POUR EN FINIR AVEC LE 20e SIECLE

par Harry Morgan

Cet article est le cinquième d'une série

Attention, chat cassant


Intrusion dans la littérature fantastique

Comment les idées de Todorov ont obscurci l'étude du récit fantastique de 1970 jusqu'à nos jours

Les conceptions de Tzvetan Todorov sur le conte fantastique (Introduction à la littérature fantastique, Seuil, 1970), inspirées de l'analyse structurale, ont eu une telle fortune critique qu'elles font aujourd'hui partie des programmes de l'éducation nationale, en tous cas en France. Tout amateur de cette littérature a connu la surprise de se faire gronder gentiment dans un dîner en ville par un vis-à-vis enseignant parce qu'il parlait naïvement de fantastique au sujet de Dracula ou de La Chute de la maison Usher. Dracula, officiellement, c'est du « merveilleux » et La Chute de la maison Usher, c'est du « fantastique-étrange ». Malheureusement, les fameuses conceptions todoroviennes sont un tissu d'erreurs et de contradictions.


1.

Le premier problème de Todorov est celui d'une définition trop restrictive. Todorov réduit le fantastique aux récits où le lecteur (et éventuellement le personnage) hésite « entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués ».

Si le fantastique repose sur « une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle » (Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Corti, 1951), une « rupture des constances du monde réel » (Vax, La Séduction de l'étrange, PUF, 1965), voire une « rupture de l'ordre reconnu, une irruption de l'inadmissible » (Caillois, Au cœur du fantastique, Gallimard, 1965), la possibilité d'une explication rationnelle n'est en rien une constante de cette littérature. En réalité, la définition de Todorov colle assez exactement au récit fantastique victorien, des Dickens, Le Fanu, Conan Doyle, Henry James (c'est précisément à son engouement pour James, croyons-nous, que Todorov doit sa définition), sans parler des auteurs féminins qui ont souvent tant de charme, les Mrs Riddell, Mrs Edwards, Mrs Braddon, etc. Mais sa définition n'est pas adaptée au reste du fantastique, pas même au fantastique français du XIXe siècle.

Si l'on suivait Todorov, Poe, Balzac, Gautier se seraient trompés en appelant leurs contes fantastiques. Ni La Chute de la maison Usher, ni La Morte amoureuse, ni L'Elixir de longue vie n'appartiendraient à cette veine. Todorov exclut lui-même certains de ces auteurs (Poe), mais il en conserve d'autres (Gautier) en contradiction avec sa définition. - Même débâcle chez les Allemands et un (petit) nombre de contes d'Hoffmann ne resterait fantastique que parce que ses personnages ont eu jusqu'au bout la présence d'esprit de se demander, au milieu des événements surnaturels, s'ils ont rêvé ou s'ils devenaient fous. Le Dracula de Bram Stoker ne serait pas plus fantastique que le Dr Jekyll and Mr Hyde de Stevenson. Rationnels, ces contes appartiendraient à ce que les catalogues de libraires appellent souvent le surnaturel expliqué et que Todorov nomme l'étrange ; dans le cas inverse, ils seraient à verser dans le surnaturel accepté pour tel, que Todorov appelle le merveilleux. C'est naturellement la rupture de logique inhérente au genre qui pose le plus de problèmes à Todorov. Le Nez de Gogol, n'offrant pas d'hésitation entre banal et surnaturel, est rangé, en désespoir de cause dans le merveilleux, - où cet appendice devenu autonome voisine avec les afrites et les sylphides!

Todorov est naturellement incapable de se tenir à sa définition et, ayant dépeuplé le fantastique, il est bien obligé de parler de Poe, de Balzac, de Maupassant, - et d'oeuvres de ces auteurs qui ne correspondent par à son critère. Il se contredit dès le commencement, puisqu'il illustre sa définition du fantastique avec Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, pour exclure, quelques pages plus loin, le roman gothique - à classer soit dans l'étrange (Ann Radcliffe), soit dans le merveilleux (Lewis, Mathurin). Mais Todorov a beaucoup admiré que le héros, et l'auteur, du Manuscrit, hésitassent jusqu'au bout sur la nature des événements auxquels ils sont confrontés. Il finit par ranger Le Manuscrit trouvé à Saragosse dans une catégorie frontière: le fantastique-étrange, car quoiqu'on puisse croire pendant toute le roman aux apparences surnaturelles, la toute fin prétend tout expliquer rationnellement, au prix, il est vrai, d'un échafaudage d'invraisemblances.

