Principes des littératures dessinées

Par Harry Morgan

La bande dessinée n'est pas un langage

Pourquoi une sémiologie des littératures dessinées est vouée à l'échec


Comme l'écrit Jan Baetens (Formes et politique de la bande dessinée, Peeters/Vrin, 1998), résumant près de 30 ans de recherche théorique sur la BD, il y a deux types d'analyse des rapports entre l'image et le récit : d'une part, une analyse sémiotique basée sur les codes et qui propose comme distinction fondamentale que l'image se donne à voir simultanément en toutes ses parties, alors que l'écriture se prête à une lecture temporelle, distinction souvent résumée par l'opposition entre linéarité et tabularité ; d'autre part une analyse plus empirique, définissant la spécificité de la bande dessinée par les rapports texte-image et cherchant à décrire ces rapports. Il se trouve que ces deux approches sont toutes deux fondamentalement viciées. La façon dont les littératures dessinées racontent leurs histoires n'est pas à chercher dans d'hypothétiques codes (qui n'existent pas), ni dans l'opposition entre récit et tableau (qui est une opposition factice). Elle n'est pas à chercher non plus dans l'interaction entre texte et image (les rapports entre texte et image sont strictement les mêmes dans la BD que dans n'importe quel texte illustré). Toutes ces approches sont erronées parce que la méthode d'analyse qui les étaye est elle-même erronée. Cette méthode est la sémiologie. Elle est inapplicable aux littératures dessinées.

 

La bande dessinée n'est pas une forme de communication conforme à un système

 

La sémiologie étudie des formes de communication conformes à des systèmes (« patterned communications », selon l'expression de Margaret Mead). Cela suppose qu'il y ait en BD des codes, c'est-à-dire des unités et des règles de composition de ces unités selon des modalités permises et défendues, et que ces combinaisons définissent le sens.

Il se trouve que ce n'est tout simplement pas le cas.

Dans la représentation proprement dite, il n'y a même pas d'unités élémentaires. Suivant la formulation vigoureuse de Groensteen (Système de la bande dessinée, PUF, 1999, p. 5), l'image est « un système sémiotique dépourvu de signes ». Cette position est partagée par une partie des sémiologues et vigoureusement contestée par les autres. Mais les arguments de ces derniers apparaissent comme une collection de sophismes. Si on étudie attentivement les positions d'Eco dans la La Structure absente (Mercure de France, 1984 [1972]), on constate qu'il déduit l'existence de codes visuels du fait que toute représentation passe par des conventions (ce que nul ne conteste !). Dans un deuxième temps, constatant que ces « codes » diffèrent fondamentalement de ceux qui sont à l'œuvre dans la langue (le dessin ne présente ni signes discrets ni double articulation !), il propose de construire une sémiotique malgré tout, en suspendant l'exigence de la double articulation et en postulant l'existence d'unités élémentaires. A cela, Hjelsmlev, qui est, jusqu'à nouvel ordre, l'autorité linguistico-sémiotique invoquée par tous les sémiologues, a répondu d'avance : Hjelmslev précise en effet que, pour décider qu'on a affaire à une sémiotique, il faut vérifier - en termes non techniques - que le découpage est différent entre les deux plans du signe. En cas de conformité entre les deux plans du signe, « la théorie du langage n'a pas lieu d'être appliquée à l'objet considéré. » (Louis Hjelmslev, Prolégomonènes à une théorie du langage, Minuit, 1971, p. 141.) Prenons un exemple élémentaire. Dans la langue, le mot veau comprend deux phonèmes, /v/ et /o/, mais trois sèmes, « Bovin », « mâle », « jeune ». Les deux plans du signe sont non conformes. Par contre, en dessin, une /amande/ avec un /point/ dedans signifie « contour de l'œil » et « pupille ». Il y a conformité des deux plans du signe. On n'est pas dans une sémiotique. Il est même abusif, dans ces conditions, de parler de signifiant (/l'amande/) et de signifié (« le contour de l'œil »).

Il n'y a pas non plus de codes dans des procédés tels que ceux de la gestuelle, du mouvement, etc. que les sémiologues décrivent parfois comme des « codes iconographiques » (par opposition à la représentation proprement dite, qui appartiendrait aux « codes iconiques »). On peut toujours découper des « unités » de façon arbitraire dans un matériau quelconque. Par exemple /bras en l'air/ ou /jambe en avant/ pourraient être des unités élémentaires dans le code des gestes, à moins qu'on ne considère comme des unités des entités telles que /marcher/ ou /tenir/. Mais il est impossible de dégager un système, c'est-à-dire des régularités combinatoires, sauf à baptiser code des oppositions binaires entre des éléments artificiellement isolés. En réalité, comme pour la représentation proprement dite, les deux plans du signe sont conformes (les deux mains sur l'épaule signifient « je t'arrête »). Hjelmslev parle dans ce cas d'un système de symboles (par opposition à un système sémiotique). On en trouve des exemples dans le code iconographique médiéval décrit par François Garnier (Le Langage de l'image au moyen âge, Le Léopard d'or, 2 vol., 1982 et 1989). Les symboles se comportent exactement comme la représentation elle-même : ils se juxtaposent, mais ne s'organisent pas en codes au sens des sémiologues. Tout au plus peut-on arriver à une « syntaxe » élémentaire (avec des oppositions comme plus grand que/plus petit que).

