POUR EN FINIR AVEC LE 20e SIECLE

par Harry Morgan

Cet article est le second d'une série

Attention, chat cassant


Les vérités désagréables

Le sémio-structuralisme et la trappe à littérature

Comment une bande de minus a réussi, dans le dernier tiers du 20e siècle, à disqualifier le projet littéraire


« La pensée littéraire n'est pas seulement digne d'être accueillie parmi les discours de connaissance ; elle a aussi des mérites particuliers. Ce qui s'exprime à travers des histoires ou des formules poétiques échappe aux stéréotypes qui dominent la pensée de notre temps ou à la vigilance de notre propre censure morale, qui s'exerce avant tout sur les assertions que nous parvenons à formuler explicitement ; les vérités désagréables - pour le genre humain auquel nous appartenons ou pour nous mêmes - ont plus de chances d'atteindre à l'expression dans une oeuvre littéraire que dans un ouvrage philosophique ou scientifique. »

Todorov, La Vie commune, essai d'anthropologie générale, Seuil, 1995, p. 12.

 

La seconde moitié du 20e siècle a vu un assaut contre la littérature, mené par des théoriciens persuadés de détenir une science supérieure, qui leur permettait de percer les secrets des oeuvres, et dont les bases étaient la linguistique (sémio-structuralisme), l'hégelianisme et le marxisme (matérialisme dialectique), à quoi il faut rajouter le courant sociologique.

Vue à travers ces prismes, la littérature possède trois caractères. Elle est : 1. Transparente, c'est-à-dire entièrement et définitivement interprétable. (Mais il faut noter le revirement de ce qu'on appelle parfois le post-structuralisme, qui postule au contraire qu'on n'a jamais fini d'interpréter.) 2. Suspecte idéologiquement (le récit est foncièrement réactionnaire, non dans son contenu, mais dans son principe même). 3. Historiquement datée. En 1969, Gérard Genette (Figures II) annonce carrément que le récit est, comme l'art pour Hegel, une chose du passé.

Cette mise en accusation de la littérature n'est pas toujours explicite. Todorov, Kristeva, sont remplis de propos emphatiques et transis sur la notion de littérature, l'essence de la poésie, etc. Mais cette littérature est devenue un concept à peu près abstrait, elle n'est analysable que comme discours, elle résulte du travail de la langue, et seul un sémiologue, armé de la linguistique, et accessoirement de la psychanalyse et du marxisme, peut la définir et énoncer ses propriétés. L'auteur n'intervient pas activement dans ce travail de production, qui le traverse.

En conséquence, le projet romanesque lui-même a été mis en cause, et les romanciers se sont trouvés devant les options suivantes : 1. Abandonner les formes traditionnelles au profit d'une forme « libre ». 2. Créer une forme nouvelle, expérimentale (Nouveau Roman ou recherches du « premier Sollers »). 3. Sur-systématiser les formes traditionnelles, par l'imposition de « contraintes » (Pérec), ce qui dote l'œuvre d'une structure selon les vues des sémiologues (elle à la fois cachée et contraignante).

Pour le public cultivé, il a découlé de cet assaut théorique un divorce entre ses opinions et ses pratiques, les gens continuant naturellement à lire des romans bien écrits et bien composés, mais jugeant cette forme désuète et craignant de passer pour des nigauds. Ceci explique en partie le succès auprès du « grand public cultivé » de genres comme le roman policier, réserve, chasse gardée (mais l'image est ici insuffisante, il faudrait plutôt parler de maison close de bonne tenue).

Cinq tendances de la critique contemporaine, toutes cinq amenées par le courant sémio-structuraliste, permettent de faire passer la littérature à la trappe ou de la dépouiller d'elle-même :

1. Le remplacement de l'oeuvre par ses abords. La critique savante manifeste une préférence pour le brouillon, le carnet, l'inédit, l'inachevé, officiellement parce que cela permet de découvrir le « travail de production » du texte, en réalité parce que l'écrivain s'y présente en caleçon et ressemble davantage à un péquin et que cela permet de liquider l'oeuvre en liquidant l'auteur.

2. Un goût exclusif pour le ratage ou le cas-limite. Mallarmé, Proust, Kafka sont de grands écrivains. Mais ce qui intéresse le sémiologue dans Mallarmé est la trituration phraseuse, dans Proust, les inégalités, dans Kafka, les velléités et l'impossibilité d'achever. Des auteurs olympiens ou des oeuvres parfaites n'intéressent personne.

3. L'engouement pour le style oral. Claudel, Céline, Duras, Beckett, sont les grands auteurs du 20e siècle parce que leurs livres ne sont pas faits pour une lecture silencieuse. Il s'agit dans ce cas d'une liquidation de la littérature par exclusion ; il n'existe que l'oralité.