L'analyse d'Aurélia de Gérard de Nerval illustre bien les contradictions de Todorov. Il y voit « un exemple original et parfait de l'ambiguïté du fantastique » (en s'aidant d'arguments linguistiques : l'usage systématique de l'imparfait et de la modalisation, c'est-à-dire de degrés d'incertitude introduits par des formules comme « il me semblait », « j'avais l'idée que »). Mais Aurélia ne peut rentrer dans la définition qu'il donne du fantastique, n'y ayant point d'hésitation sur les faits, - car les rêves et les visions de Gérard sont identifiés comme tels, référence à Swedenborg à l'appui. Mais Todorov, ayant reconnu qu' « à première vue, le fantastique n'existe pas ici », tire argument de ce que le personnage accorde une importance mystique à ces images tout en se sachant fou - et prétend situer l'hésitation entre naturel et surnaturel non plus dans notre interprétation des faits mais dans notre interprétation... de l'interprétation qu'en fait le personnage (« L'hésitation concernait tout à l'heure la perception, elle concerne à présent le langage. ») Moyennant cette pirouette, une rupture de logique suffit dans Aurélia à remplir le critère, en apparence si rigoureux, de la double interprétation, naturelle ou surnaturelle des événements. (Incidemment, Todorov fait un grave contresens en supposant allégoriques les Mémorables d'Aurélia. Que Gérard ait pu désirer nous faire lire, en le donnant comme un rêve et en le couchant sous le titre même des visions de Swedenborg (Memorabilia) une simple allégorie est inadmissible.)

Ce que Todorov aurait aimé trouver dans Aurélia se trouve-t-il dans La morte amoureuse de Gautier ? On pourrait le croire, puisque Todorov, au fil des pages, attribue l'hésitation sur la nature des événements de cette nouvelle au rêve, à l'illusion des sens, au hasard. Un lecteur moderne, habitué aux fictions limpides, qui aurait lu autrefois ce conte, se souviendrait peut-être qu'il y est question d'une femme vampire et d'un jeune abbé qui, ayant succombé aux charmes de la démone, la suit à Venise. Il n'en est rien cependant, et, dans le conte, le prêtre se damne dans les palais vénitiens avec sa vampirique courtisane sans quitter sa cure de montagne. Il est à la fois en un endroit et l'autre. « Tantôt je me croyais un prêtre qui rêvait chaque soir qu'il était gentilhomme, tantôt un gentilhomme qui rêvait qu'il était prêtre. » - On voit aussitôt sur cet exemple l'insuffisance de la définition de Todorov. « Jusque là [jusqu'à la destruction finale du vampire], les événements peuvent avoir une explication rationnelle », écrit-il avec une confiance naïve. En réalité, le fait de la double vie du prêtre tombé est présenté par Gautier dans son irréductible contradiction.

 

2.

 

On peut donc amener une double conclusion provisoire : 1. la définition de Todorov est incapable de rendre compte du gros de la littérature fantastique, que Todorov relègue par conséquent dans des catégories limitrophes ; 2. même dans le corpus anormalement réduit qu'il retient comme authentiquement fantastique, sa définition ne s'applique pas, ce qui l'oblige à des contorsions.

On nous dira que tout cela est un simple problème d'étiquetage. Après tout il importe peu qu'on range tel ou tel récit dans le fantastique, il suffit qu'on s'entende sur les mots. Todorov lui-même, en dépit de son scientisme exigeant, ne craint pas d'user de faux-fuyants : « Mais, d'abord, rien ne nous empêche de de considérer le fantastique précisément comme un genre toujours évanescent. » (p. 47) Cependant Todorov prétend adopter une démarche hypothético-déductive, et force est de le suivre sur son terrain. Todorov, par modestie ou par prudence, précise en préface à son ouvrage qu'il n'est point besoin d'avoir tout lu, et que la démarche scientifique s'appuie sur un petit nombre d'occurrences, en tire une hypothèse générale, puis la vérifie ou l'infirme en examinant d'autres cas. En adoptant cette démarche, on doit conclure que la définition proposée par Todorov (la permanence de l'hésitation entre une explication naturelle et une explication surnaturelle) ne vaut strictement rien.