 

Un gestuaire de la BD ? Cherchez le code ! (Fripounet et Marisette, n° 50, dimanche 11 déc. 1955)

 

Certains sémiologues admettent que la représentation elle-même ne comporte pas d'unités élémentaires, mais croient retrouver celles-ci dans des sous-codes de l'image appelés codes plastiques. On regroupe sous ce terme les éléments matériels du dessin, indépendamment de ce qui est représenté : le tracé, la pâte, le grain ou la texture, les formes, les couleurs, les contrastes, la luminosité, etc. (Notons au passage que, pour le groupe µ, les signifiants plastiques se bornent à couleur, forme et texture). Les sémiologues évitent comme naïve une opposition de type forme/fond entre les éléments plastiques qui seraient les signifiants et les éléments iconiques qui seraient les signifiés. Au contraire, les éléments plastiques sont des signifiants « pleins », qui signifient indépendamment de ce qui est représenté : en sémiotique picturale, tel trait signifie la rapidité du geste traceur, telle pâte la force du peintre, telle couleur le sens du tragique, etc.

L'exemple des couleurs paraît idéal, car il illustre la notion de digitalisation. Peu importe que les couleurs présentent un continuum (celui de la partie du spectre électromagnétique qui constitue le spectre visible), il suffit que l'on puisse y opérer des découpages. En l'occurrence, l'évolution a amené nos cerveaux à opérer automatiquement ce découpage, et nous considérons à tort les couleurs comme faisant partie du monde naturel. Si l'on projette une lumière monochromatique dont on modifie de façon régulière la longueur d'onde, le sujet ne perçoit pas son caractère continu ; la lumière passe successivement du bleu au vert, puis au jaune, puis au rouge. On peut donc considérer les couleurs comme des unités élémentaires et décrire un « code » des couleurs qui résulte de leurs combinaisons. On aura alors mis en lumière une sémiologie de l'image reposant sur des unités - et des codes - plastiques. (Notons que nous avons pris un exemple volontairement simplifié. Pour le groupe µ, les unités élémentaires ne sont pas manifestées : les vraies unités de couleur, ou chromèmes, sont la dominante chromatique, la brillance et la saturation. Si le lecteur a déjà utilisé Photoshop ou un autre logiciel de traitement d'images, il sait ce que sont la dominante, la brillance et la saturation.)

Malheureusement pour les sémiologues, les exemples des fameux codes des couleurs se ramènent soit à des codes iconiques, c'est-à-dire à la représentation (par exemple l'axe bleu-jaune oppose la nuit au jour), soit à un système de symboles au sens de Hjelmslev (avec conformité entre les deux plans du signe : le rouge signifie la passion, etc.). Nous avons déjà dénié à la représentation et à des systèmes de symboles les caractères d'un langage.

Un troisième type de codes couvrirait d'éventuels « codes de la bande dessinée » (code des bulles, des cadres, etc.). Prenons l'exemple du code de la bulle. Michel Martin (Sémiologie de l'image et pédagogie, PUF, 1982, p. 174) propose sous forme d'arborescence sept oppositions : /bulle isolée/ : vs. /bulles multiples/, correspondant à « une seule personne parle » vs. « plusieurs personnes parlent » ; /queue/ vs. /petits cercles/, correspondant à « parole » vs. « pensée » ; /un seul appendice/ vs. /plusieurs appendices/, correspondant à « un seul personnage émet » vs. « plusieurs personnages émettent » ; /bulle remplie/ vs. /bulle vide/, correspondant à « discours réalisé » vs. « intention de discours non réalisée » ; /une seule bulle/ vs. /plusieurs bulles rattachées/ correspondant à « discours homogène » vs. « pauses dans le discours » ; enfin /forme rectangulaire/ vs. /bulle/, correspondant à « propos de l'auteur » vs. « propos du personnage ». Mais on constate aussitôt que cette classification n'a pas de cohérence interne : la règle 1 (une bulle correspond à « une seule personne parle », plusieurs bulles à « plusieurs personnes parlent ») est contredite à la fois par la règle 3 (plusieurs personnes parlent dans une même bulle) et par la règle 6 (plusieurs bulles sont émises par le même personnage). Comme on le voit, on est en présence d'un certain nombre de conventions, mais, même dans l'exemple très simplifié pris par Martin, ces conventions sont impossibles à articuler en système, sauf à revenir à des codes élémentaires, comme l'opposition de la bulle de parole et et de la bulle de pensée (caractérisée par un contour duveteux et une queue formée de petits cercles). Mais la notion de code ou de système apparaît ici comme une sorte d'allusion polie à la sémiotique, qui ne fait que déguiser l'idée du procédé. Prenons un autre exemple : on peut lire des choses variées dans la forme de la bulle, par exemple l'école à laquelle appartient le dessinateur, le dessinateur proprement dit (bulles à coins coupés de Hergé contre bulles à contour tremblé de Jacobs), lequel des personnages parle, le changement de ton du personnage (toutes ces suggestions émanent de Chante, 99 réponses sur..., CRDP Languedoc-Roussillon, 1996). Mais on constate qu'il devient impossible de décrire des règles de combinaison qui ne se contredisent pas, sauf, ici encore, si on revient à des sous-codes élémentaires (code du dessinateur, code du personnage qui parle, etc.). Il est permis de se demander quelle peut être la pertinence d'une notion qui ne se vérifie qu'au niveau du truisme et n'a plus de sens sitôt que les choses se compliquent tant soit peu.

