangsters » décernée avant-guerre par les ecclésiastiques à tous les illustrés commerciaux, tous genres confondus, explique que, dans les analyses de la Commission, le genre policier soit censé chapeauter les autres ! Et, dans la loi de 1949 elle-même, le banditisme vient, de façon caractéristique, en tête de la liste des éléments « démoralisants » de l'article 2 (« ... présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, etc. »).

Crépin procède donc, ici encore, par affirmations successives : l'idée que la Commission était monolithique appartiendrait aux « mythes tenaces » ; la diversité idéologique de ses membres empêcherait tout consensus ; dans ce contexte, ce seraient les modérés qui auraient triomphé, entraînant les autres dans une application de la loi toute empreinte de douceur et de bénignité ! Tout cela est très joli, mais n'explique guère que les membres de la Commission aient réclamé, séance après séance, l'arrêt de Pépito (à cause du Cavalier inconnu) ou de Bugs Bunny (à cause de L'Œil de Zoltec), ni qu'on ait exigé l'interdiction de Coin-Coin, Zéphyr et Cabriole, des éditions Artima, contenant des bandes de Bottaro destinées à des enfants de 8 ans !

Il faut se demander en second lieu ce que cache la formule de Crépin d'une évolution de la Commission « entre intimidation et répression ». Crépin trouve, ici encore, une façon de noyer le poisson. Qu'est-ce que la « répression » selon Crépin ? C'est le fait pour les commissaires de demander au garde des Sceaux l'ouverture immédiate d'une information judiciaire contre une publication. Faute de cette demande d'ouverture, on n'est plus pour Crépin dans la répression. On est dans l'« intimidation », ou bien on évolue « entre intimidation et répression ». Un sursis à statuer sur une publication (la Commission attend encore les améliorations promises par les éditeurs avant de transmettre le dossier au ministère de la Justice) suffit donc, dans la conception de Crépin, pour qu'on quitte le terrain de la répression. A fortiori, si au lieu d'une mise en demeure la Commission émet un avertissement simple, voire une recommandation, Crépin parlera d'« appel à l'autocensure », de « recours à la persuasion », et il est rare qu'il n'ajoute pas « dans un esprit de modération ». Crépin arrive de cette façon à consacrer des articles ou des chapitres d'ouvrage entiers à la thèse selon laquelle la Commission, renonçant progressivement à la répression, met au point une stratégie toute pétrie de modération... en escamotant le fait fondamental que ladite Commission s'était donnée pour tâche « l'amélioration des publications enfantines », c'est-à-dire, en langage clair, l'éradication de la bande dessinée en France !

Crépin peut alors opposer les dirigeants de mouvements de jeunes (Raoul Dubois, Geneviève Flusin), et les associations de père-la-pudeur (le Cartel d'action morale) aux magistrats professionnels (Chadefaux, Potier, Cotxet de Andreis), et faire de ces derniers des parangons de vertu et de modération, face aux premiers, qui, à la réflexion, se montrent quelques fois un peu « rigoristes ». En réalité, les magistrats constatent qu'il ne suffit pas de noter dans les termes les plus vagues les griefs qu'on a contre tels illustrés (puisque c'est en cela que consiste concrètement le travail des commissaires) pour que ces illustrés contreviennent ipso facto à l'article 2 de la loi de 1949. Ce faisant, les magistrats ne se montrent ni modérés ni extrémistes : ils font leur métier, tout simplement ! Inversement, les adversaires de la BD qui peuplent la Commission ont une conception assez particulière et du droit et de l'organisation judiciaire, puisqu'ils sont convaincus, au moins initialement, qu'ils n'ont qu'à dresser la liste des illustrés qu'ils n'aiment pas et qu'ils auront le plaisir de voir au bout de quelques mois les éditeurs de ces illustrés entre deux gendarmes, sur les bancs d'un tribunal correctionnel !

La fameuse « mansuétude » de la Commission apparaît donc davantage le fruit des circonstances que l'expression d'un prétendu « humanisme » des commissaires. Le premier soin de la Commission, une fois en place, fut d'élaborer la liste des publications qu'elle entendait faire traduire devant les tribunaux répressifs ! Le fait que le garde des Sceaux refusa d'engager des poursuites, sauf dans l'unique cas de Chott, suffit à établir l'extrémisme et la virulence des commissaires. Encore une fois, il n'y avait pas de chance raisonnable, dans un Etat de droit, de faire condamner les éditeurs par les juges du fond au titre de l'article 2 de la loi de 49, dont la Commission faisait une interprétation tellement extensive qu'elle frisait le non-sens. A l'enthousiasme initial succédèrent colère, abattement et rancœur quand les censeurs découvrirent qu'ils ne feraient pas condamner les éditeurs de la presse enfantine au seul motif qu'ils publiaient de la bande dessinée.

Il est exact que la Commission usa libéralement de la mise en demeure et de l'avertissement dans ses premières années d'activité pour se borner ensuite à des recommandations, mais cette évolution doit être mise en relation d'une part avec le fait que la Commission aurait perdu tout crédit, et donc tout pouvoir, si un juge du fond avait refusé de condamner un éditeur (l'affaire Chott avait donc constitué un avertissement pour les commissaires autant que pour les éditeurs !) et d'autre part avec le fait que le système de l'intimidation fonctionnait parfaitement. Les censeurs se passaient fort bien du juge judiciaire, puisqu'ils étaient eux-mêmes devenus l'instance suprême et qu'ils inspiraient aux éditeurs une frousse salutaire. La progressive disparition des avertissements simples et des mises en demeure au profit des recommandations, loin d'indiquer une mansuétude plus grande de la Commission, traduit donc en réalité son émergence en tant que pouvoir autonome, indépendant de l'appareil judiciaire. Les textes publiés de la Commission sont sans ambiguïté sur ce point.

« Il convient de souligner que cette recommandation est conçue d'une manière sensiblement plus large qu'auparavant et se trouve désormais susceptible de multiples degrés, allant du simple conseil, sur un point de détail, jusqu'à l'invitation impérative à avoir à modifier profondément le contenu de telle publication, jugée très critiquable. Cette dernière solution se rapproche de l'avertissement, mais y ajoute l'intérêt d'un contact avec le secrétariat, au cours d'un entretien qui permet d'exprimer la position de la Commission avec plus de nuances et de détails que dans la lettre antérieurement employée. Au demeurant l'avertissement ou la mise en demeure ne sont pas abandonnés... » (Compte rendu des travaux..., 1958, p. 10-11)

En résumé, Crépin restreint arbitrairement le champ de ce qu'il appelle la « répression », en l'assimilant à la seule demande d'ouverture d'une information judiciaire adressée au garde des Sceaux. Dans tous les autres cas, la Commission est présumée agir « entre intimidation et répression », y compris lorsqu'elle « sursoit à statuer » en exigeant en échange que l'éditeur retire tous les exemplaires de la publication incriminée des kiosques et pilonne les invendus ! Y compris lorsque, par ses menaces, elle amène un éditeur à interrompre une revue !Toutes les menées de la Commission, hors la transmission du dossier au garde des Sceaux, sont saluées par les euphémismes habituels de Crépin, « modération et prudence qui n'a pas nui à l'épanouissement de la plupart des éditeurs... », « sanctions progressives à vocation avant tout dissuasives », « ligne de conduite modérée, entre intimidation et répression », « amenant les éditeurs à l'autocensure ».

La thèse de la modération de la Commission ne vaut donc strictement rien ! Les censeurs s'avérèrent incapables, à leur grand regret, de faire appliquer une loi votée dans un climat hallucinatoire et qui réprimait un délit imaginaire. Mais, simultanément, la Commission mit au point son arme favorite, l'intimidation, et l'utilisa jusqu'à faire régner une véritable terreur dans le petit monde de la BD. Ce point apparaît on ne peut plus clairement à la lecture des procès-verbaux dactylographiés des réunions de la Commission. Crépin se montre ici quelque peu gêné aux entournures. Un passage (p. 339) où notre auteur admet qu'on s'écarte de tout cadre juridique au profit d'une interprétation floue et de décisions d'opportunité, est ponctué par le rituel : « dans un esprit de modération ». Il n'y a naturellement plus d'esprit de modération dans un tel contexte !

Un juriste serait peut-être tenté de noter qu'il n'y a rien dans l'organisation de la Commission de surveillance qui viole les libertés publiques. Les systèmes mis en place par l'article 2 et par l'article 14 sont parallèles. Les arrêtés d'interdiction du ministre de l'intérieur pris au titre de l'article 14 contre des publications pour adultes sont des actes administratifs susceptibles de voies de recours devant le juge administratif. Symétriquement, il appartient au juge judiciaire d'appliquer l'article 2, dans le cas de poursuites contre une publication pour la jeunesse, en mettant en balance le respect des libertés publiques et le souci de protection de l'enfance. Mais, dès que l'on se passe de l'intervention du juge judiciaire (et on s'en est passé systématiquement, sauf dans l'unique cas de Chott !), cette égalité entre les deux dispositifs disparaît. La Commission est en réalité un pouvoir bureaucratique - pouvoir discrétionnaire (la Commission prend des décisions d'opportunité), exercé sans contrôle (elle n'est tenue à aucune règle, ses décisions ne sont susceptibles d'aucun recours) et qui n'a pas à justifier ses positions (elle travaille en secret et les procès-verbaux de ses réunions ne sont pas communicables, la liste des publications attaquées n'est pas rendue publique).

Pour finir, la thèse de la prétendue mansuétude de la Commission tient d'autant moins que la Commission a semble-t-il souffert du syndrome du groupthink, défini par le théoricien des organisations Irving Janis, et qui se caractérise par :

• l'illusion de la rationalité et du bon droit (la Commission prétendait régenter l'ensemble de la presse enfantine ; sa conviction de détenir la vérité apparaît avec évidence dans la phraséologie pseudo-scientifique terriblement confuse et prétentieuse des Comptes rendus publiés ; la certitude de la noblesse de sa mission la conduisit à traiter des jugements qui étaient en réalité d'ordre esthétique comme des jugements moraux),

• l'illusion d'invulnérabilité (la Commission évalua mal les risques d'un procès pénal contre Chott),

• une perception caricaturale de l'opposition (les éditeurs et les auteurs de BD étaient considérés au mieux comme des sales gosses, au pire comme des criminels),

• l'illusion de l'unanimité (l'intervention d'un dessinateur favorable à l'hebdomadaire Tarzan n'est pas mentionnée au procès-verbal de la réunion), le recours à des pressions directes sur les opposants (les éditeurs siégeant à la Commission qui maintiennent que la presse enfantine doit être sainement distrayante sont réduits au silence) et la protection des dirigeants par une police de la pensée (la surenchère d'un Raoul Dubois, qui rêve sporadiquement de l'interdiction de la moitié de la presse et de l'édition française, est réinterprétée au fur et à mesure par ses pairs comme une position prudente et mesurée).

