Notes pour servir à l'histoire des littératures dessinées


DIX OUVRAGES CLASSIQUES SUR LA BANDE DESSINEE


Par Harry Morgan

Seduction of the Innocent

Fredric Wertham

Rinehart, 1954

 

Le Dr Wertham, un psychiatre allemand installé aux Etats-Unis en 1922, mena à partir de 1948 une croisade contre les comic books, qu'il rendait responsables de la délinquance juvénile, croisade dont le point culminant fut la publication en 1954 de son livre Seduction of the Innocent (Rinehart, 1954). Wertham y reprend les arguments de la guerre séculaire contre la lecture et les mêle à l'argumentaire sociologique de l'école de Francfort : les comic books sont une école du crime et de la perversion ; ils sont des propagateurs de l'analphabétisme ; ils sont usinés à la chaîne par des individus louches. Wertham déclencha une panique sociale aux Etats-Unis et la campagne anti-comics eut des réverbérations à travers le monde.

 

A un demi-siècle de distance, Seduction of the Innocent apparaît au spécialiste de bande dessinée comme un fleuron de la littérature polémique. Wertham considère que les personnes impliquées à un titre ou un autre dans la fabrication ou la distribution des comics appartiennent à une sorte de pègre. Ceci explique sa réaction d'indignation devant le fait qu'un éditeur attaqué par lui, Fawcett, l'éditeur du comic book Tom Mix Western, ose adresser un droit de réponse au magazine qui a publié sa diatribe (du point de vue de Wertham, l'éditeur de comics devrait raser les murs !). De même, Wertham dénonce dans les termes les plus violents le fait que des universitaires (les doctoresses Jean A. Thompson, Sidonie Gruenberg, Lauretta Bender, Josette Frank) siègent dans des conseils scientifiques maison pour examiner le contenu des comics des principales maisons d'édition, parce que le fait même de cette collaboration constitue à ses yeux un manquement à l'éthique, exactement comme si lesdites psychologues ou pédopsychiatres étaient devenues les maîtresses de gangsters ! Enfin, le psychiatre note avec un humour sardonique que certains auteurs de comics choisissent de le caricaturer dans leurs publications, ce qui représente clairement à ses yeux une sorte de version soft d'un « contrat » sur sa tête !

Face au péril des comics, Wertham se présente comme investi d'une mission quasi sacrée. Une grande partie de Seduction of the Innocent est consacrée à narrer par le menu les témoignages de Wertham devant les commission d'enquête sur la criminalité juvénile, en mettant en valeur à la fois sa clairvoyance, son désintéressement et son courage.

La thèse de Wertham sur les comics est indissociable de ses positions sur la délinquance juvénile, typiques d'une pensée « progressiste », qui postulent l'innocence essentielle du mineur délinquant et attribuent le passage à l'acte délictuel à des facteurs psychanalytiques et sociaux. Seduction of the Innocent se termine sur une scène presque christique. La mère d'un jeune délinquant récidiviste qui va être envoyé en maison de correction sanglote dans un couloir obscur de la clinique Lafargue. Wertham l'emmène dans son bureau en dépit de l'heure tardive et lui répète qu'elle n'est pas responsable du fait que son fils a mal tourné (la faute revient aux comics et aux séries policières à la radio !). Consolée, la mère se dispose à prendre congé. Mais elle s'arrête sur le pas de la porte.

 

« "Doctor," she said in a low voice. "I'm sorry to take your time. But please - tell me again."

I looked at her questioningly.

"Tell me again, she said slowly and hesitantly. "Tell me again that it isn't my fault."

And I did. » (Seduction of the Innocent, op. cit., p. 397)

 

Les critiques savants de Wertham ont relevé très tôt que le docteur ne présentait aucune donnée tangible à l'appui de ses thèses psychosociales, Wertham s'appuyant exclusivement sur les « témoignages » de « milliers » d'enfants délinquants qu'il a interrogés. Il n'indique ni lieux ni dates pour les actes criminels commis par des mineurs lecteurs de comics, actes qu'il dépeint si complaisamment. Il ne donne ni nom ni date ni indication d'aucune sorte pour les propos de petits lecteurs qu'il reproduit et que - pour autant qu'on sache - il a inventés eux aussi. Une telle démarche ressortit évidemment à un discours d'autopromotion et à l'argument d'autorité et, en dépit des déclarations de certains de ses défenseurs, elle n'a de scientifique que le nom.

