Notes pour servir à l'histoire des littératures dessinées


DIX OUVRAGES CLASSIQUES SUR LA BANDE DESSINEE


Par Harry Morgan

Présentation générale

 

Les dix ouvrages de notre liste représentent des étapes importantes du discours sur la bande dessinée. Tous ont connu une grande fortune éditoriale et critique. Notre liste permet donc de tracer une histoire en miniature de la littérature secondaire consacrée à la BD. Chronologiquement, on constate que les ouvrages de pédagogues ou de professionnels de l'enfance (Sadoul, Wertham), attaquant la littérature dessinée, le cèdent progressivement à la littérature fanique (Coulton Waugh aux Etats-Unis, Couperie en France), qui a ses qualités et ses défauts, mais qui a le double mérite de donner pour la première fois des bases à l'étude (par exemple en fournissant des données bio-bibliographiques !) et d'échapper à l'hostilité systématique vis-à-vis de la BD. Décrire cette littérature fanique comme essentiellement hagiographique, attitude qui est de bon ton dans certains milieux académiques, est par conséquent tout à fait abusif. Il faut relever tout au rebours l'incapacité d'une certaine littérature académique, tard dans le 20e siècle, à prendre en compte des notions aussi élémentaires que celle d'auteur (les BD étant, c'est bien connu, fabriquées en usine !).

Les années 1980 et 1990 voient la lente émergence d'une littérature scientifique sur la BD. Il est à noter que cette littérature se développe de façon autonome, le domaine étant longtemps négligé par l'université, en tous cas en France. (Une heureuse exception est Pierre Fresnault-Deruelle, dont malheureusement les travaux, inspirés par le barthésisme, datent un peu, mais qui s'est remis récemment à écrire sur la BD.) Dans cette littérature scientifique, nous avons retenu, toujours sur la base de la fortune critique des ouvrages, un ouvrage américain, Understanding Comics de Scott McCloud, et deux ouvrages français, Case, planche, récit de Benoît Peeters, et Système de la bande dessinée de Thierry Groensteen. Nous avons naturellement conscience de l'injustice que nous commettons en ne citant pas les bons historiens américains tels que Robert Beerbohm, Robert C. Harvey, M. Thomas Inge, David Kunzle, Rick Marschall, Donald Phelps, ou de bons théoriens francophones comme Jan Baetens, Pascal Lefèvre, Thierry Smolderen, etc. Et il convient de rendre à tous ces auteurs (et à ceux que nous n'avons pas cités !) l'hommage qui leur est dû. Ils sont les véritables inventeurs d'une discipline nouvelle, qu'on pourrait appeler la comicologie ou la stripologie, qui s'est constituée autour d'institutions savantes - musées, revues d'études, écoles d'arts intégrant un enseignement sur la BD -, mais aussi - et surtout - autour de passions personnelles, de correspondances érudites et de recherches menées parfois dans une solitude héroïque.

Certains livres de notre liste représentent à un titre ou un autre, dans ce domaine naissant de la stripologie, une révolution. C'est le cas de l'ouvrage de Frederic Schodt, Manga ! Manga !, qui révéla au lectorat occidental l'incroyable richesse de la bande dessinée japonaise, constituant une écologie complète, parallèle à l'écologie de la BD connue jusqu'alors, découverte comparable, pour employer une image hyperbolique mais judicieuse, à celle d'habitants dans la planète Mars.

Il n'y avait, à l'évidence, aucune raison d'écarter de notre liste des ouvrages hostiles à la BD. Ils nous rappellent premièrement que la littérature secondaire, y compris celle qui se voulait savante, a initialement été très critique vis-à-vis du médium, d'où il découle - on l'a dit plus haut - que la littérature fanique a nécessairement dû se fixer comme première tâche une défense et illustration de la BD. En second lieu, ces ouvrages polémiques invitent à une évaluation de leur argumentaire, qui nous ménage parfois bien des surprises. Les ouvrages de Sadoul, de Wertham, de Mattelart et Dorfman sont en réalité des pamphlets, les deux premiers extrêmement violents, le troisième tour à tour goguenard et amer. Il est à noter que les trois livres attaquent des bandes complètement différentes et se contredisent les uns les autres. Sadoul s'en prend au newspaper strip, pour lequels le Dr Wertham n'aura que des éloges. Pour le psychiatre germano-américain, ce sont les comic books qui représente la mauvaise BD, à cause de la place qu'ils font au crime et à l'horreur. Dorfman s'en prend lui aussi aux comic books, mais à ceux de Disney, presque unanimement considérés comme anodins pendant la campagne anticomics des années 1950. Il n'y a donc dans tout cela ni rime ni raison et les cibles sont choisies en fonction des préjugés des auteurs et des considérations stratégiques du moment. Sadoul cherche à persuader ses lecteurs communistes d'acheter la presse enfantine du parti à leurs marmots. Wertham veut régler des comptes avec son pays d'accueil via sa culture populaire et il s'en prend aux comic books parce qu'ils ne bénéficient d'aucune légitimité. Mattelart et Dorfman reprochent de façon assez confuse à Donald d'avoir préparé les esprits (?) au putsch fasciste de Pinochet au Chili et, plus banalement, voient dans les histoires de Barks l'antithèse de la fiction pour enfants progressiste qu'ils sont en train d'élaborer dans le cadre de l'Unité Populaire d'Allende.

Le lecteur trouvera peut-être que nous cédons à nos propres penchants pour la critique en analysant ces ouvrages. Mais les questions théoriques que soulèvent les proses de Sadoul, Wertham, Mattelart et Dorfman  - les médias de masse ont-ils une influence néfaste sur les attitudes et les comportements de telle ou telle catégorie sociale ? l'organisation de l'industrie de la culture se reflète-t-elle dans le contenu lui-même des produits culturel ? - sont parfaitement légitimes et n'ont à l'évidence rien perdu de leur actualité ! En passant au crible de la critique scientifique, à partir d'une connaissance approfondie des littératures dessinées, les positions de nos auteurs, et en relevant les attitudes sous-jacentes - et parfois tout simplement les erreurs de jugement - qui les fondent, nous pouvons espérer apporter sur ces questions un éclairage nouveau et contribuer de la sorte à donner au débat des bases plus saines.

 Harry Morgan

  1. Georges Sadoul, Ce que lisent vos enfants, Bureau d'editions, 1938.

2. Coulton Waugh, The Comics, MacMillan, 1947, University Press of Mississippi, 1991.

3. Fredric Wertham, Seduction of the Innocent, Rinehart, 1954.

4. David Manning White, Robert H. Abel (ed.), The Funnies: An American Idiom, Free Press of Glencoe, 1963.

5. Pierre Couperie et al., Bande dessinee et figuration narrative, Musee des arts decoratifs, 1967.

6. Armand Mattelart et Ariel Dorfman, Donald l'imposteur ou l'impérialisme raconté aux enfants, Alain Moreau, 1976 [1971].

7. Frederic schodt, Manga! Manga! The World of Japanese Comics, Kodansha, 1983, Edition de poche, 1986.

8. Benoit Peeters, Case, planche, recit: comment lire une bande dessinee, Casterman, 1991.

9. Scott McCloud, Understanding Comics: The Invisible Art, Kitchen Sink, 1993.

10. Thierry Groensteen, Systeme de la bande dessinee, PUF, 1999.