En conclusion, les codes de la BD (en prenant code au sens de règles de combinaison d'unités élémentaires, d'où découleraient le sens) brillent par leur absence, qu'on soit dans des codes iconiques, iconographiques, plastiques ou des codes de la BD. La BD n'appartient pas aux « patterned communications » dont parle Margaret Mead. Tout au plus observe-t-on des systèmes de symboles au sens de Hjelmslev.

 

Appeler codes des ensembles de conventions est une impasse

 

Une autre façon, plus modeste (ou plus prudente), de considérer les codes consiste à dire qu'ils sont simplement un ensemble de conventions, et on ne cherche plus alors de système. On observe chez les théoriciens de la bande dessinée une nette tendance à isoler des codes de façon empirique. Alain Chante (99 réponses sur..., op. cit.) parle d'un code pictural (traits, couleurs), d'un code « cinématographique » (règles de mise en scène du récit selon des techniques habituelles au cinéma), d'un code idéographique (symboles, idéogramme, traits cinétiques), etc. C'est également dans ce sens que Fresnault parle d'un code physionomique (pour les jeux d'expression des personnages), d'un code gestuel des personnages, d'un code graphémique du lettrage des bulles (variation de la taille des lettres pour dénoter les variations du volume sonore), etc. Michel Martin distingue les codes des vignettes (plans, mouvements, « montage »), les codes de la couleur, les codes des phylactères, du lettrage et des idéogrammes. Le système formel de la BD (cases, bulles, récitatifs, organisation de la planche, répartition des bulles, etc.) est lui aussi analysé en termes de codes. A priori la notion de code est celle de la linguistique, les auteurs cherchant, au moins de façon programmatique, les règles de combinaison d'une série d'éléments en vue de la production d'un sens. Mais, à mieux examiner, il n'est plus question de dégager une structure, mais seulement de repérer un ensemble de conventions. (C'est parfois évident, comme dans les « codes de lecture » de la BD. En Occident, les cases se lisent de gauche à droite, comme une lignes d'écriture, et les strips de haut en bas, comme les lignes d'un texte. Le code est ici une règle de lecture.) La notion de code est par conséquent celle de l'histoire de l'art, telle que peut l'employer un Gombrich, et non celle de la linguistique. Les codes se caractérisent seulement par leur caractère arbitraire et par le fait qu'ils s'organisent en règles cohérentes (mais pas en structures). Concrètement, leur existence est déduite du fait qu'une règle de composition ou qu'un « sens » quelconque de l'image ne sont pas « naturels ». Mais il est extrêmement douteux que ces codes présentent à la fois des unités élémentaires, une double articulation, des rapports combinatoires entre les plus petites unités constitutives, dans chacun des plans du signe.

Ces codes « qui n'en sont pas tout à fait » sont-ils justiciables d'une approche sémiologique ? La réponse est négative, ici encore. L'approche sémiologique n'a de sens que si on est en présence d'un langage au sens des linguistes, c'est-à-dire d'un système doublement articulé. Si ce n'est pas le cas, toute tentative de description devient vaine pour au moins quatre raisons.

1. Un puzzle impossible à reconstituer. Même si on renonce aux unités élémentaires ou aux deux plans du signe (ce que font les sémiologues, sous l'empire de la nécessité), on est constamment en butte au problème de chercher une signification à un élément ou de chercher par quels éléments passe une signification qu'on a repérée. Et on n'y arrivera pas, précisément parce qu'on n'est pas dans une sémiotique. Le sens ne provient pas de la combinaison d'unités. Les « codes » (au sens de conventions) qu'on a repéré correspondent à des miettes de sens dans un cadre général qui est celui de la succession des dessins (qui ne relève pas d'une sémiotique), complétés par le langage (qui est, lui, le modèle de toute sémiotique).

2. Un douteux mélange des genres. Etudier sous le nom de « codes » un ensemble de conventions ramène forcément l'analyse du côté de la technique graphique ou narrative, voire du style, c'est-à-dire du côté de la création, et on constate une incapacité générale des théoriciens à proposer une description qui soit pertinente : le relevé des procédés est incomplet, les interprétations hasardeuses et le découpage même que le théoricien effectue dans le matériel étudié (ou les catégories qu'il définit) inadéquat. Le résultat obtenu est aussi insatisfaisant que le sémiologue procède dans le sens signifié/signifiant (les procédés du mouvement, étudiés par Masson) ou dans le sens signifiant/signifié (les codes de la couleur, étudiés par Fresnault). Trop souvent le repérage des procédés passe par une sorte de commentaire ou d'accompagnement théorique d'une suite de cases, où l'auteur finit par conclure que tous les éléments de la séquence contribuent peu ou prou au sens dégagé. Il en découle non seulement un évident manque de rigueur, mais une confusion des genres. En théorie, c'est le code qui intéresse les sémiologues de la BD (et, plus généralement, les sémiologues de l'image), non le contenu de telle ou telle œuvre. Mais, en pratique, les auteurs cèdent perpétuellement à la tentation du commentaire d'une œuvre particulière ; ils proposent une explication d'image. Même dans le cadre de cette explication d'image, il semble que le théoricien soit condamné à manquer la cible. Le génie d'un très grand auteur procède de la maîtrise de son art, mais il est douteux que celui-ci se confonde avec un ensemble de procédés. Une étude littéraire, par exemple une étude du style de Dickens, amène invariablement à relever que l'auteur joue simultanément sur tous les plans et les brouille : l'actant est à la fois un personnage pris sur le vif et un symbole ou une allégorie ; ce qu'il dit est simultanément le comble du naturel, le comble de l'humour, un remarquable échantillon du style de l'auteur et une façon exemplaire d'introduire le « sujet » du roman, d'amener une scène ou de faire progresser une action. On peut naturellement identifier certains procédés (linguistiques, stylistiques, rhétoriques, etc.), mais ce relevé n'offre par forcément grand intérêt, parce que c'est précisément le résultat, c'est-à-dire la combinaison des effets, qui compte, et que cette combinaison est unique à chaque instant. Quant aux procédés eux-mêmes, et nous entendons par là non seulement l'ensemble des règles de la langue, mais aussi les conventions proprement littéraires (voix narrative, focalisation, etc.), ils sont le bien commun de tous les écrivains d'une aire culturelle (ce qui n'apparaît pas toujours dans les analyses littéraires, qui tendent à ramener la littérature à deux ou trois grands noms), et c'est bien l'utilisation qu'il en fait qui définit le grand écrivain, et non leur simple présence.