Le problème est accentué du fait que le choix du corpus todorovien est aberrant. Y figurent la plupart des Français situés chronologiquement entre Cazotte et Maupassant (Balzac, Gautier, Mérimée, Villiers de l'Isle-Adam, etc.), les Allemands Arnim et Hoffmann, les Américains Poe, Bierce et James, mais, paradoxalement, alors que la définition de Todorov est en réalité anglaise et même victorienne, pas un seul Anglais, à part le naturalisé Henry James. Pas un Victorien (où sont Dickens, Collins, Stevenson, Doyle, Kipling, Stoker ?), ni un Edwardien (où sont Machen, Blackwood, de la Mare, Hodgson, Dunsany ?). Pas un seul Belge (Ray, Owen, Ghelderode ?), pas un seul Américain moderne (Merritt, Lovecraft, Clark Ashton Smith ?). De plus les tendances dix-huitiémistes bien connues de Todorov le poussent à introduire dans son corpus le roman gothique (Manuscrit trouvé à Saragosse, Le Moine) et les contes arabes, dont il ne sait ensuite que faire.

Il ne s'agit naturellement pas ici de pinailler sur des listes d'auteurs. Mais il est évident que si Todorov était plus au fait de la littérature fantastique il aurait d'autres positions sur les rapports entre fantastique, surnaturel, allégorie et poésie.

Reprenons ces différents points.

L'assimilation que fait Todorov entre merveilleux et surnaturel est pour le moins légère. Le surnaturel, c'est ce qui est au-dessus de la nature. Le merveilleux, selon Littré, c'est c'est ce qui s'éloigne du cours ordinaire des jours ou, alternativement, ce qui est produit par l'intervention d'êtres surnaturels, dieux, anges, démons, génies, fées. Le surnaturel partage donc avec le merveilleux une partie de ses résidents, les esprits, les génies, les anges, les démons... Mais les deux ordres sont différents. Le conte merveilleux ne surprend pas : les merveilles sont données comme les lois naturelles du monde de la fiction (dans les contes de fée, la convention est qu'il y a des fées, qui font des prodiges). En même temps, l'univers du conte merveilleux est donné comme clairement impossible : c'est parce qu'il correspondent à des universaux culturels que ses motifs et ses personnages nous sont familiers. Le surnaturel quant à lui correspond à une exception aux lois du monde. Dieu, qui a fixé les lois du monde, peut les suspendre à volonté. Des êtres comme les anges sont hors du monde et échappent à ses lois par définition. Les deux caractéristiques du conte merveilleux sont donc inversées : le surnaturel surprend toujours ; il est par définition une exception aux lois ordinaires qui régissent l'univers. Par contre, le surnaturel est tout à fait possible, et il se produit constamment dans l'histoire humaine.

Une conséquence importante de cette distinction est que le surnaturel est aussi admissible que le naturel. Todorov commet donc un contresens à chaque fois qu'il assimile le surnaturel à l'impossible, ce qu'il fait constamment. Comme l'écrit Irène Bessière (Le Récit fantastique, Larousse, 1974, p. 56-57) : « Si cet événement est surnaturel, il n'est plus problématique, il participe alors d'une économie. Ce que justement le récit refuse de décider. Il échappe à Todorov que le surnaturel introduit dans le récit fantastique un second ordre possible, mais aussi inadéquat que le naturel. Le fantastique ne résulte pas de l'hésitation entre ces deux ordres, mais de leur contradiction et de leur récusation mutuelle et implicite. » Vax (La Séduction de l'étrange, p. 159-160) note dans une veine similaire que le fantastique introduit un désarroi, que le surnaturel n'introduit pas, produisant au contraire « une nouvelle assise de certitude ».