Pourquoi Crépin s'obstine-t-il à parler de la mansuétude de la Commission, en décalquant la phraséologie des documents publics de l'institution, alors que les rapports dactylographiés ouverts aujourd'hui au chercheur constituent une preuve accablante de la sévérité des censeurs ? Il semble que notre auteur ait été particulièrement sensible à l'atmosphère quasi scolaire qui régnait au sein de l'organe et qu'il ait cherché à opposer cette ambiance à la description qui a pu avoir cours dans le fandom d'une sorte de tribunal d'inquisition laissant tomber des sentences sans appel. La Commission administre bons points et blâmes et donne volontiers dans le ton « sévère mais juste » : « Audax : état stationnaire... Petit Shériff : nette amélioration... Nat, Sciuscia, Kid Oklahoma : convocation de l'éditeur au secrétariat. » (22e séance, du 1er avril 1954). Mais, encore une fois, il ne faut pas se tromper sur la portée de ce recours à la « persuasion ». Aucune bande dessinée ne trouve grâce aux yeux des censeurs. Dans le meilleur des cas, une bande dessinée est tolérable, c'est-à-dire non nocive, ce qui se traduit par la mention RAS (« rien à signaler ») dans les rapports. Il n'est pas rare que les commissaires soulagent leur cœur en soulignant l'imbécilité d'une publication à laquelle ils n'ont rien à reprocher. « Mlle Klipffel n'a rien à signaler sur la publication Bob et Bobette si ce n'est son ineptie » (21e séance, du 4 février 1954).

 

Un complot des dessinateurs ?

 

Le souci apologétique de Crépin ne se dément pas dans son examen du travail de la Commission. Crépin est dans son rôle d'historien quand il pèse la valeur historique du témoignage de tel auteur ou de tel éditeur, mais il l'outrepasse perpétuellement en tâchant de présenter les censeurs comme des parangons de vertu alors que les professionnels de la BD ne sont pas bien propres. Les éditeurs sont souvent manipulateurs. Les auteurs déforment plus ou moins sciemment la vérité historique, dans l'intention de se faire plaindre, peut-être dans l'intention de nuire. « La mauvaise foi de Cino Del Duca est totale » quand il assure à la Commission que les Editions mondiales n'ont pas la possibilité de modifier les aventures de Tarzan (p. 365, n. 67). « Jean-Michel Charlier aurait été au moment de la publication de Ciel de Corée et d'Avions sans pilotes, convoqué et sermonné toutes les semaines et aurait reçu la consigne de "modifier complètement [son] scénario [dans les trois semaines] sous peine de faire interdire le journal" » écrit Crépin, empruntant à une interview de l'intéressé dans Les Cahiers de la bande dessinée. Et Crépin de noter que « la réalité est assez différente des souvenirs racontés par Jean-Michel Charlier » car le scénariste aurait trouvé en Alfred Barbariche un véritable allié au service de l'Information. (p. 428) Jacobs affabule les attaques contre La Marque jaune. Quant à l'anecdote célèbre de la lettre de protestation d'un ecclésiastique directeur d'établissement scolaire contre les jambes nues d'une ballerine sur la couverture de Life, que lit Septimus dans le train (pl. 18 de La Marque jaune), Crépin en pense ceci : « Cette anecdote nous semble plus tenir de la légende que de la réalité de reproches adressés à la rédaction, une légende complaisamment entretenue par Jacobs lui-même. » (p. 421)

Crépin va jusqu'à écrire :

« Dans les mémoires de presque tous les dessinateurs et éditeurs de presse enfantine illustrée, la commission de contrôle et de surveillance [sic pour la Commission de surveillance et de contrôle] des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence, instituée par la loi du 16 juillet 1949, a laissé le souvenir d'une institution tatillonne, toute-puissante et obscurantiste, uniquement soucieuse d'un ordre moral étriqué. Cette légende noire a été favorisée par le secret des délibérations de la Commission, etc. » (p. 301)

On est ici aux frontières de l'absurde. Si les dessinateurs et les éditeurs ont gardé de mauvais souvenirs de la Commission, c'est bien parce que celle-ci leur a mené la vie dure et qu'elle a prétendu leur dicter le contenu de leurs publications. On peut faire la preuve que la mémoire de Charlier ou de Jacobs les trompe parfois. On peut démontrer que les auteurs comprennent mal le fonctionnement de la Commission, qui opérait délibérément dans le cadre d'une extrême opacité juridique. Mais on ne peut rejeter le fait lui-même que les auteurs aient subi les tracasseries incessantes de cette Commission. En disqualifiant le témoignage unanime des professionnels de la bande dessinée de l'époque étudiée, Crépin arrive au paradoxe.

Sur cette question du témoignage des auteurs, Crépin nous présente, une fois de plus, un modèle de mauvaise science. Il est évident qu'un propos ou un souvenir de dessinateur n'est pas parole d'évangile, et l'historien de métier aura beau jeu de montrer la naïveté ou le manque de sophistication de tel historien populaire prenant pour argent comptant les propos de son auteur. Cependant, adopter comme le fait Crépin le postulat inverse, celui d'une affabulation systématique des créateurs, révèle une curieuse conception du travail de l'historien. Et on est en droit de demander depuis quand le témoignage humain (passé au crible d'une critique scientifique) ne ferait plus partie des sources de la science historique !

Conservons l'exemple de Jacobs et des difficultés que rencontre La Marque jaune, voyons ce qu'en fait Crépin, et voyons ce qu'on pourrait en faire.

Jacobs écrit ceci dans Un opéra de papier, les mémoires de Blake et Mortimer, Gallimard, 1981 (p. 131-2) :

« Je crois pouvoir affirmer sans forfanterie que La Marque jaune rencontra d'emblée un très vif succès, et pourtant il s'en est fallu de peu que l'histoire fût interrompue par la censure. Pas l'officielle, mais une curieuse improbation, faite d'un ensemble de préjugés, de tabous et d'obscurs complexes, qui sévissait tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du journal. Son occulte et tatillonne vigilance me poursuivit tout au long de mon travail, à propos de l"épouvante et de l'atmosphère morbide qui se dégagaient de cette histoire", fin de citation. La fin (c'est-à-dire les planches des pages 61 à 67) fut terminée en catastrophe. La séquence de l'autocritique de Vernay, Calvin et Mac Comber [sic pour Macomber], provoqua un véritable scandale ! Il paraîtrait même que l'éditeur parisien [NB : Georges Dargaud] aurait dit à ce moment que "... si l'histoire n'en était pas à six planches de la fin, elle serait stoppée...". Dès le début d'ailleurs, il y avait eu des accrochages, ainsi qu'en témoigne cette bouffonerie au sujet de la vignette 8 de la page 20 [NB : correspondant à la pl. 18], où l'on voit ce bon Septimus installé dans son compartiment, un magazine à la main. Ce magazine (disparu depuis) était le très respectacle Illustrated, que je prenais chaque semaine pour ma documentation anglaise. Le hasard voulut que, la semaine où je dessinais cette planche, la couverture de l'Illustrated annonçât le départ en tournée du ballet de "Covent Garden". Ce départ était illustré par la photographie d'une ballerine assise sur un panier de costumes (je tiens à préciser que dans mon dessin, ledit magazine faisait exactement 2,5 cm X 1,5 cm). Lorsque les premières épreuves sortirent de presse, il n'y eut qu'un cri : "Jacobs est un cochon !" Complètement affolée, la rédaction fit immédiatement tramer les jambes de l'infortunée danseuse. Ce fut pire encore ! Enfin, en désespoir de cause, on fit tramer le tout !... Il paraît qu'à Paris, un bon père, directeur de lycée, aurait proclamé à cette occasion que si un dessin aussi indécent reparaissait dans Tintin, il en interdirait la lecture dans son établissement. »

Les éléments qu'apporte Jacobs dans Un Opéra de papier sur les réactions hostiles à La Marque jaune, à l'intérieur et en dehors du journal de Tintin, ne sont rapportés par Crépin qu'au conditionnel (Jacobs « aurait été contraint de finir ses planches en catastrophe », « Georges Dargaud aurait fort peu goûté la séance d'autocritique de Vernay, Calvin et Mac Comber [sic] et affirmé qu'il aurait stoppé l'histoire si elle n'en avait pas été à six planches de la fin »). Et Crépin finit, comme on l'a vu, sur l'anecdote de la lettre de l'ecclésiastique protestant contre les jambes de la ballerine, qu'il qualifie de légende. Comme Crépin fait par ailleurs l'hypothèse qu'une recommandation de la Commission adressée à l'hebdomadaire Tintin, ainsi qu'une convocation au secrétariat, toutes deux au cours de l'année 1954, sont dues à la publication de La Marque jaune, notre auteur adopte finalement la position suivante :

« Il est, en revanche, probable que l'atmosphère angoissante qui règne du début à la fin de La Marque jaune a déplu aux commissaires et provoqué cette recommandation suivie d'observations à l'éditeur. Sans doute Georges Dargaud en a-t-il conçu, sur le moment, de l'inquiétude, et a-t-il tout simplement tempêté contre Jacobs. » (p. 421)

On retrouve donc les procédés habituels de Crépin. D'un côté, ce que notre auteur aimerait faire passer pour une prudence de savant (le chercheur ne pouvant évidemment, à l'instar du fan de Jacobs, gober sans esprit critique les déclarations du grand dessinateur belge), mais qui est en réalité une attitude de doute systématique : les déclarations d'un dessinateur ne peuvent, selon Crépin, être que mensongères ; il ne s'agit pas de chercher la part de vérité qu'elles contiennent, il s'agit de les réfuter en bloc. De l'autre côté, une complète affabulation. Crépin, sans fournir, et pour cause, aucune archive à l'appui de ses déclarations, est capable de nous dire : 1. que les Commissaires ont un véritable prédilection pour Le Journal de Tintin (« Le Journal de Tintin est hautement apprécié par les commissaires pour sa haute tenue morale, ses qualités graphiques et ses efforts éducatifs », p. 421), 2. que Jacobs exagère et invente, 3. que les réactions d'hostilité à l'intérieur du journal n'ont jamais existé et n'ont donc pas pu croître, 4. que personne n'a jamais parlé d'interrompre l'histoire, 5. que Georges Dargaud a poussé un unique coup de gueule parce que son auteur était cause de scandale, ce que Jacobs, susceptible comme tous les artistes, a exagéré hors de toute proportion et qui devient dans ses interviews et ses mémoires une véritable persécution.