3. Une méthode approximative. Les structuralistes ont trop souvent déploré retard et déformation dans la réception de la méthode pour qu'on ne relève pas la simplification opérée par les auteurs eux-mêmes. Et cette simplification est opérée parce que la méthode « pure et dure » inspirée de la phonologie et de la glossématique de Hjelmslev est inapplicable. Dans une certaine vulgate, la méthode saussurienne devient tout simplement la « recherche de différences » (on voit poindre cette tendance chez Eco). En sémiotique de l'image, l'analyse paradigmatique ou l'épreuve de commutation se bornent à opposer les « signifiants » repérés à d'autres, trouvés en « faisant preuve d'un peu d'imagination ». On se demandera pourquoi une surface rouge n'est pas bleue ou verte, ou « en noir et blanc » tout simplement, pourquoi une forme à peu près circulaire n'est pas carrée ou triangulaire. Une telle approche est naturellement entachée de subjectivité et force est alors, pour retrouver du moins l'apparence de la scientificité, de quantifier les résultats ; on peut dire seulement que x % des gens ont remarqué tel élément et qu'ils l'interprètent de telle façon. Le caractère général de cette recherche de différences est tout aussi problématique (on y a fait allusion plus haut). Une position raisonnable consisterait à dire que certaines images ont un sens plein (un personnage de BD expédie un direct du droit à un autre), et que d'autres relèvent d'un principe d'oppositivité (si un personnage entre sans quitter son manteau, le lecteur comprend qu'il n'a pas l'intention de rester, par opposition à un personnage qui ôte sa pelure). Mais les vulgarisateurs de la sémiologie ne font pas cette distinction et estiment que le premier personnage relève également d'une analyse sémiotique. On notera donc qu'il a donné un direct et non un crochet ou un uppercut, un coup de poing et non une gifle, une caresse, etc. Encore une fois, on est en présence d'une explication d'image, sur le modèle d'une explication de texte, qui a ses règles ou ses routines, qui repère des figures favorites (et qui peut éventuellement aboutir à des observations intéressantes), mais qui ne remplit aucun des buts que s'est assignés la sémiologie et ne propose qu'une caricature de ses moyens.

4. Des interprétations gratuites ou invérifiables. Pour compliquer encore, le caractère intentionnel ou non d'un effet de sens est impossible à établir. Tout auteur ayant eu à choisir l'iconographie d'un article ou d'un livre a pu faire l'expérience suivante : ayant retenu une image quelconque, le plus souvent parce que le corps du texte y fait référence, on découvre avec plaisir que l'illustration sélectionnée entretient avec le texte environnant de nombreux rapports qu'on n'avait pas vus, et véritablement qu'elle tombe à pic. Cependant il est probable qu'on trouverait des relations du même type quelle que soit l'illustration choisie.

Le sémiologue qui repère un sens quelconque dans une image est par conséquent dans une alternative embarrassante : soit il attribue avec optimisme et souvent contre l'évidence la combinaison des signifiants à une volonté de l'auteur, soit il décrit le système sans s'interroger sur sa nature délibérée ou accidentelle, mais, dans ce cas, il accepte de livrer des interprétations personnelles et une description qui n'a qu'une faible valeur de généralité. La seule façon de sortir du dilemme serait, ici encore, d'admettre que l'auteur est son premier lecteur et qu'il choisit ses éléments en fonction de l'effet que son image produit sur lui-même. Mais une telle approche renvoie à la psychologie de la création et le sémiologue se l'interdit a priori.

 

L'analyse des rapports texte-image n'apporte rien dans l'étude des littératures dessinées

 

La sémiologie de la bande dessinée a cherché le principe de fonctionnement du récit dessiné dans l'interaction du texte et de l'image, l'histoire étant non pas véhiculée par l'image et/ou le texte mais littéralement créée par leurs rapports réciproques. On arrive donc à une structure, c'est-à-dire à un tout supérieur à la somme des parties, puisqu'il s'enrichit de toutes les relations entre toutes ces parties. Le bénéfice pour le théoricien de ce genre d'approche est évident : la règle de base de toute approche théorique est la préférence pour les structures (parce qu'elles sont abstraites), par rapport au contenu, considéré comme une apparence superficielle. Le théoricien a tout simplement l'impression de faire de la meilleure théorie s'il examine les relations entre les éléments que s'il se contente d'examiner ces éléments eux-mêmes.