Symétriquement, les spécialistes des littératures dessinées ont donné maints exemples des manipulations que faisait subir Wertham au corpus des littératures dont il prétendait démontrer la nocivité, c'est-à-dire aux comic books américains. (Il est incontestable qu'une grande partie du fandom écrit sur Wertham de seconde ou de troisième main et sans connaissance du dossier. Mais symétriquement il faut relever l'opiniâtreté et l'érudition de certains spécialistes. L'Overstreet Price Guide indique numéro par numéro les comics auxquels Wertham fait référence dans son livre - qui bénéficient de ce fait d'une surcote - ce qui signifie que les érudits ont réussi à retrouver l'intégralité des sources de Wertham alors même que celui-ci ne donne aucune indication bibliographique, ni titre, ni date, ni éditeur, ni dans le corps de l'ouvrage ni dans les prétendues « notes bibliographiques », coupées dans la plupart des exemplaires, et alors qu'il résume parfois les intrigues en deux lignes, en les déformant !)

On peut dresser de ces manipulations werthamiennes le tableau suivant :

1. Wertham parle de comics qui n'ont jamais existé. (Il n'existe à notre connaissance aucun comic titré Love Comics.) Ou, ce qui revient au même, Wertham laisse ses jeunes patients affabuler le contenu des comics sans se demander s'il s'agit ou non d'affabulations. (The Blue Beetle ne se change pas en insecte !)

2. Wertham déforme systématiquement le contenu des récits dessinés, de sorte que, dans la version qu'il en livre, ils racontent autre chose que ce que les auteurs ont écrit et dessiné et que les lecteurs ont lu. Le comic de western cité plus haut, Tom Mix Western, contient un épisode où on coupe les mains de mannequins. Wertham prétend qu'on coupe les mains de cow-boys en chair et en os et que les enfants comprennent l'histoire comme il la comprend lui-même.

3. Wertham rend compte systématiquement de façon mensongère du « sens global », de la « morale » des histoires, en leur faisant dire le contraire de ce qu'elles racontent. Murder, Morphine and Me de Jack Cole (sorti de True Crime Comics n° 2, mai 1947), probablement le plus terrifiant récit jamais dessiné sur l'univers de la drogue, devient une banalisation et une apologie de l'usage de stupéfiants !

4. Wertham reproduit des dessins amputés pour en modifier le sens. Empruntant à la « méthode paranoïaque critique » de Salvador Dali, Wertham cherche des « images cachées » dans les détails des cases des comics. Il trouve ainsi, par grossissement de l'image, des sexes féminins là où il n'y en a pas (par exemple dans les muscles de l'épaule d'un personne). Son interprétation est que les cartoonists cachaient des images de sexe féminin dans la musculature de leur héros pour pousser leurs jeunes lecteurs à commettre des viols.

5. L'amputation des dessins favorise aussi leur trucage. Elle permet à Wertham de faire dire à l'image le contraire de ce qu'elle dit. Wertham reproduit une partie du splash panel de « Boston's Bloody Gang War » (extrait du même numéro de True Crime Comics que « Murder, Morphine and Me »). La page entière montre, entre autres, les choses suivantes : une image inscrite dans le mot GANG, où Big Phil Cappolla fait tirer à la mitraillette sur des hommes du gang adverse, ligotés et assis au milieu d'un canot, sur l'eau ; une image inscrite dans le mot WAR, montrant une voiture tirant les corps de deux hommes du gang de Cappolla, tirés derrière une voiture ; des bulles émanant de la voiture expliquent que c'est une façon d'effacer les visages et Little Mike Turk, dont la tête déformée par un horrible rictus flotte au premier plan, commente en disant que Big Phil lui-même appréciera le travail, en admettant qu'il vive assez vieux pour « identifier la viande ». Divers récitatifs présentent ces scènes comme des étapes d'une escalade de la vengeance, dans une guerre des gangs décrite comme une « boucherie sauvage ». Wertham ne reproduit de toute cette page que l'image inscrite dans le mot WAR, qui montre la voiture tirant les corps et la tête hilare de Little Mike Turk, ainsi que leurs bulles. La légende de Wertham, jamais en panne d'une référence classique, précise qu'Homère décrivait un cadavre tiré derrière un chariot avec pitié, mais que les comics montrent sans aucune pitié des corps vivants déchiquetés derrière un véhicule. Ainsi séparée de son contexte, cette image peut faire penser que l'histoire d'où elle est extraite consiste en une succession d'actes de torture abominables commentés de façon guillerette par des monstres hilares, alors que la tonalité de la page originale est de l'ordre d'un « effroi indicible » (awe) devant des successions d'horreurs, tonalité qui n'est, soit dit en passant, pas sans rapport avec la littérature homérique !