4. L'oeuvre comme structure vide. Le Saint Graal du structuralisme est l'oeuvre dénué de sens, le signifiant sans signifié. Dans La Notion de littérature, Todorov va jusqu'à écrire « Rimbaud [dans les Illuminations] a élevé au statut de littérature des textes qui ne parlent de rien, dont on ignorera le sens - ce qui leur donne un sens historique énorme. » Le sémiologue rêve d'une poésie qui, à l'image de la sémiologie, ne se préoccuperait que de structures ou de relations. Barthes, dans Critique et vérité, lacanise cela : le sujet de l'oeuvre est « un vide autour duquel l'écrivain tresse une parole infiniment transformée (insérée dans une chaîne de transformation), en sorte que toute écriture qui ne ment pas désigne, non les attributs intérieurs du sujet, mais son absence. [Note de Barthes : On reconnaît ici un écho, fût-il déformé, de l'enseignement du docteur Lacan à son séminaire de l'Ecole pratique des hautes études.] Le langage n'est pas le prédicat d'un sujet, inexprimable ou qu'il servirait à exprimer, il est le sujet. » (Critique et vérité, O. C., T. 2, p. 47.) Et Barthes précise : « En ajoutant son langage à celui de l'auteur et ses symboles à ceux de l'oeuvre, le critique ne "déforme" pas l'objet pour s'exprimer en lui, il n'en fait pas le prédicat de sa propre personne ; il reproduit une fois de plus, comme un signe décroché et varié, le signe des oeuvres elles-mêmes, dont le message, infiniment ressassé, n'est pas telle "subjectivité", mais la confusion même du sujet et du langage, en sorte que la critique et l'oeuvre disent toujours : je suis littérature, et que par leurs voix conjuguées, la littérature n'énonce jamais que l'absence du sujet. » (Critique et vérité, O. C., T. 2, p. 47.)

5. L'extrêmisme sociologique. Il s'agit, en affirmant un déterminisme rigoureux, de liquider l'oeuvre en l'attribuant au milieu. Pour la critique sociologisante, les hommes de lettres sont le reflet de leur temps et ils ne perçoivent pas plus les déterminants sociaux qui les contraignent que le poisson ne voit l'eau dans laquelle il nage. Pour la critique sémio-structuraliste, ils sont le reflet des structures, ce qui revient au même et rend sans intérêt la grande bataille des structuralistes contre la critique historicisante. L'auteur n'a aucune marge de manoeuvre (conventionnalisme) ni aucun contrôle sur son oeuve (anti-intentionalisme).

Malheureusement, les écrivains sont le plus mauvais exemple. Comme le note Todorov, revenu à de meilleurs sentiments, dans le passage qui sert d'exergue à ces feuillets, la tâche de l'écrivain est précisément d'échapper aux conventions et aux stéréotypes (c'est-à-dire aux structures !) et il a presque une obligation morale de se détacher de son époque. Il existe d'ailleurs un genre littéraire de la lucidité (sociale ou sémiologique) : c'est la satire. Du point de vue d'un sociologue, le Flatland d'Abbott (1884) est tout simplement impossible, car un Victorien ne peut en théorie considérer la société victorienne de l'extérieur, comme peut la voir, à un siècle de distance, un historien des mentalités, pas plus qu'il ne peut, du point de vue d'un sémiologue, percevoir les contraintes qui structurent la prose victorienne, comme peut les percevoir le sémiologue lui-même, se livrant à une analyse textuelle. Et pourtant le livre d'Abbott existe !

Un auteur peut échapper complètement à son époque. C'est vrai même pour le roman d'imagination scientifique ! Defontenay a écrit un roman planétaire (Star, ou Psi de Cassiopée) en 1854, quarante-trois ans avant Wells, soixante-seize ans avant Stapledon. Et il ne s'agit pas, comme on pourrait le penser, de fantaisie, de merveilleux déguisé, de génies ou d'anges, mais de véritables extraterrestres avant la lettre. Lovecraft présente un décalage inverse, car il écrit dans les années 1920 et 30 une prose qui, pour l'aspect scientifique, reprend les thèmes à la mode de la génération précédente (éther, quatrième dimension de l'espace) - et qui, littérairement parlant, eût été à sa place dans le Blackwood's magazine du milieu du 19e siècle (quoique The Dream-Quest of unknown Kaddath soit plutôt de la veine symboliste). Naturellement, il y a un prix à payer pour ce genre de décalage. Il est peu probable que Defontenay ait eu beaucoup de lecteurs de son vivant. C'est Queneau qui l'a redécouvert. Lovecraft a publié sa prose dans des pulps et dans des revues de « journalisme amateur », et n'a jamais tenu en main un volume de ses oeuvres. Son influence fut aussi considérable que tardive.

La remise en cause de l'entreprise littéraire ne convainc donc guère. Par contre, les spécialistes de sciences humaines sont le meilleur exemple de leur thèse, parce qu'ils sont effectivement prisonniers des structures de leur temps et de leur milieu (incarnées dans les postulats et les règles de leur discipline) et qu'ils ne produisent que le seul discours possible dans le cadre de leur institution.

 

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