Le moment n'est pas mal choisi pour dire notre peccavi : nous avons longtemps partagé ce type d'analyse et on en trouvera des traces dans nos textes anciens. Malheureusement, une telle description est probablement à demi mythique et, ayant creusé la question pendant une dizaine d'années, nous en sommes arrivés à la conclusion que l'étude des rapports texte/image en BD est totalement dénuée d'intérêt. Comme nous l'écrivions en tête de ces lignes, les rapports du texte et de l'image dans la BD sont strictement les mêmes que dans le roman illustré. Il n'y a pas de rapport texte-image qui serait spécifique à la bande dessinée et qui décrirait son fonctionnement.

De plus, les sémiologues sont victimes d'une illusion assez curieuse vu leur méfiance de tout naturalisme à la fois dans la représentation et dans la fiction (approche qu'on a qualifiée d'anti-référentielle) : selon eux, les rapports entre texte et dessins sont censés créer une synesthésie, et par conséquent provoquer l'illusion d'une réalité. Cette idée paraît assez naturelle quand on examine une case de bande dessinée : on voit ce que font les personnages et les bulles nous restituent ce qu'ils disent ; au total, on a l'impression que les gens ont agi et parlé devant nous, comme sur une scène ou sur un écran de cinéma. Mais une telle description n'est pas forcément très juste. Après tout, l'impression est exactement la même quand on lit un roman conventionnel (on joue la scène dans sa tête). Autrement dit, le principe même de la synesthésie est beaucoup plus général que ne le supposent les théoriciens de la bande dessinée, et ce principe n'a rien à voir avec la collaboration de plusieurs moyens (le dessin et le texte).

Pour finir, on constate chez les sémiologues une surévaluation du rôle du texte dans la bande dessinée (et aussi d'éléments quasi textuels comme les pictogrammes ou les idéogrammes de la BD). Ce rôle du texte peut être décrit de façon positive ou négative. Positive c'est l'idée barthésienne selon laquelle le texte guide le sens (ancrage) ou le fournit (relais). Négative, c'est l'approche qu'on pourrait qualifier de libertaire des sémiologues des années 70 : le texte est censer brider un dessin qui ne demandait qu'à faire éclater ses cadres (après quoi le théoricien cite invariablement les BD de Druillet).

De telles conceptions sont aujourd'hui dépassées. Comme l'écrit Baetens (Formes et politique de la bande dessiné, p. 47-48) : « La critique éclairée s'accorde aujourd'hui à rejeter non seulement la redondance des liens entre pôle iconique et verbal, mais toute inféodation d'un régime (en principe celui de l'image) à l'autre (d'ordinaire celui des paroles). »

 

L'analyse sémio-structuraliste du récit ressortit aux sciences occultes

 

L'articulation des éléments formels de la BD (case, strip, etc.) ne produit pas automatiquement un récit dessiné : une planche peut très bien être une simple juxtaposition d'illustrations, par exemple dans un évangéliaire copte (voyez la figure), dans une planche de scènes célèbres de la Comédie humaine, ou même dans une planche du Magicien d'Oz de L. Frank Baum illustrée par Walt McDougall. La présence d'un récit doit donc toujours être vérifiée séparément, ce qui montre bien qu'on n'est pas en présence d'une sémiotique (si on était en présence d'une sémiotique, la combinaison des unités restituerait le sens).

Autrement dit, la question du récit dans les littératures dessinées précède celle du dispositif formel et celle de la séquentialité. Dans cette étude préliminaire, la sémiologie de la BD s'est contentée de convoquer à la fois la dogmatique de Greimas et la dogmatique de Barthes, vaguement inspirée par la linguistique textuelle (il n'y a plus ni auteur ni œuvre, mais seulement « le texte »).

Se pose donc le problème du passage entre ces deux entités, les « codes de la BD » et le modèle narratif de Greimas. Le problème est bien illustré par les ouvrages des sémiologues, quand ils ne sont pas un recueil d'articles plus ou moins déguisé, mais proposent une théorie complète. Chez Fresnault (La Bande dessinée : l'univers et les techniques de quelques comics d'expression française : essai d'analyse sémiotique, Hachette Littérature, 1972), comme chez Masson (Lire la bande dessinée, PUL, 1985), on commence par étudier les signifiants, en proposant une sémiologie des cases, des bulles, des relations texte-image, etc., après quoi on passe au contenu (c'est-à-dire au récit), et on convoque alors brusquement une sémiotique entièrement différente, qui est celle de Greimas, elle aussi complète, et sans rapport avec la première.

En second lieu, nous retrouvons dans l'analyse structurale du récit le problème fondamental que nous avons déjà identifié dans l'analyse sémiotique de l'image : l'existence même d'unités élémentaires (celles de la syntaxe fondamentale, dans le modèle de Greimas), et celle de règles de combinaison qui définiraient le sens (via le carré sémiotique et le parcours génératif de Greimas) relèvent de l'article de foi. Faute d'unités élémentaires et de système, le récit n'est, pas plus que l'image, un langage au sens des linguistes.