Arrivons à l'allégorie. Todorov oppose fantastique et allégorie. Mais les critères qu'il invoque paraissent extrêmement flous. En gros, si le récit est clairement allégorique (Todorov prend l'exemple d'un conte de Perrault), le sens littéral disparaît et l'hésitation qui caractérise le fantastique disparaît aussi. Si par contre le sens littéral continue à fonctionner pour son propre compte (exemple La Peau de chagrin de Balzac), l'hésitation fantastique se maintient. Un tel critère est malheureusement non opératoire et amène l'arbitraire le plus complet. Il se trouve que l'allégorie est un élément important de la littérature fantastique. On pense par exemple au courant anglais d'allégories chrétiennes qui commence avec George Macdonald (Phantastes, Lilith), passe par Arthur Machen, Charles Williams, etc., et continue sous forme de science-fiction (A Voyage to Arcturus de David Lindsay ou les deux romans planétaires de C. S. Lewis, Out of the Silent Planet, Perelandra). Qui va décider si ces romans sont clairement allégoriques et, partant, non fantastiques ?

La ségrégation qu'établit Todorov entre fantastique et allégorie procède en réalité d'une tentative de résoudre une contradiction préalable, qui est précisément la confusion du surnaturel et du merveilleux. Les classifications de Todorov entraînent que le roi des souris, Riquet à la houppe et le buisson ardent voisinent avec les vampires et les loups-garous dans le merveilleux. Todorov aimerait autant se débarrasser de Riquet à la houppe, pour ranger un peu son placard. Prisonnier de la confusion entre surnaturel et merveilleux, Todorov cherche, sans trop savoir comment, à se débarrasser du merveilleux allégorique.

Même remarque en ce qui concerne l'opposition entre fantastique et poésie. Todorov découvrirait, s'il s'essayait à les classer, que ses ratiocinations ne lui permettent pas de disposer de façon satisfaisante des récits de l'école belge (Jean Ray, Thomas Owen), ou de l'école américaine (Merritt, Lovecraft). Ils sortent évidemment du fantastique tel qu'il le définit, sans entrer pour autant dans ses catégories de l'étrange ou du merveilleux, ni même dans les catégories frontières destinées à pallier les insuffisances de sa classification. Sans doute faudrait-il les verser dans un fantastique poétique ou onirique (c'est-à-dire, le plus souvent, cauchemardesque), mais précisément, Todorov oppose absolument fantastique et poésie, par une distinction tranchée reposant sur des arguments linguistiques : en gros, la poésie n'est pas descriptive, elle opère au niveau du langage pur ; or le fantastique a besoin de descriptions tout à fait concrètes : bref, le fantastique est prosaïque, dans tous les sens du terme. Todorov repousse de même avec des hoquets d'indignation tout ce qui peut être description « atmosphérique » du fantastique, de Lovecraft à Caillois. Il a tort. Ces définitions émanent souvent de bons auteurs ou de bons lecteurs. Lovecraft écrit : « Atmosphere is the all-important thing, for the final criterion of authenticity is not the dovetailing of a plot but the creation of a given sensation. » (Supernatural Horror in Literature.) L'ouvrage de Louis Vax que nous avons cité plusieurs fois (La Séduction de l'étrange) est tout entier consacré à l'atmosphère du récit fantastique (c'est précisément ce que Vax appelle l'étrange). Mais une notion telle que l'atmosphère d'une nouvelle, et de façon plus générale tout ce qui relève de la technique littéraire, échappe complètement aux outils d'analyse de Todorov.

Relevons pour finir le refus de la psychologie individuelle propre à la démarche structurale (mort du sujet). Définir le fantastique, comme le fait Lovecraft par « l'expérience du lecteur » ou, comme le font tous les auteurs, par la notion de peur ou de perplexité, reviendrait selon Todorov à poser « que le genre d'une œuvre dépend du sang-froid du lecteur » (p. 40). Ici encore, la raillerie paraît déplacée. Autant prétendre qu'il serait antiscientifique de définir l'érotisme comme la littérature ou l'art qui cherche à provoquer l'excitation sexuelle chez ses consommateurs, sous prétexte qu'une telle définition dépendrait du tempérament de chacun !

Ce renvoi méprisant du sentiment du « lecteur réel » à des tâtonnements préscientifiques (« il est surprenant de trouver, aujourd'hui encore, de tels jugements sous la plume de critiques sérieux ») n'empêche du reste nullement Todorov de se livrer à des spéculations débridées sur des états de conscience et des affects beaucoup plus nébuleux (mais chez le personnage et non plus le lecteur !), telles que folie, désir, cruauté, introduits via les sacro-saintes catégories grammaticales.