Entre les deux procédés, celui du doute systématique et celui de l'affabulation, un pont, qui est une référence aux procès-verbaux dactylographiés des séances de la Commission, que Crépin est allé consulter au Centre des archives contemporaines de Fontainebleau, référence destinée à attester la qualité d'historien de l'auteur et le caractère scientifique de son travail. Il se trouve que les fameux procès-verbaux ne font aucune mention de La Marque jaune. On trouve seulement, dans la séance du 18 décembre 1956 à la rubrique journal Tintin, la mention : "Publicité pour un album intitulé La Marque Jaune, qui a fait l'objet de certaines réserves de la part de la Commission." Il n'y a rien dans les PV en 1953 concernant le Journal de Tintin. En 1954, les PV indiquent seulement pour l'hebdomadaire, et sans en préciser le motif, une "recommandation" (séance du 4 février 1954), un "sursis à statuer" (séance du 1er avril 1954) et enfin la "convocation de l'éditeur au secrétariat pour observations" 28 octobre 1954. Crépin, faute de mention explicite de La Marque jaune, supplée donc cette mention : la seule chose qui pouvait effaroucher les commissaires dans le Tintin de 1953 et 1954 était La Marque jaune ! (« Leurs motifs ne sont pas indiqués dans les procès-verbaux de ces deux séances. Elles sont sans doute liées à la publication de La Marque jaune.... », p. 421). [NB : Crépin parle de deux séances parce qu'il n'a pas vu ou n'a pas voulu mentionner le "sursis à statuer" du 1er avril 1954.]

Ayant invoqué les procès-verbaux, Crépin peut produire sa fabulation, à grand renfort de « sans doute » et de « il est probable » : « Il est, en revanche, probable que l'atmosphère angoissante qui règne du début à la fin de La Marque jaune a déplu aux commissaires... » « Sans doute Georges Dargaud en a-t-il conçu, sur le moment, de l'inquiétude... »

Ces affabulations de Crépin sont entièrement dictées par son souci apologétique. On sait donc d'avance comment Crépin va récrire l'anecdote qu'il prétend corriger. Crépin part du postulat que la Commission n'a jamais empêché la bonne BD. Plus fort encore : il prétend que la Commission aurait favorisé la BD belge classique. Or Crépin sait parfaitement que La Marque jaune est, aux yeux des amateurs de BD, pratiquement devenue le symbole de l'école belge. Il est donc très fâcheux du point de vue de Crépin que La Marque jaune ait eu des ennuis, puisque cela vient contredire la thèse de la prédilection de la Commission pour la BD belge. Par conséquent, Crépin va minimiser l'hostilité qu'a pu susciter le récit dessiné de Jacobs. Il ne saurait être question, chez les commissaires, d'une opposition bien vive. En tout état de cause, cette opposition n'a certainement pas pu impressionner les éditeurs de l'hebdomadaire au point qu'ils contrecarrassent Jacobs dans la réalisation de ce qui est aujourd'hui unanimement reconnu comme son chef-d'œuvre. Toute l'affaire est donc ramenée par Crépin, sans l'ombre d'une preuve, à un unique mouvement d'humeur de Georges Dargaud.

Malheureusement, on nage ici en pleine contradiction. Car enfin il faut se décider ! Si l'on fait l'hypothèse (hypothèse parfaitement admissible) que la publication de La Marque jaune en feuilleton dans Tintin motive recommandation et convocation de l'éditeur, cela signifie que la Commission a émis des réserves (la phrase que cite Jacobs : "l'épouvante et l'atmosphère morbide qui se dégag[ai]ent de cette histoire", ressemble beaucoup à la phraséologie de la Commission) et qu'elle a exercé des pressions sur l'éditeur. Comme il n'y a aucune espérance qu'on puisse changer en cours de route l'orientation d'un récit basé sur le merveilleux scientifique, la Commission a demandé, dans cette hypothèse, qu'on interrompe le récit le plus rapidement possible. Les déclarations de Jacobs, aussi flous et déformés qu'en puissent être les détails, sont alors correctes au moins dans leur généralité : Jacobs a travaillé dans une atmosphère d'hostilité, à l'intérieur et à l'extérieur du journal, la menace a plané qu'il doive interrompre son histoire ! On ne peut pas à la fois faire l'hypothèse d'une hostilité de la Commission à La Marque jaune et déclarer que l'auteur exagère quand il fait état des réprimandes et des pressions qu'il a subies.

Voyons à présent ce qu'un historien prudent pourrait faire du témoignage de Jacobs sur les conditions de réalisation de La Marque jaune, à condition que cet historien ne soit pas absurdement prévenu contre les dessinateurs et en faveur du censeur.

C'est à nouveau Jacobs qui parle :

« Les difficultés rencontrées ? Il y en a eu, mais pas tout de suite. Le démarrage de la Marque jaune fut foudroyant. Succès complet. Tout marche bien jusqu'à la page 51, c'est-à-dire jusqu'à la séquence des personnages conditionnés. Dès lors, on critique ma violence, mon sadisme, etc. Le scandale fut à son comble avec la désintégration de Septimus (pourtant fort anodine du point de vue graphique). Toute la fin fut terminée dans une atmosphère de désapprobation, je ne dus mon salut qu'à la proximité du mot FIN. » (Entretien avec Claude Le Gallo, Phénix, n° 15, 1970)

Cédons à présent la parole à Benoît Peeters :

« Les choses ne tardent pas à s'envenimer [NB : entre Hergé et Jacobs]. En 1953, Hergé fait exécuter une série de modifications dans la couverture de Tintin annonçant la Marque jaune. En ces temps où la loi française de juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse impose une censure draconienne et souvent absurde, Hergé considère comme beaucoup trop impressionnant l'énorme monstre noir qui surplombe les personnages ; il fait aussi supprimer le revolver que tient Blake. Apparemment, Hergé agit sans prévenir Jacobs. Pis : ce dernier retrouve son original découpé et dénaturé. Fou de rage, il refuse cinq années durant de dessiner une autre couverture pour l'hebdomadaire. » (B. Peeters, Hergé fils de Tintin, Flammarion, 2002. Les documents décrits sont reproduits dans Claude Le Gallo, Le Monde d'Edgar P. Jacobs, Le Lombard, 1984 p. 84 et p. 48.)

Considérons ces documents avec la plus extrême circonspection. Nous tiendrons toujours ceci : 1. Il y a eu autocensure de l'éditeur pour une couverture de l'hebdomadaire Tintin annonçant la Marque jaune, et cette autocensure correspondait aux injonctions de la Commission de surveillance (disparition du revolver de Blake, qui se retrouve donc avec le caractéristique poing fermé ne tenant rien, disparition d'une image « traumatisante », en l'espèce le grand ectoplasme noir). Ce point est attesté par des archives. 2. Jacobs, après l'enthousiasme initial, rencontra une désapprobation croissante, qui culmina lorsque son histoire se rattacha clairement au roman scientifique, avec savant fou, lavage de cerveau, télécéphaloscope et désintégrateur, et il se trouve que le « genre science-fiction » était dénoncé avec virulence par la Commission. La mention par Jacobs de la désintégration de Septimus, « anodine du point de vue graphique », est particulièrement éclairante, car elle situe précisément l'affaire sur le terrain de la Commission. Le cheval de bataille de la Commission est le caractère traumatisant de l'image. La Commission ne dit pas : « Nous n'aimons pas la science-fiction » (alors qu'elle la pourchasse effectivement partout où elle la trouve !) ; elle dit : « Les images de robots, de monstres, de lasers, etc. sont traumatisantes, cauchemardesques, hideuses, horribles, susceptibles de provoquer un sentiment d'épouvante, etc. »

Voudrait-on s'inscrire en faux contre ces deux éléments, autocensure de la direction du journal, appliquant les consignes de la Commission, désapprobation de la direction du journal à cause des menaces de la Commission, quels arguments pourrait-on faire valoir ? Que c'est par hasard que Hergé supprime arme à feu et ectoplasme noir, parce qu'il ne partage pas le goût de Jacobs pour la ballistique et la métapsychique ? Que Jacobs affabule les réactions d'hostilité croissante à la Marque jaune et qu'on recevait ses planches avec une indifférence complète, ou bien qu'on lui tapait sur le dos en le félicitant de dessiner l'histoire qui serait un jour emblématique de « l'école belge » ? Mais quel intérêt Jacobs aurait-il eu à mentir ?

Au total, les divers témoignages du dessinateur, les archives graphiques (couverture refusée), les citations par le dessinateur de documents internes (« l"épouvante et l'atmosphère morbide qui se dégag[ai]ent de cette histoire", fin de citation », écrit Jacobs), les PV de la Commission, la connaissance que nous avons du fonctionnement mental de la Commission dans le choix de ses cibles (elle pourchasse les éléments du rêve et du sensationnel ; elle s'en prend au premier chef au récit d'aventures quand il est teinté de merveilleux ; elle s'attache au caractère « traumatisant » de l'image), constituent un faisceau d'indices qui nous permet de considérer comme vraisemblable l'hypothèse d'une hostilité de la Commission à La Marque jaune. Mais on voit aussitôt qu'il n'y a aucune raison de faire passer certaines sources avant d'autres, et en particulier de disqualifier le témoignage d'un auteur pour faire triompher les PV de la Commission, qui, pris isolément, sont plutôt moins convaincants que notre faisceau d'indices ! Il ne suffit donc pas de singer une attitude de scepticisme scientifique et d'invoquer, comme le fait Crépin, des « anecdotes qui semblent plus tenir de la légende que de la réalité » et des « légendes complaisamment entretenue par Jacobs lui-même » pour avoir raison d'un témoignage ! Il faut encore peser la vraisemblance de ce témoignage et la vraisemblance des objections qu'on peut apporter à ce témoignage.