 

L'analyse structuralo-sémiotique favorise la mégalomanie du critique

 

La théorie de la bande dessinée - et plus généralement la critique savante - a repris telles quelles deux idées chères à Barthes savoir :

1. que la critique se place à égalité avec l'oeuvre et qu'elle peut elle aussi promouvoir la création. Dans un moment de lyrisme, Altarriba écrit : « La critique, ainsi débarrassée de son parfum de mort [c'est-à-dire celle qui ne parle plus des œuvres], pourra revendiquer cette part de responsabilité dans la création qui lui revient de droit. » (Antonio Altarriba, « Propositions pour une analyse spécifique du récit en bandes dessinées », Bande dessinées, récit et modernité, Futuropolis, 1988, p 26) ;

2. que le meilleur auteur de BD est lui aussi critique et que la « dénudation des codes de la BD » est le nec plus ultra de la création, doctrine constamment réaffirmée par Fresnault, mais présente chez la plupart des sémiologues et qui constitue un fil conducteur et un poncif dans des rayonnages entiers de thèses. Rio écrit : « Signalons enfin que c'est à partir de la connaissance logique de l'organisation des espaces de fiction de la bande dessinée, qui a une cohérence rigoureuse, que des dessinateurs comme Mandryka, Fred ou Greg peuvent se démarquer de l'idéologie d'un espace de substitution crédible en déconstruisant cet espace, en ridiculisant cette logique, sous l'œil choqué ou réjoui du lecteur, avec une invention et une pratique critique authentique plus efficaces que toutes les analyses. » (« Cadre, plan, lecture », Communications, n° 14, p. 100.)

Le sémiologue est par conséquent convaincu - ou abusé - par une rhétorique de la modernité, qui met en avant 1. la lucidité supérieure des auteurs contemporains et 2. leur totale liberté (ils « ruinent avec une joie féroce les conventions par trop oubliées des comics qu'ils mettent au jour pour mieux en rire », écrit Fresnault, Récits et discours par la bande, Hachette, 1977, p. 31.) - et démontre l'un et l'autre par le fait que ces auteurs s'attachent à « dissiper l'illusion romanesque ». On aboutit alors à ce paradoxe : il suffit qu'une fiction (écrite ou dessinée) affirme son caractère de fiction (« dénude ses codes ») pour qu'elle soit perçue comme le comble du naturel - non plus évidemment celui d'un référent honni, mais celui d'une narration (ou d'une « production ») considérée comme pure et idéale. Il échappe en somme au sémiologue que toutes les œuvres reposent sur des procédés -  celui qui veut que la fiction se dénonce comme telle n'est pas moins un procédé que les procédés de Balzac ou de Zola. On a simplement substitué le poncif de « l'œuvre qui s'élabore sous les yeux du lecteur » aux poncifs du réalisme ou du naturalisme.

La hiérarchie introduite entre les BD « ordinaires » et celles qui « dénudent les codes » demeure comme un témoignage de la candeur, pour ne pas dire de la naïveté, de certains critiques ou théoriciens : elle amène à relever que Achille Talon subvertit radicalement les codes de la BD, de même apparemment que la moitié des séries paraissant dans le Pilote des années 60 et du début des années 70, qui est, rappelons-le, un journal pour la jeunesse.

 

L'illusion référentielle et la transparence du signifiant n'ont pas leur place en BD

 

La sémiologie de la BD a, d'autre part, convoqué la théorie de la communication. A un niveau de très grande généralité, cette théorie s'applique à peu près à tous les domaines. Il y a bien en BD un émetteur (l'auteur), un récepteur (le lecteur), un canal (la BD), un message (le récit), etc. Le problème est que les notions relevées par les sémiologues ne semblent guère pertinentes dans le domaine du récit dessiné.

Les sémiologues de l'image donnent une extrême importance à la naturalisation du code. c'est-à-dire à l'illusion où tombe l'usager, par la force de l'habitude, que le signe n'est pas le résultat d'une élaboration, mais appartient à la nature. On parle de transparence du signifiant quand le lecteur d'une image oublie le signe (le dessin) pour ne voir que le référent, tout comme le locuteur oublie ordinairement la langue et croit communiquer de pensée à pensée. On parle d'illusion référentielle quand les usagers confondent constamment le signe et le référent, autrement dit, quand ils ne perçoivent pas son caractère codé. L'illusion référentielle intervient elle aussi fréquemment dans le langage : les enfants et les adultes les plus frustes confondent constamment « le mot et la chose », ou, ce qui revient au même, ne comprennent pas le caractère arbitraire des mots. Un enfant de neuf ans et demi interrogé par Piaget estime qu'on n'aurait pas pu appeler le Soleil Lune et la Lune Soleil, parce que le Soleil est plus gros et ne change pas, brille le jour, alors que la Lune est petite et a des quartiers, se lève la nuit, etc.

L'illusion référentielle et la transparence du signifiant opèrent probablement dans le cas des médias de masse : on ne peut qu'être frappé par l'incapacité du public de la télévision, y compris du public éduqué, de percevoir le montage de certains document prétendument pris sur le vif ou à la sauvette (du type scène de lynch ou exécution sommaire, filmée par le reporter audacieux au péril de sa vie) : les spectateurs ne voient littéralement pas les sutures entre les plans ; ou bien ils ne se rendent pas compte qu'un champ/contre-champ nécessite deux caméras. De même, les spectateurs ignorent, en dépit de nombreux indices, qu'une émission qui n'est pas diffusée en direct fait l'objet d'un montage : ils croient qu'ils voient exactement ce qui s'est passé sur le plateau, dans sa durée réelle. De tels spectateurs se comportent effectivement comme si la séquence était un morceau de réalité prélevé tel quel, même si l'illusion référentielle n'est jamais totale (les spectateurs savent qu'ils sont devant un téléviseur, et non devant la scène elle-même).