 

 

3.

 

Si l'on aborde à présent les questions théoriques, on constate que c'est la méthode structuraliste elle-même qui est déficiente. Todorov généralise la définition du conte fantastique victorien parce qu'en bon structuraliste il est partisan du différentialisme. On ne peut définir une catégorie que par opposition aux catégories limitrophes (de même qu'en phonétique on ne peut identifier un phonème que de façon différentielle). Le fantastique est donc sur le filet qui sépare deux cases d'un tableau, contenant l'une ce que Todorov appelle l'étrange (ou fantastique expliqué ou apparence surnaturelle), l'autre ce qu'il appelle le merveilleux (qui est donc pour Todorov la même chose que le surnaturel).

Cette application du différentialisme se heurte à trois limites.

La première est que le différentialisme amène immédiatement Todorov à multiplier les catégories. Entre l'étrange et le fantastique on trouve le fantastique-étrange (on hésite tout au long du récit entre les deux explications naturelle et surnaturelle, mais finalement, l'explication est naturelle). Entre le fantastique et le merveilleux, on trouve le fantastique -merveilleux (on hésite tout au long du récit entre les deux explications naturelle et surnaturelle, mais finalement, l'explication est surnaturelle). On voit immédiatement que ce sont là des catégories ad hoc, créées uniquement parce que certains récits, dans leur conclusion, mettent fin à l'ambiguïté et que la définition de Todorov, basée sur l'ambiguïté, n'opère donc plus à ce point précis du récit. Pour ne pas paraître trop esclave de ses distinguos, Todorov précise que tout cela est très relatif, que rien n'oblige de considérer un récit dans sa totalité. « dès l'instant où l'on examine isolément des parties de l'œuvre, on peut mettre provisoirement entre parenthèses la fin du récit. » (p. 48)

On voit que la définition de Todorov, issue de l'analyse structurale et qui prétend échapper au relativisme de l'analyse thématique, réussit à être à la fois arbitraire et floue. Arbitraire car la solution - ou l'absence de solution - donnée par la chute du roman suffit à le faire verser tout entier dans un genre ou l'autre. (La Chambre ardente de John Dickson Carr est ainsi retirée du roman à énigme et rangée dans le fantastique, sous prétexte que, dans l'épilogue, Marie revient sur l'explication du détective et réaffirme la réalité des apparences surnaturelles !) Floue parce qu'elle méconnaît la liberté d'appréciation du lecteur (le lecteur du Manuscrit trouvé à Saragosse peut estimer à bon droit que la possibilité que laisse l'auteur d'une explication rationnelle est dictée par les lois du genre - et, à la limite, que ces explications finales dénaturent le roman. Dans le roman de Carr, c'est la fin « fantastique » qui, à l'amateur de roman à énigme, paraîtra une sorte d'effet de style, certes brillant mais auquel il convient de ne pas accorder trop d'importance.)

La deuxième limite du différentialisme est l'absence de nuances. Le fantastique n'étant défini que de façon différentielle (par opposition à l'étrange ou au merveilleux), il devient évidemment impossible d'en dégager la substance, voire d'en donner une définition quelque peu fine. On constate, par exemple, que Todorov cite sans commentaire la recommandation « technique » de Montague Rhodes James que la porte de sortie (vers une explication rationnelle) soit suffisamment étroite. Or ce « suffisamment étroite » fonde toute une esthétique, qui est l'esthétique du récit à la Montague Rhodes James, tout à fait distincte de l'esthétique du récit fantastique victorien à la Henry James.

En somme, pour résumer ces deux premières limites, le système de Todorov, procédant par couples d'oppositions, exclut les degrés. Mais ce qui fonctionne très bien en linguistique structurale fonctionne très mal en littérature et notre auteur, que sa mécanique rend incapable de tenir compte de la force respective des arguments rationnels et surnaturels, est obligé soit d'en faire abstraction, appauvrissant son analyse, soit de multiplier des catégories qu'on peut à bon droit qualifier d'arbitraires - car elles n'ont, encore une fois, d'autre but que de sauver une théorie qui sans elle s'effondrerait du fait de ses lacunes et de ses contradictions.