Qui plus est, notre faisceau d'indices nous permet de tracer une histoire qui est sans rapport avec la version à l'eau de rose de Crépin. Il n'est nullement question d'un mode d'action de la Commission basé sur la persuasion et toute empreint de bénignité. Il est question d'une mise au pas de la presse enfantine, et cette mise au pas inclut les revues belges, qui ne bénéficient d'aucune indulgence du censeur. Le censeur ne se demande pas si Spirou ou Tintin sont des revues « haut de gamme » ! Il consulte le sommaire de ces revues et s'il trouve un élément qui lui paraît contrevenir aux normes qu'il a fixées, il le relève. Cette mise au pas amène une extrême édulcoration de la presse enfantine, par l'injonction de faire disparaître tous les éléments de l'aventure et du merveilleux (les armes, un ectoplasme noir, les motifs du roman scientifique, etc.). Enfin, cette action a eu des conséquences extrêmes sur l'ensemble de la presse enfantine, y compris la presse belge.

Poursuivons le feuilleton des rapports de Jacobs et de la Commission. Nous rendons la parole à Jacobs :

« On pourrait dire que cette histoire [L'Affaire du collier] est le résultat d'un mouvement d'humeur, d'ailleurs assez compréhensible. En effet, la critique s'était montrée spécialement tracassière durant le Piège. Entre autre, il m'avait été reproché de "cultiver un genre trop intellectuel" et d'avoir cherché "à faire réfléchir". A quoi il convient d'ajouter un "référendum-maison" défavorable, et surtout l'interdiction par la Commission de contrôle de la diffusion en France du Piège diabolique, sanction en fait plus commerciale que morale, mais dont les conséquences n'en furent pas moins fâcheuses pour moi ! Déçu par cette suite de coups durs et bien décidé à éviter le retour de pareille mésaventure, j'optai délibérément pour un thème plus simple, sans arrière-plan philosophique, pédagogique ou moral et par conséquent accessible à tous. Je prévoyais néanmoins une histoire de "police-fiction" plutôt qu'une simple enquête policière, ne serait-ce qu'à cause du décor ultradépaysant du sous-sol parisien. En fait, j'avais d'abord pensé lui imprimer une atmosphère franchement fantastique. En me fondant sur les récits légendaires ou les faits historiques réels qui se sont déroulés en ces lieux au cours des siècles : brigands, malheureux égarés, communards... J'avais également prévu l'apparition de fantômes, la découverte de squelettes, des attaques de rats. Que sais-je encore  J'avais même songé à évoquer l'étrange concert qui s'était donné là, à la fin du siècle dernier, exclusivement composé de marches funèbres, de poèmes de circonstance et de la célèbre Danse macabre de Camille Saint-Saëns. Concert dont les lointains échos auraient pu imprégner les murailles de cet immense labyrinthe. Mais échaudé par mes précédents avatars et craignant de me heurter aux mêmes tracasseries de censure, je m'en tins prudemment à la version que l'on connaît. » (Un Opéra de papier, p. 170-1.)

Le plus fervent des jacobsiens en conviendra sans peine, nous tenons ici le parfait exemple du témoignage qu'il convient de prendre avec la plus extrême prudence. La simple analyse textuelle en révèle le caractère. Ce texte se rattache à un genre canonique : il s'agit d'une apologia pro sua vita. L'auteur détaille par le menu les misères qu'on lui a fait subir. Il en fait valoir les conséquences extrêmes : comme Galilée, il est contraint à une sorte de rétractation (l'abandon de la science-fiction) ou à une sorte de silence (il ne dessinera plus que des histoires policières). Il se donne à lui-même l'absolution en notant que ses critiques lui ont reproché non des défauts, qui pourraient être par exemple la violence de ses histoires ou leur incohérence (le Piège diabolique raconte en réalité trois histoires différentes !), mais une qualité, la nature philosophique de son œuvre, destinée à pousser ses jeunes lecteurs à une réflexion personnelle. Enfin, Jacobs donne avec une certaine coquetterie un éclairage sur son génie créateur en mentionnant les premières images que lui inspire son thème du Paris souterrain. Il est évident que Jacobs n'avait pas l'intention de mettre dans ses catacombes tous les brigands, tous les égarés, tous les communards, tous les rats, tous les fantômes de sa liste, sans quoi l'histoire eût été irracontable ! Mais il produit du Jacobs en quelque sorte à l'état brut, en montrant les effets que son génie si original peut tirer d'un thème et, ce faisant, il sait bien qu'il satisfait le premier fantasme de tout lecteur, qui est la lecture de l'album qui n'existe pas, de l'album rêvé. (il n'est pas difficile de fantasmer les images de Jacobs sur l'attaque des rats ou le concert dans les catacombes !) En second lieu, Jacobs révèle par son énumération qu'il a accumulé sur son sujet une documentation impressionnante et il met ainsi en valeur les deux points fort de l'école à laquelle il se rattache : la richesse de l'imagination et le réalisme documentaire.

Il n'en reste pas moins que ce texte de Jacobs, une fois passé au crible de l'exégèse, nous révèle un fait d'ordre littéraire, fait qui est aisément corroboré par l'examen des œuvres du grand dessinateur : pour la première et d'ailleurs pour l'unique fois, les aventures de Blake et Mortimer n'emprunteront pas à la science-fiction, sans devenir pour autant purement policières, l'expression jacobsienne de "police-fiction" désignant précisément une sorte de "science-fiction sans science", un peu comme certains récits de Chesterton sont des « histoires de détective sans crime ». Cette décision de Jacobs provient de sa lassitude devant les attaques dont il a fait l'objet et, au premier chef, des attaques de la censure française, qui vient d'interdire son dernier album ! (Lorsque Jacobs parle d'« un thème plus simple, sans arrière-plan philosophique, pédagogique ou moral et par conséquent accessible à tous », il veut dire notamment : « accessible même au plus abruti et au plus arriéré des censeurs français de la Commission de surveillance » !) Il est difficile après cela de prétendre, comme le fait Crépin, que la Commission n'a guère pesé sur le destin des œuvres et des auteurs, et qu'elle n'a pas pesé du tout sur les œuvres et les auteurs belges, auxquels les commissaires vouaient paraît-il une admiration fervente !

Deuxièmement, ce texte nous révèle un fait d'ordre économique. Jacobs est un auteur méticuleux, qui a dessiné très peu d'albums. L'interdiction à l'importation en France du plus récent de ces albums (Le Piège diabolique) représente par conséquent pour lui un véritable manque à gagner, qu'il peut chiffrer. Les calculs de Crépin sur le pourcentage d'albums belges interdits à l'importation, destinés à montrer la rareté de ces interdictions, et par conséquent l'innocuité de la Commission, ne pèsent pas lourd devant ce témoignage et, disons-le, ils prennent un caractère franchement odieux.

Enfin, ce texte nous révèle un fait d'ordre humain, dont on voit mal pourquoi il n'aurait pas sa place dans une histoire scientifique des littératures dessinées. Jacobs est peu sensible à l'aspect de sanction morale que représente l'interdiction de son album par la Commission, raison pour laquelle il parle d'une sanction « plus commerciale que morale ». Homme de grande culture, très conscient de sa valeur, esprit froid, incisif, Jacobs est peu affecté par la décision de gens qu'il considère évidemment comme un ramassis de vieux pions aigris, étrangers de surcroît, n'ayant ni la culture qui leur permettrait de comprendre son projet littéraire, ni la fraîcheur d'âme de l'enfance, qui leur permettrait de l'apprécier, mais qui sont dotés par une loi mal faite de pouvoirs exorbitants !

 

De hautes visées morales ?

 

Dans les passages les moins tenus de son ouvrage, le souci apologétique de Crépin se décèle pour ainsi dire dans toutes les phrases. La réalité est vue comme à travers un prisme.

Crépin écrit : « Malgré ses bonnes dispositions, Emile Keirsbilk [des éditions Artima] était tout de même régulièrement convoqué au secrétariat de la Commission pour observations » (p. 360)

Rien de plus faux, rien de plus tendancieux que cette description. Les bonnes dispositions d'un éditeur n'ont jamais rien changé aux convocations à la Commission. Les convocations servaient à menacer l'éditeur, et non à le complimenter ou à lui servir le thé. Il était imprudent de ne pas s'y rendre.

Pierre Mouchot qu'un acharnement judiciaire ruina, parce qu'il fallait faire un exemple et obtenir une condamnation pénale pour démoralisation de la jeunesse, sous peine de couper les jarrets à la Commission, a droit à l'éloge funèbre suivant : « Or, tout autant que de la Commission, Pierre Mouchot a été victime de son caractère entier et d'une mauvaise appréciation du rapport de force entre un petit éditeur de province et un organisme administratif, doté de pouvoirs limités mais inscrit dans l'appareil judiciaire » (p. 375). Il y a ici matière à interprétation, mais nous préférons croire que Pierre Mouchot a été victime essentiellement de l'acharnement des membres de la Commission qui avaient fait de sa condamnation une affaire personnelle.

Que les motivations de la Commission ressortissent au jugement de goût plutôt qu'à des considérations morales, Crépin ne peut l'avouer que de biais et comme à regret. C'est pourtant bien parce qu'il s'agit d'aventures fantastiques (amazones, hommes-lézards, etc.) que Yak est menacé et que l'éditeur est contraint de le saborder (p. 355).

Pire encore, Crépin tâche de nous convaincre que les commissaires auraient pratiqué la rectitude politique avant la lettre et en particulier qu'ils étaient guidés par l'antiracisme. L'exemple des altérations imposées à Tim l'audace paraît suffisamment exemplaire à notre auteur pour qu'il reproduise dans l'iconographie de son ouvrage deux couvertures du mensuel Ardan, selon le principe du avant/après. Sur celle du n° 6, Tim est un tarzanide dessiné dans un style hogarthien. Sur celle du n° 8, il est rhabillé et recoiffé et les indigènes armées de sagaies sont devenus... des tirailleurs sénégalais !

A la vérité, il est difficile de produire des pièces qui soient plus compromettantes pour les censeurs. Sur la première couverture d'Ardan, les noirs armés de sagaies ne sont nullement représentés comme une humanité inférieure, mais au contraire comme de nobles et puissants guerriers, selon une rhétorique qui est celle des romans africains de Rider Haggard. Sur la seconde, les tirailleurs sénégalais sont des sous-ordre du colonisateur européen. Les « sauvages » de la première couverture sont maîtres chez eux (ils mettent le tarzanesque Tim l'audace en fuite !) ; sur la seconde, ils sont devenus des domestiques des blancs.

