ANNALES DE LA LITTERATURE DESSINEE

Les spécialistes de la spécialité : un guide du consommateur

Un culture quicky offert par Harry Morgan


Il n'y a pas de discipline académique consacrée à la bande dessinée1. La recherche sur la bande dessinée ne se fait pas à l'université, mais dans quelques rares revues d'études (souvent faites bénévolement) et dans d'aussi rares institutions savantes du type musée de la BD. Le fait de consacrer sa vie à l'histoire, à l'esthétique ou à la théorie de la BD n'amène aucune reconnaissance d'aucun ordre : même si vous brandissez vos livres ou vos articles, on vous regardera, dans le meilleur des cas, comme un cas intéressant, au pire comme un arriéré. Les livres en question se vendent mal en règle générale. Annoncer dans un dîner en ville qu'on est un spécialiste de Charles Dickens vous vaut une certaine considération ; annoncer qu'on est un spécialiste de Bécassine déclenche l'hilarité. C'est vexant, mais c'est comme cela. Quand on aura fini de se moquer de vous, on vous trouvera « sympa », parce que - voyez comme cela tombe bien - la BD c'est sympa, tout le monde adore cela.

Dans ces conditions, on se demande pourquoi certaines personnes tiennent tant au titre - par la force des choses auto-attribué - de « spécialiste de la bande dessinée ». On a l'impression qu'il y a des gens dont la vie entière ne tient qu'à leur qualité de « spécialiste de la BD » ; si on leur ôte ou si on la met en doute, ils s'étiolent ou font une dépression nerveuse.

Un quidam d'aspect jovial qui s'est présenté comme « spécialiste de la bande dessinée » vous parle depuis dix minutes de ses recherches ou de ses travaux sur la BD, tout en vous faisant miroiter de temps en temps des grades universitaires fort impressionnants. Avez-vous affaire à un plaisantin ? Pour séparer le bon grain de l'ivraie, nous vous invitons à appliquer discrètement les tests suivants :

Reste une dernière possibilité : un quidam vous parle de ses recherches sur la BD et de ses titres universitaires. Au premier de vos tests (vous avez demandé au monsieur le titre de son bouquin, cité une BD récente pour voir si ça lui disait quelque chose, insisté sur la fonction rhétorique des couleurs chez Krazy Kat, etc.), le quidam s'est empressé de préciser qu'il n'est pas un spécialiste de bande dessinée. Il est historien, sociologue, didacticien, sémiologue, ethnologue ou n'importe quoi d'autre en ien ou en ogue, et il se trouve qu'il a à un moment travaillé - ou qu'il travaille encore - sur la BD. C'est certainement un très brave type. Faites-le causer de son dada et parlez-lui du vôtre. Avec un peu de chance, vous vous apprendrez mutuellement des choses passionnantes.


NOTE 1. Différentes disciplines peuvent aborder la BD par un biais quelconque, ce qui n'est pas du tout la même chose. On trouve sous la plume des universitaires des ouvrages du type : la bande dessinée à la lumière de la sémiologie de l'image, de la sémantique structurale, des média studies, de la sociologie, de l'anthropologie religieuse, et ainsi de suite. On ne trouve pas - et pour cause - d'ouvrages ressortissant à une science débutante qu'on pourrait appeler la stripologie ou l'étude comparative des littératures dessinées. Et de toute façon rien ne garantit que l'éclairage d'une discipline académique quelconque augmente nos connaissances dans le domaine de la bande dessinée. Retour au texte.

NOTE 2. Il n'est peut-être pas inutile non plus de rappeler que, jusqu'à nouvel ordre, la thèse est un travail d'étudiant, destiné en théorie à montrer qu'on est taillé pour faire de la recherche. Il y a des gens qui arrivent à vous parler de leur thèse comme si c'était par nature une espèce de monument d'érudition et de scientificité, à côté de quoi un livre publié ou une ribambelle d'articles dans une revue d'études ne pèsent pas lourd. Il y a même des gens qui suggèrent avec peut-être un soupçon de mauvaise foi que les seuls travaux REELLEMENT scientifiques existant sur la BD sont des mémoires de maîtrise ou des travaux de troisième cycle, et que ces travaux sont en réalité TROP BONS pour faire l'objet de publications.


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