La troisième limite du différentialisme apparaît au niveau de l'analyse thématique (que Todorov appelle « sémantique »). Todorov cherche ici à repérer des thèmes qui fonctionnent ensemble ou qui s'excluent mutuellement (thèmes compatibles et incompatibles) et il arrive de cette façon à des catégories de thèmes.

Concrètement, Todorov obtient deux grands réseaux thématiques, « les thèmes du je » et « les thèmes du tu ». Il leur associe des considérations de psychopathologie : proximité des « thèmes du je » avec la psychose (ou avec « le drogué, le psychotique, le jeune enfant », ou avec « le système perception-conscience »), des « thèmes du tu » avec la névrose (ou avec « les pulsions inconscientes »), tout en précisant bien sa différence irréconciliable avec l'herméneutique de type psychanalytique, puisque lui, Todorov, n'interprète pas ! (Par définition, on interprète des contenus et Todorov ne connaît que des structures !)

Todorov note à propos des « thèmes du je » : « Le principe que nous avons découvert se laisse désigner comme la mise en question de la limite entre matière et esprit : ce principe engendre plusieurs thèmes fondamentaux : une causalité particulière, le pan-déterminisme ; la multiplication de la personnalité ; la rupture de la limite entre sujet et objet ; enfin, la transformation du temps et de l'espace. » (p. 126).

A propos des « thèmes du tu », il note : « Le point de départ de ce second réseau reste le désir sexuel. La littérature fantastique s'attache à décrire particulièrement ses formes excessives ainsi que ses différentes transformations ou, si l'on veut, perversions. Une place à part doit être faite à la cruauté et à la violence... De même, les préoccupations concernant la mort... sont liées au thème de l'amour. » (p. 146)

De pareilles conclusions, correctes dans leurs grandes lignes, apparaissent cependant d'une extrême pauvreté si on les compare par exemple aux considérations d'un Louis Vax (La Séduction de l'étrange), certes foisonnantes et souvent confuses, mais qui sont dans un rapport de un à dix avec celles de Todorov en ce qui concerne leur nombre et dans un rapport beaucoup plus grand en ce qui concerne leur pertinence.

Comme pour les trouvailles d'un Greimas en analyse du récit, les conclusions thématiques de Todorov représentent tout au plus un compromis : elles possèdent le degré d'abstraction requis aux yeux d'un théoricien qui considère toutes les analyses de contenu (classifications thématiques, liste de motifs, etc.) comme superficielles, arbitraires et incapables de rendre la complexité du corpus. Mais on est immédiatement frappé par le caractère fragmentaire des conclusions de Todorov. Pour donner un seul exemple, pourquoi le « tu » est-il réduit à la sexualité (c'est-à-dire concrètement à la femme) et où est passé le « tu » beaucoup plus fréquent en littérature fantastique qui est l'Autre Inquiétant, fantôme, élémental, gnome, dieu barbare, vampire, loup-garou, abomination sortie du fond des âges, etc. ? Le lecteur trouvera peut-être que ces êtres appartiennent à ce que Todorov appelle le merveilleux, mais les récits les mettant en scène sont, dans la majorité des cas, ambigus, et relèvent du fantastique au sens de Todorov ni plus ni moins que les récits qu'il cite de Gautier ou de Nerval. Même s'il apparaît que le personnage a vu « quelque chose » (mettons Cthulhu ou le Grand Dieu Pan) avant de devenir fou ou de mourir de frayeur, ce qu'il a vu au juste reste une énigme.

Ici encore, Todorov semble prisonnier de son corpus et attribue au récit fantastique ce qui relève en réalité soit du roman gothique soit du conte romantique français. (S'il avait étudié les récits de Lovecraft, il n'aurait pas fait le lien entre sexualité, cruauté et mort, puisque l'élément féminin est absent chez cet auteur !)

 

4.

 

Arrivons à l'herméneutique structuraliste elle-même, c'est-à-dire à la révélation de vérités cachées, via les fameuses structures abstraites.