Malheureusement Crépin n'y voit que du feu. Pour commencer, il fait sien l'argumentaire de la Commission en parlant à propos de son tarzanide d'« hercule microcéphale » et de « musculature développée de manière outrancière et complaisamment mise en valeur par l'absence de vêtements » (p. 359). De telles affirmations, inlassablement répétées par les éducateurs et prises pour argent comptant par Crépin, violent tout ce que nous savons de l'histoire de l'art occidental. L'iconographie de Tarzan et des tarzanides prolonge purement et simplement la tradition du nu académique. Le tarzanide moyen n'est ni plus microcéphale, ni plus musculeux, ni plus impudique que n'importe quelle statue antique, n'importe quel tableau de la Renaissance ou du Grand Siècle ou n'importe quelle académie peinte ou dessinée en gros entre 1500 et 1914 ! Il y a des hercules microcéphales dans la bande dessinée (l'italien Dick Fulmine est un bon exemple ; les superhéros de la fin du 20e siècle en fournissent d'assez nombreux), mais les tarzanides n'en font point partie.

En second lieu, Crépin réussit à réinterpréter les préoccupations colonialistes de la Commission sous l'angle de l'antiracisme (selon lui les censeurs « refusaient une représentation des peuples noirs de l'Union française comme des êtres inférieurs et arriérés dans le souci de ne pas inciter les jeunes lecteurs au racisme ») et il suggère que les tarzaneries gênaient les commissaires parce que les noirs étaient représentés comme des primitifs. (« Ils vivent encore dans un village de huttes au fond de la jungle et utilisent des armes rudimentaires, sagaies et boucliers ornés de peintures effrayantes. ») Il s'agit là d'une complète distorsion. La Commission fait régulièrement allusion dans ses rapports publiés au racisme, mais ses arrières-pensées colonialistes sont évidentes et parfois avouées, comme dans une instructive Notice sur l'examen des publications de Presse enfantine en vue de l'application des articles 2, 3 et 13 de la loi du 16 juillet 1949 (s. d., ca 1959), où le censeur attaque violemment les illustrés qui apprennent au colonisé à se révolter. Quant aux « bonnes bandes dessinées » (c'est-à-dire aux bandes dessinées confessionnelles ou communistes, publiées par les gens qui œuvrent à la Commission), elles ne sont pas moins racistes que les fameux illustrés « commerciaux » et elles le sont parfois beaucoup plus. Cœurs Vaillants est, pendant la guerre, un journal vichyssois, et la représentation que fait des noirs le dessinateur Robert Rigot (qui siègera à la Commission) dans une bande comme La Cité perdue est proprement ahurissante de racisme tranquille et assumé. Le récit de Breysse L'Oncle du Tchad (Les Aventures d'Oscar Hamel, parus dans Cœurs vaillants en 1949 et 1950) est le type même du récit colonialiste où les noirs parlent « petit nègre » et où on nous répète toutes les trois pages que l'Afrique appartient à la « plus grande France ». Aussi tard qu'en 1951, l'hebdomadaire catholique publie à sa une une bande dessinée de Noël Gloesner où les papous sont hostiles, bêtes, bestiaux, superstitieux, cannibales, lâches, faciles à berner, etc. L'affirmation que les gens de la rue de Fleurus auraient eu « le souci de ne pas inciter les jeunes lecteurs au racisme » est par conséquent sujette à caution.

Cet argument spécieux de l'antiracisme des censeurs court à travers tout l'ouvrage de Crépin. Il revient à propos de l'interdiction du deuxième volume du Secret de l'Espadon de Jacobs. « Sans doute le racisme à l'égard des peuples asiatiques qui transparaît tout au long du récit avait-il également déplu à cette dirigeante de mouvement de jeunesse, soucieuse d'élever les enfants dans un esprit de fraternité » (p. 422-423). Rien ne permet d'étayer cette affirmation, qui apparaît comme totalement fantaisiste et dictée seulement par la volonté de blanchir un censeur, fût-ce en diffamant au passage un créateur. (Il n'est peut-être pas inutile de préciser que L'Espadon poursuit un vieux thème de la littérature d'anticipation française qui est le péril jaune, thème ressortissant à la polémologie, dans la rubrique guerres conjecturales, et qu'on ne peut sans tomber dans la caricature réduire au racisme anti-jaune, même si cet élément peut naturellement être présent, pas plus qu'on ne peut réduire les guerres contre l'Allemagne de la littérature d'anticipation à l'« antigermanisme » de leurs auteurs !) Crépin se montre par contre étrangement gêné par le fait que la décision d'interdiction de l'Espadon frappe le second volume du récit de Jacobs alors que le premier n'a pas eu d'ennui, et cette gêne est due au fait qu'il ne peut se résoudre à admettre que les décisions de la Commission soient incohérentes. La Commission frappe qui elle veut, quand elle veut, au gré de la mauvaise humeur des rapporteurs.

Quitte à faire des conjectures, la haine de la Commission pour la science-fiction nous paraît un motif plus sérieux de l'interdiction de l'Espadon que l'antiracisme. Mais comme on l'a déjà vu, Crépin nie cette haine. Chaque fois qu'il est question des tracasseries subies par une bande d'anticipation, Crépin rappelle rituellement que les commissaires auraient adoré la « bonne » science-fiction ! Crépin note ainsi à propos de l'épervier bleu : « Contrairement à une légende tenace, le voyage sur la Lune des deux compères [l'Epervier bleu et son ami Larsen] dans la Planète silencieuse n'est certainement pas responsable de l'interdiction [de la série de Sirius]. Les commissaires toléraient ce type de récit déjà présent dans l'œuvre de Jules Verne, qui constituait leur référence en matière de science-fiction. De plus l'album La Planète silencieuse a été autorisé à l'importation, etc. » (p. 427).

Nous l'écrirons sans ambages : on est ici dans la désinformation pure et simple. Les procès-verbaux dactylographiés de la Commission révèlent une violente antipathie envers la bande dessinée de science-fiction, en dépit des déclarations d'intention sur la « bonne anticipation à la Jules Verne ». Aucune série de science-fiction ne trouve grâce aux yeux du censeur. Les comic books de la National Periodical publiés dans Sidéral, Météor, Aventures Fiction ou Big Boss sont attaqués au même titre que Dan Dare, Les Pionniers de l'espérance, Garth, Captain Marvel ou Flash Gordon. Les comptes rendus publiés mentionnent les problèmes posés par le genre de l'anticipation scientifique après avoir mentionné les problèmes liés à la violence ou aux représentations racistes. L'expression même de « genre science-fiction » entra dans la phraséologie des censeurs, aux côtés de l'illustré « monolithique » et de l'illustré « démoralisant ».

L'attitude de la Commission vis-à-vis de la science-fiction est donc celle d'une hostilité systématique. Ce point est amplement étayé par les archives. Retenir comme la doctrine officielle de la Commission ce qui est une simple précaution oratoire (la Commission précise, pour dissimuler un peu son obscurantisme, qu'elle aurait toléré le cas échéant une « bonne anticipation à la Jules Verne ») est donc un complet travestissement de la réalité historique.

En ce qui concerne l'aventure lunaire de l'épervier bleu, Point Zéro recevra un avis défavorable au titre de l'article 13 (Commission de surveillance, P. V. 24e séance, du 28 octobre 1954). Le fait que le deuxième volet de l'aventure, La Planète silencieuse, n'ait pas subi le même sort est, ici encore, à mettre au compte de l'incohérence des décisions de la Commission. Crépin en arrive une fois de plus à retenir comme une louange l'absence d'une critique. La preuve que la Commission n'a rien contre les aventures astronautiques de l'épervier bleu, c'est qu'elle n'interdit pas le second album ; elle n'interdit que le premier !

Crépin verse d'ailleurs au sujet de l'épervier bleu une citation de l'éditeur Dupuis qui considérait que « Sirius racontait des bêtises à ses lecteurs » en envoyant ses héros sur la Lune. Sous cet aspect, l'éditeur catholique belge partageait rigoureusement la doctrine de la Commission de surveillance qui considérait l'astronautique et l'idée qu'on puisse aller un jour dans les planètes comme des fantaisies ridicules.

 

Une Commission qui ne sert à rien ?

 

Comment sauver encore la Commission ? En montrant qu'elle n'est pas si puissante que cela. Les gros bonnets échapperaient. Del Duca et Winkler prendraient la Commission de leur haut, leur poids économique les mettant à l'abri de tout ennui sérieux. Crépin parle à propos des entreprises de Del Duca et Winkler de « deux maisons mythiques dont les publications ont été sévèrement examinées » par la Commission (p. 362), mais il répète que toutes deux ont « adopté une stratégie conforme à la puissance qu'ils avaient acquise » et ont « souvent considéré avec désinvolture les avis qui leur étaient adressés ». Mais en ce qui concerne Winkler, il faut croire Crépin sur parole et se contenter de l'affirmation que « les rédactions de Hardi présente Donald et du Journal de Mickey ne nous semblent pas avoir particulièrement tenu compte [des avis de la Commission] » (p. 374), ce qui est tout de même un peu maigre. Crépin consacre de plus longs développements au cas de Del Duca, mais, comme on va le voir dans un instant, il n'arrive à minimiser la responsabilité de la Commission dans l'arrêt des illustrés de cet éditeur que moyennant des cascades d'hypothèses.

En réalité, la distinction que fait Crépin entre les petits éditeurs (la SAGE, Artima) et les magnats de la presse (Del Duca, Winkler), qui auraient « rarement cédé aux injonctions de la Commission même s'ils ont évité de la heurter de front » (p. 374-375), n'est jamais justifiée. Il s'agit d'une simple hypothèse, que l'auteur s'est efforcé d'étayer par divers arguments, au mépris de toute démarche scientifique.

Notons encore que, sur cette question des ennuis faits aux éditeurs, Crépin joue sur du velours, car les historiens populaires ont longtemps cru que la Commission avait le pouvoir d'ordonner l'interdiction d'une bande dessinée. Il est donc aisé de dénoncer des « mythes tenaces » en montrant que de telles interdictions n'ont jamais existé que dans l'imagination de vulgarisateurs peu soigneux. Comme on l'a vu, en ce qui concerne les ouvrages et les périodiques pour enfants, visés par l'art. 2 de la loi de 49, la seule arme des commissaires était la menace de faire déclencher des poursuites pénales par le ministère de la justice. Il n'existe donc pas de « sentences » ou de « décisions » de la Commission, amenant « l'interdiction » ou « l'arrêt » d'un titre, mais seulement un système gradué de menaces, dont le dernier degré était la « mise en demeure » : si l'éditeur concerné ne se pliait pas immédiatement, le dossier était transmis au garde des Sceaux.