On observe donc un certain degré de naturalisation du code pour des produits iconiques supposés capter le réel, comme la photographie ou le cinéma. Ce n'est évidemment pas le cas de la BD. La bande dessinée se caractérise par une certaine épaisseur sémiologique, du fait que la trace graphique (pour parler comme Philippe Marion) est toujours visible. En d'autres termes, le lecteur « naïf » d'un roman peut oublier au bout d'un moment qu'il lit, pour ne plus percevoir que le contenu de sa lecture (de même que le locuteur oublie qu'il parle et croit communiquer « sa pensée »), mais une telle possibilité est déniée au lecteur d'une bande dessinée, qui ne cesse jamais de contempler des dessins. Cette opacité sémiologique s'étend au lettrage. Même lorsqu'il est régulier, il conserve les traits d'une écriture manuscrite et il s'y attache toujours le peu de difficulté qu'on éprouve à déchiffrer une écriture, même familière. Les polices de caractère pour ordinateurs servant à lettrer des bandes dessinées, comme Whizbang, sont suffisamment irrégulières pour entretenir l'illusion d'un manuscrit. A l'inverse, dans le texte imprimé conventionnel, un lecteur moyen est généralement inconscient de la police de caractère utilisée et il ne remarquera pas, par exemple, que la forme du a italique est différente de celle du a romain (alors qu'un étudiant chinois, par exemple, qui commence l'apprentissage d'une langue occidentale aura peut-être la désagréable surprise de constater qu'il n'arrive pas à lire les a italiques, ou les confondra avec des o). On peut ajouter que la première qualité d'un caractère d'imprimerie est précisément de se rendre invisible.

 

L'analyse structuralo-sémiologique permet des interprétation idéologiques gratuite

 

Un autre problème de la sémiologie est qu'elle prétend arriver à une interprétation de l'idéologie d'une bande dessinée, en allant au-delà de la surface de l'œuvre, toujours trompeuse, pour étudier ses structures mêmes, où l'idéologie serait diaboliquement dissimulée.

Cependant, on ne voit pas du tout pourquoi l'idéologie d'une bande dessinée (ou de n'importe quelle autre fiction) serait cachée ! C'est réellement un poncif propre au 20e siècle, nourri de souvenirs confus de Marx et de Freud et réalimenté périodiquement par des analyses semi-délirantes comme celle de l'école de Francfort, pour qui la culture de masse nord-américaine est le produit d'un complot visant à transformer le membre de la classe moyenne en parfait nazi. (Des agitateurs populistes comme Legman, Wertham, ou certains professionnels de l'enfance français ne font qu'un petit pas de plus quand ils affirment que la bande dessinée est fabriquée dans des officines à demi clandestines par des « corrupteurs de la jeunesse », dans le but de transformer les enfants d'un pays en maniaques homicides.)

Nous soutenons au contraire que l'idéologie de toute fiction est clairement et immédiatement visible. Le seul niveau d'analyse pour lequel il faille « mettre en évidence » l'aspect idéologique est le niveau zéro, celui d'un public pour lequel les choses (y compris les fictions) « étant ce qu'elles sont », il n'y a pas lieu d'y chercher de systèmes de pensée. De toute façon, les sémiologues de la BD sont bien incapables de mettre en lumière les fameuses structures qui contiendraient l'idéologie. La sémiologie prétend à une lucidité supérieure en examinant la vérité des structures, sous la surface trompeuse du contenu narratif, mais en réalité la méthode consiste à renvoyer le contenu à la structure. Une fois qu'on a repéré l'idéologie d'une fiction (d'après son contenu !), on prétend dégager des traits structurels qui véhiculent cette idéologie. Par exemple, ayant observé que Tintin au pays des soviets véhicule la pensée de la droite belge ultraréactionnaire, on note dans un second temps que le héros n'a pas de famille car il échappe au temps - et que la petite bourgeoisie belge ultra rêve d'un gel de l'histoire - ou toute autre platitude structuraliste.

C'est souvent la structure narrative qui est censée contenir l'idéologie. Fresnault repère dans la BD traditionnelle (supposée conservatrice) une structure canonique avec situation initiale d'équilibre, menace à l'ordre (ou méfait à réparer ou énigme à résoudre) puis retour à l'équilibre. Malheureusement, on peut trouver autant de contre-exemples qu'on le souhaite (des bandes dessinées réactionnaires sans retour à l'équilibre, des bandes progressistes, et même révolutionnaires, avec retour à l'équilibre). Il semble même, à l'inverse de ce que croient les structuralistes, que l'idéologie n'apparaisse jamais dans la structure narrative. Comme le mythe, la structure narrative est une forme creuse, préexistante à toute « intention » et qui peut accueillir des contenus idéologiques variés.