L'hypothèse de structures abstraites, si elle est aisément vérifiée dans maint domaine des sciences humaines, est beaucoup plus discutable en littérature et en art. Todorov s'étaye, au début de son opuscule, sur une citation de Claude Lévi-Strauss (Anthropologie structurale p. 295, p. 331 de l'édition de poche) : « Le principe fondamental est que la notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empirique mais aux modèles construits d'après celle-ci. » Un exemple élémentaire chez Lévi-Strauss est l'organisation sociale des Winnebago. Un indice de l'existence de la structure cachée est la différence des plans des villages donnés par les informateurs d'en haut et les informateurs d'en bas (Anthropologie structurale, p. 156 de l'édition de poche). La sagacité de l'anthropologue, en conciliant des représentations en apparence inconciliables, restitue la structure cachée.

Cependant la caractéristique de l'œuvre littéraire est d'être construite délibérément par un auteur (sauf dans le cas d'écrivains intrancés ou de livres comme la Bible, Le Livre de Mormon, etc., dictés par l'esprit saint à des quidams). La plus modeste des histoires de revenant n'existe donc que parce que l'auteur lui a donné telle structure - et fût-ce seulement en adoptant un schéma canonique et en s'y tenant prudemment. Cette structure peut être immédiatement apparente au lecteur, ou bien invisible pour lui, comme dans la proverbiale nouvelle d'Henry James titrée The Figure in the carpet.

Comment dans ces conditions peut-on prétendre trouver une structure cachée du récit, c'est-à-dire une règle abstraite, pareille à celle que Todorov a cru pouvoir dégager au sujet du fantastique - et, pour mieux dire, une règle du jeu qui sous-tendrait les règles que l'auteur a pu consciemment se fixer ?

Un structuraliste nous répondra naturellement que l'auteur respecte sans les connaître les structures sous-jacentes, parce qu'elles sont manifestées dans des structures apparentes, autrement dit dans des modèles ou des patrons qui lui sont familiers et qu'il suit. C'est précisément l'apparent disparate de ces structures manifestées qui rend si difficile une définition du fantastique et c'est précisément en trouvant la règle sous-jacente que le narratologue arrive à unifier le champ qu'il étudie.

Cependant une telle distinction entre structures sous-jacentes et structures manifestées apparaît tout à fait artificielle dès lors qu'on parle, encore une fois, de règles du jeu. Quand Montague Rhodes James (auteur dont les récits fantastiques sont souvent conformes à la définition de Todorov) écrit qu'il faut laisser, dans une histoire de fantôme, entrouverte une petite porte vers une explication naturelle, il ne construit par quelque échafaudage logique qui serait sous-tendu par la règle dégagée par Todorov. Il énonce la règle elle-même.

On peut donc parfaitement appliquer à la critique structuraliste le reproche que Todorov adresse à la critique thématique, et demander, en reprenant ses propres termes : « En quoi est-elle préférable au texte lui-même qui, après tout, contient cette [structure] ? »

Passons à présent à la deuxième partie du problème. Todorov ne se borne pas à définir une structure comme une règle abstraite, correspondant à sa définition du fantastique. Il prétend restituer l'unité structurale du récit fantastique, à un triple niveau, celui de l'écriture, celui de la composition et celui de l'analyse thématique. Cette unité structurale est à prendre au sens fort. Todorov fait même la comparaison avec Cuvier reconstituant un animal à l'aide d'une unique vertèbre. Mais les conclusions de Todorov apparaissent au total quelque peu décevantes. Serties au milieu de nombreuses considérations de méthode, dont il est nécessaire de les dégager, elles se ramènent à ce qui suit:

- Au niveau de l'écriture (que Todorov nomme niveau verbal), Todorov note que le fantastique prend souvent un sens figuré au sens propre (par exemple, le retour d'un fantôme prend à la lettre l'expression « l'amour plus fort que la mort »). C'est une idée intéressante, mais elle n'appartient nullement à Todorov, et est présente, par exemple, chez Vax (La Séduction de l'étrange, p. 84, Le propre et le figuré).

- En ce qui concerne la composition (que Todorov nomme l'aspect syntaxique), nous obtenons ceci : Penzoldt pense que le récit fantastique va crescendo, mais Todorov en a trouvé qui ne suivaient pas cette règle ; le récit fantastique ne marche que s'il est lu d'un bout à l'autre et on ne peut le relire car on connaît le « truc ». Cette fameuse analyse syntaxique tient en un peu plus de 4 pages (91-96).