Mais, au-delà d'une rectification un peu scolaire d'une certaine littérature de grande vulgarisation, on devine le parti que Crépin va tirer de ce fonctionnement de la Commission. Comme la Commission ne peut rendre de décision d'interdiction d'une publication (elle ne peut émettre que des recommandations, des avertissements et des mises en demeure), Crépin s'efforcera de montrer que les éditeurs font ce qu'ils veulent (c'est-à-dire qu'ils sont insensibles aux menaces et, inversement, qu'en arrêtant une série ils vont au-delà des avis d'une Commission pleine d'indulgence !). Différente est la situation des bandes dessinées étrangères (belges en particulier), car l'article 13 permet de les interdire à l'importation, et, dans ce cas, Crépin s'efforcera de montrer que ces interdictions ont été rares et de courte durée.

Voyons comment Crépin applique son programme sur l'exemple de Del Duca. L'hebdomadaire Tarzan, dont le personnage éponyme, comme dirait Crépin, est la tête de turc de la Commission, ne disparaît pas, nous explique notre auteur, à cause de la Commission de surveillance, mais parce que la Commission paritaire des papiers de presse lui retire son certificat d'inscription (p. 366). Quant à la deuxième disparition de l'hebdomadaire, c'est-à-dire de Tarzan nouvelle série, Crépin la fait passer au compte de la mévente. Crépin se donne même le luxe d'écrire : « Sans doute le personnage de Tarzan avait-il perdu de son attraction sur le jeune public » (p. 367).

Crépin se drape ici dans sa position d'historien et s'efforce de montrer que les historiens populaires et le fandom entretiennent des erreurs depuis un demi-siècle. Mais sa position est des plus contestables. En ce qui concerne la première disparition de Tarzan, Crépin amène en réalité un élément à charge, et non à décharge, car il montre que cette disparition de l'hebdomadaire suit une manœuvre précise des censeurs : la Commission paritaire des papiers de presse a radié Tarzan à la suite d'un rapport défavorable de la Commission de surveillance ! La communication de ce rapport de la Commission de surveillance à la Commission paritaire contrevient à l'obligation de confidentialité des travaux de la Commission de surveillance. Del Duca se déclare prêt à porter l'affaire devant le Conseil d'Etat et finit par obtenir gain de cause. Tarzan peut donc reparaître. (Signalons que Crépin n'apporte aucun élément nouveau sur cette affaire, la radiation de Tarzan par la Commission paritaire des papiers de presse n'étant pas un mystère pour les petits lecteurs30, ni, par conséquent, pour les historiens populaires ; on la trouve mentionnée par exemple dans Lacassin, Pour un 9e art, la bande dessinée.)

Quant à l'argument de la mévente de Tarzan nouvelle série, il n'explique rien, pour l'excellente raison que le journal n'est pas arrêté mais rebaptisé. Tarzan nouvelle série devient Hurrah ! 2e série, le numéro 31 de Tarzan nouvelle série, du 24 oct. 1953, réduit à quatre pages et contenant les seules aventures de l'homme-singe, emballant le numéro un de Hurrah ! deuxième série. La page deux de Tarzan annonce que « les aventures de Tarzan seront désormais publiées en collections périodiques et c'est dans Hurrah ! dont nos lecteurs trouvent ici le n° 1 que se poursuivront [suit la liste des bandes] ».

Hurrah ! deuxième série continue donc toutes les séries de l'hebdomadaire défunt, sauf la série Tarzan. Qu'on en juge :

Tarzan nouvelle série reparaît avec le n° 1 du 28 mars 1953 et se termine au n° 30 du 17 oct. 1954. Ce n° 30 comporte les bandes suivantes :

• Francis le mulet qui parle, un strip de Cliff Rogerson distribué par UFS (commencé dans le n° 25)

• Don Winslow (commencé dans le n° 25)

• Des s. p. de Terres jumelles (Twin Earths) de 1953 (commencés dans le n° 25) où les jolies cosmonautes de Terra (devenue Terrabella) ont été munies de très grandes jupes, de peur évidemment qu'elles ne prennent froid, ce qui les fait vaguement ressembler à des demoiselles de la légion d'honneur.

• « Pour l'honneur » (les aventures de L'insaisissable, de Rémy Bourlès)

• Chandra prince royal,

• Jean Bart le lion des mers, texte de Fabien Richelmy, dessins de R. Giffey

• Yann le mousse du Goéland (Nat del Santa Cruz, de Tacconi sur scénario de Dalmasso)

• Le Tarzan de Bob Lubbers, épisode titré « Tarzan victorieux ».

• Le Comte de Monte-Cristo dessiné par Giffey.

• Duck Hurricane (un Buffalo Bill italien rebaptisé en français pour ne pas faire doublon avec celui de Giffey, dessiné par Cossio et scénarisé par Grecchi)

• Robin des bois, texte de Renaud Fontenay, dessins de Jacques Souriau

• Le capitaine Gordon (le strip Gordon Fife, distribué par le petit Watkins syndicate, commencé dans le n° 25)

• Une histoire complète : « Prisonniers de la terre ».

• Les Trois mousquetaires (Giffey)

Le n° 1 de Hurrah deuxième série, du 24 oct. 1953 comporte les bandes suivantes :

• Francis le mulet qui parle

• La petite Eva (en relief, des lunettes sont fournies)

• Terres jumelles

• Le Comte de Monte-Cristo

• Le capitaine Gordon

• Chandra prince royal

• Yann « mousse du Goéland »

• Duck Hurricane

• La Famille Kangourou

• Robin des bois

• Les Trois mousquetaires

• Jean Bart le lion des mers

• Une histoire complète, « Le Solitaire de Black-Castle »

• L'insaisissable

Il s'agit donc de la même revue, dont on a fait sauter Tarzan. On peut noter que, de la même façon, au moment de l'arrêt de Tarzan première série, pour cause de radiation par la Commission paritaire des papiers de presse, L'Intrépide, qui existait déjà, avait repris en route toutes les séries de Tarzan, Buffalo Bill, Don Winslow, Arizona Bill, Alante, Rocky Rider, Pour l'honneur (L'Insaisissable), Pavillon noir, Nat du Santa Cruz, toutes les bandes donc, sauf précisément les aventures de l'homme-singe31.

Ce sont donc des considérations d'opportunité et non des considérations commerciales qui ont poussé Del Duca à transformer Tarzan nouvelle sérieen Hurrah. Si la revue s'était mal vendue, Del Duca l'aurait arrêtée. S'il ne l'a pas arrêtée, c'est qu'elle se vendait suffisamment à son avis, mais qu'il ne POUVAIT PLUS LA FAIRE PARAITRE SOUS CETTE FORME, du fait de l'hostilité virulente des éducateurs en général - et de la Commission de surveillance en particulier (Tarzan fait l'objet d'une mise en demeure dès la troisième séance de la Commission, en date du 27 avril 1950).

Le fait que la réponse de Del Duca soit identique dans le cas de Tarzan première série et deuxième série (la revue continue sous un autre titre, moins la bande litigieuse) prouve s'il en était besoin que ces manœuvres sont destinées à parer à des menaces (la radiation de la Commission paritaire dans le premier cas, les menaces de la Commission de surveillance dans le second).

Ce sont précisément ces manœuvres destinées à parer des menaces que Crépin va s'efforcer de nier, quitte à faire de Del Duca une sorte de satrape de l'édition. Selon Crépin, Del Duca pouvait se montrer insensible à une campagne qui confinait à l'hystérie et qui mobilisa, outre une Commission absolument déchaînée et qui, comme on va le voir, menaçait de se saborder si elle n'obtenait pas gain de cause, une bonne partie du monde enseignant !

Pire encore, Crépin décrit l'éditeur comme tenant la dragée haute à une Commission qui, elle, manque cruellement de moyens et de soutiens : il relève que la Commission interprète le retour de l'hebdomadaire Tarzan comme un camouflet, qu'elle a subi une défaite en n'arrivant pas à faire poursuivre le récit complet Tarzan (qui paraîtra jusqu'en 1956), qu'elle n'envisage même pas de faire interdire les albums Hachette de Tarzan, dans la certitude d'un échec.

Enfin, et pour comble, Crépin s'efforce de démontrer que la Commission est sans rancune et laisse entendre qu'au moment où Tarzan nouvelle série s'arrête, elle ne veut plus aucun mal à la publication, dont elle a au contraire apprécié les progrès. La décision d'arrêt serait donc du seul ressort de Del Duca.

Jugeons à présent sur pièces et voyons ce que Crépin fait de ces pièces.

Quelle est l'atmosphère à la Commission au moment où reparaît Tarzan ? La 17e séance, du 28 mai 1953, première séance suivant la reparution de l'hebdomadaire, s'ouvre dans un climat quasi insurrectionnel. Raoul Dubois note que : « La presse enfantine devient de jour en jour plus nocive. La pornographie [sic] devient de plus en plus abondante. L'action de la Commission est absolument inopérante. Dans ces conditions, le mouvement que représente M. Dubois pourrait être amené prochainement à reconsidérer le principe de sa participation aux travaux de la Commission. » Mlle Flusin, du mouvement Cœurs Vaillants, abonde et veut censurer aussi les magazines féminins, « qui ont une si fâcheuse action sur la jeunesse ». Deux pages plus loin, on trouve ceci : « M. Dubois a été le rapporteur de Tarzan depuis le début de la Commission. Il tient à exprimer l'indignation que la reparution de Tarzan a soulevée dans les milieux qu'il représente. Il n'estime pas qu'il y ait lieu pour lui de faire connaître aujourd'hui à la Commission son avis motivé sur la valeur du nouveau Tarzan. En effet, il n'est pas en état de faire l'effort d'objectivité qui nécessiterait l'établissement d'un rapport et il estime avoir personnellement accompli une tâche suffisante en ce qui concerne cette publication dans son état antérieur. Il demande à la Commission de vouloir bien le décharger du rapport en le confiant à un autre de ses membres. » René Finkelstein, du mouvement Cœurs Vaillants, « déclare que dans les milieux d'éducateurs catholiques on a été scandalisé par la reparution de Tarzan. » Propos similaires de Mlle Flusin, du mouvement Cœurs Vaillants, M. Lacaze, député, Mme Dietsch, du ministère de l'information. Finalement, M. Gaultier accepte la charge de rapporter sur Tarzan.