6. Wertham définit des catégories imaginaires, par exemple les comics qui se spécialiseraient dans le motif de la blessure à l'œil (injury-to-the-eye motif). Ce faisant, il fourre dans le même sac une histoire policière de Jack Cole et une histoire d'Heroic Fantasy à la Conan, par John Giunta. Naturellement, Wertham se réfugie ici encore derrière la thèse que ce sont les usagers qui formeraient de telles catégories. (« The children of the early forties point out the injury-to-the-eye to us as something horrible. The children of 1954 take it for granted. A generation is being desensitized by these literal horror images. » Seduction of the Innocent, p. 112)

7. Wertham donne une image totalement déformée des comics dans leur ensemble, ce qui signifie tout simplement que la littérature qu'il décrit si longuement n'existe pas ! Selon lui, les comics sont avant tout des crime comics et des horror comics (en réalité deux genres très minoritaires) et le reste (par exemple les funny animals et les love comics, les deux segments dominants du marché à l'époque où il écrit) représentent des déclinaisons « soft » des précédents !

Toutes ces manipulations se combinent en permanence et il se crée une synergie entre elles, ce qui maximise l'affabulation werthamienne. Une case extraite d'un crime comic, et censée illustrer le motif de la « blessure à l'œil » (catégorie 6) montre le visage d'une femme menacée d'une seringue. L'image est extraite de « Murder, morphine and me », de Jack Cole. Conformément à sa stratégie de mensonge délibéré, Wertham omet de préciser que l'image est en réalité d'une image de rêve (catégorie 2 ; catégorie 5), ce qui revient à la présenter 1. comme réelle, 2. comme la prémice d'une scène de torture. (La distinction est fondamentale : dans les rêves, même ceux des comics, on se réveille avant le moment fatidique ! dans la vie réelle, la préparation d'une action est suivie de cette action !) Enfin, dans le texte de Wertham, le rêve en question (qui n'est pas associé à l'image, peut-être parce que Wertham essaie de fabriquer deux « bon exemples » à partir d'une unique source) est présenté comme idyllique : « A typical comic book shows a blonde young girl lying in bed. She says : "Then I was dreaming of murder and morphine." This is a crime comic dream. » (Seduction of the Innocent, op. cit., p. 84. A noter qu'à aucun moment dans l'histoire la fille ne dit cela : elle se réveille d'un rêve terrifiant où un junkie la menace dans sa chambre.) Au total, selon Wertham, l'histoire présente la drogue et ses usagers de façon rose, alors que le récit de Cole raconte exactement le contraire : toute l'histoire repose sur le fait que la fille, victime d'une interminable série d'horreurs, souffre de stress post-traumatique.

Loin de mériter une place dans l'histoire de la psychologie, comme le prétendent ses défenseurs modernes, le Dr. Wertham était un piètre savant. Sur le plan humain, c'était un adversaire déloyal recourant systématiquement à l'attaque personnelle, au mensonge et à la manipulation.

 

Harry Morgan

 

Lire, sur ce même site, Wertham et ses défenseurs modernes, ainsi que Campagnes anti-comics de tous les pays

 

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Pour plus de détails sur Wertham, nous renvoyons à nos Principes des littératures dessinées, Editions de l'an 2, 2003.