- Dans l'analyse thématique enfin, (que Todorov appelle sémantique), l'auteur s'avère à la fois incapable de découvrir des structures sous-jacentes (il n'étudie que des contenus manifestes !) et de se borner à une analyse littéraire comme il en avait formé la résolution intransigeante (il convoque au contraire Freud, Piaget et Marcel Mauss !). Todorov dégage comme on l'a vu ses deux séries de thèmes, ceux du « je » et ceux du « tu ». Ces thèmes s'opposent, c'est-à-dire que, selon Todorov, s'ils coexistent dans un même récit, c'est sous forme de conflit.

Notons pour finir que ce parti pris de trouver des règles cachées n'est pas sans poser des problèmes. Prenons l'exemple des limites du récit fantastique avec le roman scientifique. On a souvent caractérisé le récit d'imagination scientifique par une vision cohérente de l'univers (par opposition à l'ambiguïté ou à la contradiction logique qui caractérisent le récit fantastique). Une autre position consiste à parler de fantastique lorsque les prémices du récit sont clairement absurdes. C'est la position de Pierre-Georges Castex : « ... et le conte d'extrapolation scientifique ne concerne notre propos que lorsqu'il repose sur un postulat manifestement absurde et inacceptable. » (Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, p. 109). Mais Todorov trouve, quant à lui, des rapports entre la science-fiction et le récit de Kafka La Métamorphose, et il nous explique, sur la base de deux nouvelles de Robert Sheckley, qu'en science-fiction les « données initiales sont surnaturelles » (sic ; l'auteur parle, plus haut, au sujet du roman scientifique, de « prémisses irrationnelles » !) - et de citer : « les robots, les êtres extraterrestres, le cadre interplanétaire » - mais que le mouvement du récit nous fait voir combien ces éléments font partie, au contraire, de notre vie. Il note que le fantastique (hors Kafka) procède à l'inverse, en nous persuadant d'abord de la banalité du réel pour ébranler ensuite notre confortable certitude.

Ici encore, on éprouvera peut-être que Todorov - tablant sur le caractère infaillible de sa méthode et généralisant à partir d'un trop petit nombre d'exemples - lance des affirmations qu'un simple amateur d'anticipation trouvera incongrues et dont un érudit fera aisément justice. Si certaines nouvelles de Galaxy (y compris naturellement celles de Sheckley) ou du Magazine of Fantasy and Science Fiction sont en effet, sous leur déguisement futuriste, d'habiles satires des travers de notre époque, on ne sache pas que ce soit là l'objet principal de la science-fiction, ni même qu'elles soient très représentatives. Hors du cas limité de ces satires, le schéma que propose Todorov ne s'applique nullement et la prétendue règle du jeu ne permet absolument pas de définir le roman scientifique (mouvement du récit de l'étrange vers le familier) de façon différentielle avec le conte fantastique (mouvement du familier vers l'étrange).

En conclusion, dans Introduction à la littérature fantastique, Todorov part d'une définition manifestement fausse qu'il étaye ensuite au moyen d'un bricolage conceptuel sans grand intérêt. C'est cependant le moindre de ses défauts, car la démarche structuraliste amène des résultats beaucoup plus problématiques. L'affirmation du caractère inconciliable de certaines catégories littéraires (poésie, allégorie) avec le fantastique repose soit sur des lubies théorique (la référence aux Formalistes russes, pour la poésie), soit sur des considérations stratégiques (Todorov se débarrasse de l'allégorie pour se débarrasser du conte de fées, oubliant que tous les contes de fées ne sont pas des contes moraux). Des catégories bien distinctes sont par contre confondues (merveilleux et surnaturel). Le différentialisme amène l'auteur à multiplier arbitrairement les catégories et empêche toute analyse nuancée. L'analyse thématique, interdite a priori dans le structuralisme, est réintroduite par un biais présenté comme hautement spéculatif et ostensiblement inspiré du distributionnalisme. Mais cette analyse thématique est réduite à sa plus simple expression et ramène à des considération quasi-psychanalytiques à la mode du temps. Enfin, le principe structuraliste d'une révélation de type gnostique (du plus caché vers le plus apparent) produit des affirmations parfois complètement fantaisistes.

 

Retour au sommaire