Tout ceci devient sous la plume de Crépin : « Ce retour [la reparution de l'hebdomadaire Tarzan] est ressenti comme un véritable camouflet par les commissaires issus des mouvements de jeunesse, qui avaient fait de la lutte et de la victoire sur Tarzan le fer de lance de leur propagande. Ils ne peuvent que proclamer leur indignation et constater leur impuissance. » (p. 366 ; la séance du 28 mai est mieux décrite p. 341.) Crépin choisit donc d'insister sur l'humiliation et l'impuissance de la Commission, en passant sous silence son hostilité et sa virulence contre Tarzan.

Dans le procès-verbal de la séance suivante (18e séance, du 25 juin 1953) le dessinateur André Galland proteste vivement contre le fait que son intervention favorable à Tarzan n'ait pas été mentionnée dans le procès-verbal de la séance de la 17e séance et note que « Tarzan avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour donner des apaisements en ce qui concerne la moralité, l'esprit français et la quantité de collaboration française, en nous promettant mieux pour la suite ». Crépin oublie de mentionner cette intervention, vraisemblablement parce qu'elle est révélatrice de l'intensité de la haine qui oppose la Commission à l'illustré.

Par la suite, il n'est plus fait mention de Tarzan que deux fois dans les procès-verbaux. Nous citerons intégralement ces deux passages. Dans la 18e séance, du 25 juin 1953, la Commission note, sur le rapport du nouveau rapporteur Gaultier : « Le progrès est appréciable par rapport à la publication précédente du même titre. Convocation de l'éditeur au secrétariat afin de lui demander d'accentuer encore son effort d'amélioration surtout en ce qui concerne les histoires de Tarzan et de l'Insaisissable. » On constate donc que Gaultier « joue le jeu », en examinant effectivement le contenu de Tarzan. Pour le reste, on retrouve les procédés habituels de la Commission. L'éditeur a considérablement édulcoré le contenu de sa revue. La Commission prend acte de cette édulcoration, mais la juge insuffisante. Il y a lieu de convoquer l'éditeur pour le menacer encore.

Cette notice du 25 juin, Crépin arrive à retourner complètement son sens, pour faire valoir la sympathie de la Commission envers le nouveau Tarzan et montrer que les censeurs sont sans rancune : « Le nouveau rapporteur, Gaultier, représentant de l'UNAF, n'adopte pas une hostilité de principe envers la nouvelle formule de l'illustré. Il estime même que "le progrès est appréciable par rapport à la publication précédente du même titre", mais propose tout de même une convocation de l'éditeur au secrétariat "afin de lui demander d'accentuer encore son effort d'amélioration surtout en ce qui concerne les histoires de Tarzan et de l'Insaisissable". » Crépin se montre ici plus royaliste que le roi en trouvant dans la mention d'un « progrès appréciable » une preuve de fair-play du rapporteur, comme si, après tout, la Commission avait la faculté de dire que les progrès de Tarzan sont inexistants et que la publication reste exécrable. Mais le rapporteur, qui contrairement à Crépin n'a rien à prouver, a simplement constaté qu'il n'y avait plus, dans l'hebdomadaire Tarzan nouvelle série, de strip américain, sauf Tarzan, précisément, mais des séries françaises ou italiennes, qu'au lieu d'aventures fantastiques, de superhéros (Batman), de westerns (Red Ryder), on trouvait désormais Monte-Cristo, Jean Bart, Robin des bois, appartenant tous à un imaginaire enfantin « orthodoxe », selon les conceptions des éducateurs du temps. D'un autre côté, il reste Tarzan. Le rapporteur note donc qu'il veut toujours la peau de Tarzan. Il réclame aussi, en passant, la peau de L'Insaisissable, héros d'un pauvre petit feuilleton d'espionnage, probablement parce qu'on voit des accidents de voitures, des prises de judo, des espions ligotés dans des caves...

La dernière mention de l'hebdomadaire Tarzan dans les procès-verbaux de la Commission est celle de la 19e séance, du 15 octobre 1953. La Commission note froidement que Del Duca arrête les frais. Le rapporteur fait ensuite son rapport, devenu inutile, sur la revue défunte. « En ce qui concerne Tarzan, Siméon donne lecture de la lettre de l'éditeur annonçant le remplacement de Tarzan par Hurrah ! Le rapporteur précise que Tarzan a changé de format, que les efforts d'amélioration se sont maintenus en général, mais que cependant dans le n° 25 les nouvelles histoires sont inférieures aux précédentes et laissent de moins en moins de place aux auteurs-dessinateurs français. La Commission décide d'attendre la transformation annoncée avec le changement de titre. »

Crépin interprète cette notice comme suit : « A la séance suivante, les Editions mondiales annoncent le remplacement de Tarzan par Hurrah ! Une nouvelle fois, la Commission n'est en rien responsable de cet arrêt de l'illustré [sic]. Le rapporteur précise même que "Tarzan a changé de format." et que "les efforts d'amélioration se sont maintenus en général". Il lui semble cependant que "depuis le numéro vingt-cinq, les nouvelles histoires sont inférieures aux précédentes et laissent de moins en moins de place aux auteurs-dessinateurs français". »

Ici encore, la maigre notice du procès-verbal est détournée de son sens pour donner l'impression d'une sympathie - ou à tout le moins d'une absence d'antipathie - de la Commission (« les efforts d'amélioration se sont maintenus ») à l'endroit d'un illustré qu'en tout état de cause elle ne s'attendait nullement à voir disparaître, puisqu'elle examine sur la durée l'amélioration de son contenu (« cependant dans le n° 25 les nouvelles histoires sont inférieures aux précédentes »).

En réalité, le rapporteur « précise que Tarzan a changé de format, que les efforts d'amélioration se sont maintenus en général », parce qu'à partir du n° 26, Tarzan ne paraît plus en une et que la réduction du format de moitié est en elle-même une façon d'édulcorer - et donc d'« améliorer » - la revue. (Il n'est pas impossible par ailleurs que l'éditeur ait cherché à faire de l'hebdomadaire une cible moins visible, un journal que les enfants sauraient dénicher dans les kiosques, mais qui n'attirerait plus l'œil des éducateurs). D'un autre côté, depuis le n° 25 paraissent Francis le mulet qui parle, un strip humoristique, Don Winslow (Don Winslow of the Navy, dans une version tellement corrompue qu'elle peut être considérée comme apocryphe), Le Capitaine Gordon (le strip Gordon Fife dans une version méconnaissable) et les s. p. de Twin Earths de Lebeck et McWilliams, qui montrent un jeune Texan invité à bord d'une soucoupe volante dont l'équipage est entièrement féminin, conjuguant par conséquent deux motifs honnis des censeurs, science-fiction et présences féminines, et dont de surcroît l'aspect de fantasme d'adolescent est impossible à dissimuler, même dans ces s. p., destinées à un public enfantin. Le rapporteur déplore par conséquent que « dans le n° 25 les nouvelles histoires [c'est-à-dire les histoires qui démarrent dans le n° 25] so[ie]nt inférieures aux précédentes et laissent de moins en moins de place aux auteurs-dessinateurs français ». On retrouve donc toujours la même surenchère de la part des censeurs. L'hebdomadaire a été entièrement rempli par des bandes françaises ou italiennes, le format a été réduit. Le censeur trouve que ce n'est pas assez, et il voit d'un très mauvais œil l'arrivée d'un pauvre strip humoristique américain, des lambeaux mutilés de deux strips réalistes et d'une charmante s. p., parce qu'il lui apparaissent comme un retour en arrière. On attend donc la parution de la nouvelle revue, Hurrah ! pour continuer à menacer l'éditeur. On a peut-être deviné - ou bien l'éditeur a peut-être laissé entendre dans sa lettre - que le nouvel hebdomadaire ne contiendrait plus Tarzan. Cela n'empêche pas, bien évidemment, de continuer à menacer ; on trouvera toujours, dans un coin de page, une mule qui parle, une arme à feu, une femme avec des seins, une soucoupe volante !

En résumé, Del Duca a arrêté par deux fois son hebdomadaire, dont le contenu est passé dans d'autres publications, exceptées les aventures de Tarzan, et ces autres publications ont alors pu continuer leur existence vaille que vaille. Le premier arrêt a été obtenu directement - il n'y a pas sur ce point de contestation possible - par une manœuvre à la légalité douteuse de la Commission. Quant au second arrêt du titre Tarzan, il est clairement dû à une crise de relations publiques, et non, encore une fois, à de mystérieuses considérations commerciales. Prétendre que ce second arrêt serait sans rapport avec la dénonciation virulente du personnage par les éducateurs en général, et par la Commission de surveillance en particulier, relève du parti pris.

Certes, les procès-verbaux ne contiennent pas de preuve positive de la disparition de Tarzan suite à des menaces directes. On ne lit nulle part que la Commission adresse une mise en demeure immédiate à Del Duca du fait de la reparution de Tarzan et que celui-ci envoie en réponse un courrier pour informer la Commission de l'arrêt de Tarzan (c'est, grosso modo, ce qui arrivera une quinzaine d'années plus tard, avec la revue de superhéros publiée par LUG, Fantask). Il semble que la Commission, après le choc de la reparution de Tarzan, soit plutôt dans une phase d'attente, remâchant sa vieille haine contre le personnage, en cherchant quel est le meilleur moyen de l'attaquer, sans relâcher cependant la pression sur l'éditeur, qui est, de séance en séance, dûment convoqué pour faire l'objet de sermons. En l'absence d'une telle menace directe, c'est-à-dire d'une lettre comminatoire de la Commission, Crépin choisit de croire que l'arrêt de Tarzan est sans rapport avec les dénonciations de la Commission. Il s'efforce de nier la haine virulente de la Commission en passant sous silence les réactions hystériques des commissaires à la reparution du titre (qui vont, chez Raoul Dubois, jusqu'à la menace de démission), trop révélatrices, et en interprétant les notules des procès-verbaux de façon tendancieuse, et il nous prie de croire en substance que Del Duca a pris le soin d'adresser à la Commission une lettre déclarant qu'il arrêtait Tarzan parce que l'illustré se vendait mal, ce qui est contradiction flagrante avec les faits !

Le BDM note à propos du Tarzan de Del Duca qu'il « fut l'objet d'une incroyable campagne de dénigrement qui l'obligea à se saborder par deux fois ». Cette phrase du BDM apparaît bien plus juste dans sa simplicité que les conclusions de Crépin, qui présentent Del Duca comme le vainqueur de la partie et attribuent la fin du deuxième Tarzan à la mévente - hypothèse inadmissible puisque, encore une fois, la revue n'est pas arrêtée mais retitrée !

On est bien obligé de constater que la version des faits donnée par un historien de formation, bénéficiant de cautions académiques (la soutenance d'une thèse de doctorat) et institutionnelles (la publication de cette thèse par le CNRS) est beaucoup plus discutable que la version donnée par le fandom, qu'elle prétend corriger !

Crépin dévoile ici son jeu, en montrant à quel point de vue il se place. Ce n'est nullement le point de vue de l'historien, soucieux d'apporter des éclaircissements ou de replacer un fait dans son contexte. C'est clairement et sans aucune nuance le point de vue de la Commission elle-même, dont les membres se souviennent évidemment de Del Duca comme d'un « gros poisson » qui les narguait en faisant reparaître un illustré dont elle avait obtenu, par des procédés plus ou moins avouables, la disparition32. En réalité, Del Duca était des plus conciliants et il proposa d'emblée un Tarzan extrêmement édulcoré, dans le but d'amadouer les censeurs. Ayant fait son deuil des strips américains et rempli ses journaux de séries françaises ou italiennes, il alla jusqu'à proposer de soumettre l'illustré à la Commission, sous forme de maquettes, pour obtenir son agrément. On l'envoya promener. C'est bien la Commission qui engagea la guerre contre l'éditeur - et qui la gagna !

 

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Conclusion

NOTES


17. Comparons ces deux passages : « Généralement la censure n'avait pas à intervenir : les éditeurs mettaient en place un code de bonne conduite, une sorte d'auto-censure, où les exigences de la loi se mêlaient si bien à la politique éditoriale et au goût supposé du public qu'elles en devenaient naturelles. » (A. Chante, 99 réponses sur... la bande dessinée, CRDP Languedoc-Roussillon, 1996, non paginé.) « Le plus souvent, les magistrats qui siègent à la Commission ont privilégié une ligne de conduite modérée par le choix d'un compromis entre intimidation et répression, susceptible de responsabiliser les éditeurs et de les mener à une autocensure dispensant la Commission de ses armes. » (Crépin, p. 302) Retour au texte

18. Pascal Ory, « Mickey Go Home ! La désaméricanisation de la bande dessinée (1945-1950) », op. cit. Retour au texte

19. Il y a seulement des bandes contre lesquelles la Commission proteste avec moins de virulence, qui lui paraissent moins nocives que d'autres, par exemple certaines bandes comiques (pour une raison quelconque, la Commission tient beaucoup à ce que l'enfance rie) ou certaines bandes de funny animals. Cela n'autorise évidemment pas à parler d'une réaméricanisation des publications enfantines, sous prétexte que le pourcentage de strips américains humoristiques augmente dans les revues d'après-guerre (il y en a davantage dans L'Intrépide nouvelle série que dans l'hebdomadaire Tarzan), ni d'une « funny-animalisation » de la BD sous l'impulsion de la Commission de surveillance, sous prétexte que la SAGE va publier des Dell comics de funny animals au lieu de publier du strip américain d'aventures et des strisce italiennes, ni à déclarer que les séries de Lewis Trondheim sont l'aboutissement d'un mouvement séculaire favorisé par la Commission de surveillance ! Retour au texte

20. D'après les chiffres que cite Ory pour 1947 et 1948, la presse enfantine tire chaque mois à 22 millions d'exemplaires. Près de 3 millions par semaine (soit 12 millions par mois) proviennent d'une vingtaine d'hebdomadaires. Le reste - c'est-à-dire l'autre moitié ! - est qualifié par Ory de marginal. Retour au texte

21. Crépin consacre à la question des premières cibles de la Commission un article fort long, « 1945-1954 : la Commission de surveillance entre intimidation et répression », 9e art n° 4, janv. 1999, p. 21-27. Les expressions de « publications américanisées » et de « désaméricanisation » n'y apparaissent même pas ! Retour au texte

22. Jacqueline et Raoul Dubois, La Presse enfantine française, Messeiller, 1964. Retour au texte

23. Pascal Ory, Le Petit nazi illustré : vie et survie du Téméraire (1943-1944), Nautilus, 2002. [première édition, 1979.] Retour au texte

24. La Commission reviendra sur sa décision deux mois après, se contentant d'adresser une recommandation à l'éditeur. Retour au texte

25. Compte rendu des travaux..., 1958, p. 19. Retour au texte

26. Ibid. Retour au texte

27. Thierry Crépin n'est malheureusement pas le seul chercheur à recourir à l'argument spécieux consistant à calculer le pourcentage d'albums interdits à l'importation et, trouvant ce pourcentage très bas (de l'ordre de 4 %), à conclure aux bonnes dispositions du censeur. La puérilité d'un tel argument étonne chez des universitaires. En ce qui concerne la censure au titre de l'article 14, c'est-à-dire la censure des publications non destinées à la jeunesse, le pourcentage des interdictions ministérielles de livres ou de périodiques, sur avis de la Commission, est nécessairement infime par rapport à la masse des ouvrages et des périodiques publiés en France. Le fait de ces interdictions n'en constitue pas moins une atteinte extrêmement grave aux libertés publiques. Retour au texte

28. Coll. particulière ; ce document était visible dans l'exposition Les Maîtres de la BD européenne, CNBDI, 2001. Barbariche, travaillant au service du ministère de l'information, dont dépendait l'avis d'autorisation ou non à l'importation, eut un rôle de conseiller occulte de Dupuis, envers qui il était bien disposé ; à ce titre, il examina sur maquettes ce qui lui paraissait susceptible de poser des problèmes, avant la soumission des publications à la Commission de surveillance, et il renseigna l'éditeur sur les dispositions d'esprit de la Commission. Retour au texte

29. Thèse longuement détaillée dans l'article cité plus haut, « Le Mythe d'un front commun », « On tue à chaque page », op. cit. Retour au texte

30. Le n° 293 de Tarzan comporte le faire-part suivant, encadré de noir : « Adieu à TARZAN. A nos amis lecteurs et à leurs parents. Nous avons été avisés que la Commission paritaire des papiers de presse nous retire le certificat d'inscription qui permet à TARZAN de paraître avec les mêmes possibilités que les autres périodiques destinés à la jeunesse. Nous avions effectué des démarches auprès des personnes compétentes, mais la Commission a refusé de revenir sur sa décision. Nous sommes donc dans l'obligation de supprimer TARZAN. Nous nous inclinons avec une grande tristesse, mais aussi avec la conviction absolue que nous n'avons rien à nous reprocher et que les accusations portées contre TARZAN sont aussi injustes que mal fondées. L'article 2 de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse que l'on nous oppose stipulait que ces publications ne devaient comporter "aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits, ou de nature à démoraliser l'enfance ou la jeunesse". Nous défions quiconque de trouver une seule attitude de TARZAN qui soit contraire à cette réglementation. Nous considérons TARZAN comme un homme honnête, loyal, courageux, juste, irréprochable. Nous demeurons convaincus qu'il était nécessaire de faire connaître son histoire qui apportait sa contribution à la formation d'une jeunesse saine et forte. La jeunesse qui a lu les aventures de Buffalo-Bill et celles de Jules Verne n'est pas une jeunesse criminelle. Les aventures de TARZAN participaient elles aussi à l'éducation physique et morale des jeunes de notre pays. D'ailleurs nous sommes loin d'être les seuls à défendre notre point de vue. Les albums TARZAN sont actuellement recommandés par la Revue des Auteurs et des Livres de Bruxelles, qui est destinée à éclairer les directeurs de bibliothèques sur la valeur morale et technique des livres. Et que dire de l'article paru dans le Daily Mail de Londres qui signale la parution de TARZAN en URSS ? Désormais TARZAN sera lu dans le monde entier excepté en France. Nous refusons de croire aussi bien à une rivalité commerciale due au tirage important de TARZAN qu'à une rivalité politique suscitée par des partis possédant des publications d'un tirage nettement inférieur. Nous préférons penser que seule une interprétation erronée a dû donner lieu à cette mesure. Nous avons conscience d'avoir toujours fait notre devoir en présentant aux jeunes une lecture saine, mais nous sommes obligés de cesser les efforts que nous avions entrepris dans l'intérêt de la jeunesse. A vous pères de famille, à vous amis lecteurs, de nous juger. ») Retour au texte

31. Le numéro 131 de L'Intrépide, du 8 mai 1952, était encarté dans le numéro 293 et dernier de Tarzan première série, du 3 mai 1952. Les bas de pages de L'Intrépide comportaient la mention : « Toutes les histoires de Tarzan, vous les lirez dans « l'Intrépide ».

Tarzan première série comprenait sur sa fin les séries suivantes :

• Tarzan

• Don Winslow

• Arizona Bill (roman photo)

• Pavillon noir (Giffey)

• Nat du "Santa Cruz"

• Buffalo-Bill (Giffey)

• Alante le fils de la forêt (photo roman)

• Pour l'honneur (L'insaisissable)

• Rocky Rider

L'Intrépide n° 131 comporte les séries suivantes :

• La Chèvre menteuse

• Hardi, John

• Les Etriers d'argent (roman photo)

• Horn du West (Le Rallic)

• Bugs Bunny

• Mystère dans les neiges

• Handjar le justicier (texte d'Yves Dermèze, dessin de Souriau)

• Roland héros des mers

• Les Fils du vent (scénario de J. Prado, dessin de Bob Dan)

•Arizona Bill

• Arthur et Zoé

• Nat du "Santa Cruz"

• Rocky Rider

• Don Winslow

• Alante le fils de la forêt

• Réseau secret (texte de G. Fronval, dessins de Lucien Nortier)

• Marco Gars du voyage (texte de L. Bornert, dessin de A. Galland)

• Le Petit shérif

• Cocorico (The Captain and the Kids de Dirks)

• Willie (un plagiat de Skippy de Percy Crosby)

• La Course au milliard (texte de Montaubert, dessin de Cazanave)

• Sabre au clair (texte de L. Bornert, dessin de Cazanave)

• Fanfan la Tulipe (texte de Prado, dessin de Le Rallic) Retour au texte

32. Pour Crépin, la preuve que Del Duca était un « gros poisson » est que le ministère de la Justice a toujours refusé de lancer des poursuites contre la Collection Tarzan (p. 368). Si le ministre n'a pas fait engager de poursuites, c'est que l'éditeur avait des protections ! On ne sait plus ici si on lit la prose de Thierry Crépin ou celle de... Raoul Dubois. Retour au texte

 

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