Un problème connexe est celui de la coïncidence un peu trop parfaite entre structure et contenu. C'est ce que nous appelons - un peu méchamment - les Grandes Figures Obsessionnelles du sémio-structuralisme. Nous en citerons deux : 1. Le récit structurellement déterminé, ou la structure comme contenu. Tout récit est structurellement déterminé, puisque, comme on vient de le voir, du point de vue sémio-structuraliste, la forme est le signifiant idéal. Mais il est des cas où la structure définit entièrement le contenu, le récit n'étant plus que « la métaphore de son propre fonctionnement » (Ricardou). Fresnault note à propos de L'Enigme de l'Atlantide de Jacobs : « La Poséidopolis d'E. P. Jacobs, enclavée dans un présent fissuré pour la circonstance, est promise, tout comme le récit, à sa disparition. Le catastrophisme qui colore la fin de ce type d'histoires est en quelque sorte structurellement obligé. » Le même Fresnault éprouve, pour des raisons similaires, que les bandes quotidiennes sont contraintes de refléter le quotidien dans sa banalité. C'est certainement vrai pour un family strip comme Hi and Lois ou Blondie, mais c'est assez discutable pour un strip d'aventure, ou de fantasy, ou un strip comme Zippy the Pinhead, qui refléterait plutôt le quotidien dans son étrangeté ! 2. Le récit génétiquement déterminé, ou le récit comme métaphore de sa propre élaboration. Cette figure est favorite des théoriciens québécois. Yves Lacroix y revient tout le temps. Il note à propos de la nouvelle dessinée de Régis Franc « L'Ananas des îles » : « On peut considérer cette polyphonie... comme une exposition panoptique du travail de l'énonciation, depuis le référent photographique jusqu'à la mise en bande. » (« Une écriture panoptique », Bande dessinée, récit et modernité, p. 139-156, citation p. 155.) Guy Lelong écrit, à propos de son travail de bande dessinée : « Il s'ensuit que le parcours obtenu raconte moins les évolutions d'un objet singulier qu'il ne narre les aventures de sa propre fabrique. » (« Mise au point », Contrebandes, Conséquences, n° 13/14, p. 208-218.)

 

Philistinisme et cuistrerie

 

Nous avons dit que la naturalisation du code (l'illusion référentielle, la transparence du signifiant) joue probablement dans certains médias comme la télévision : la télé a effectivement tendance à se faire passer pour la réalité ou, du moins, à la définir (par exemple dans la « guerre des images » qui accompagne une vraie guerre). Ce n'est évidemment pas le cas de la BD.

De même, la présentation par les médias de faits ou d'opinions est influencée par des biais idéologiques qui ne sont pas toujours apparents à un lecteur ou un spectateur naïf. Mais, encore une fois, dans le cas de la BD, comme, à notre avis, dans toute fiction, le contenu idéologique est immédiatement lisible et ceux qui ont cherché à mettre en lumière des contenus idéologiques cachés ont en réalité livré des interprétations complètement gratuites (et parfois délirantes) et qui n'échappent ni aux poncifs ni aux préjugés (par exemple, certains bons esprits ont apparemment décidé qu'il était IMPOSSIBLE qu'un cartoonist américain soit de gauche).

L'héritage sémiologique est pourtant constamment invoqué dans la littérature consacrée à la bande dessinée et, au-delà, dans la littérature consacrée à l'image, en particulier quand elle est didactique. Cette littérature répète sous toutes les formes et sur tous les tons qu'on ne peut théoriser la bande dessinée sans passer par les bases de la sémiologie - le caractère arbitraire du lien de signification et la présence de codes -, l'objectif étant de préserver les lecteurs naïfs de l'idée que le dessin et, plus largement, le récit dessiné sont naturels. Il y aurait un double profit à cette dissipation de l'illusion référentielle. Au minimum, le lecteur prendrait conscience que la narration en bande dessinée passe par des règles, que l'auteur est amené à faire des choix, etc., ce qui constituerait le début d'une éducation à l'image. Au mieux, le lecteur apprendrait à décoder les contenus cachés de la fiction et serait prémuni contre les prestiges de la mimèse, ce qui constituerait le début d'une éducation politique.

De telles positions sont entachées à la fois d'idéologie et de philistinisme. Aucun théoricien de l'esthétique (et - est-il besoin de le dire ? -  aucun créateur) n'a jamais été victime de l'illusion référentielle (Albert Schweitzer, qu'on peut difficilement soupçonner de modernisme, note que, dans la peinture, le naïf « c'est » le cède au « cela signifie » du langage artistique, ce qui est une sorte de profession de foi sémiotique avant la lettre), et la seule originalité de la sémiologie est son excès, à savoir l'interdit jeté sur l'idée même qu'une œuvre ait une fin représentationnelle (antimimétisme). Dire comme Ruskin : « You will never love art well, till you love what she mirrors best », ce n'est pas confondre l'art et la nature, mais au contraire, mesurer la distance qui sépare toute représentation de son référent, tout en donnant comme fin ultime à l'art l'imitation de la nature - position dont on ne voit pas ce qu'elle a en elle-même de répréhensible. La dénonciation de ce projet par les auteurs qui se placent dans l'orthodoxie sémiologique indiquent seulement qu'ils sont eux-mêmes de purs produits de leur temps, le 20e siècle ayant évacué comme sans importance la question du mimétisme en art. On peut ajouter que les sémiologues ne font guère avancer leur cause en accusant systématiquement quiconque dénie à l'image le caractère d'un langage ou d'un système de signes de la considérer comme non analysable, de voir dans la représentation « un phénomène magique et mystérieux » (Eco, La Structure absente, p. 177) ou de tomber dans « l'aveuglement de l'analogie ».

On peut faire la même remarque au sujet des règles de l'art. Les règles d'une littérature sont conventionnelles par définition. Cette question n'amène aucun débat. L'originalité du sémio-structuralisme est de dire qu'il n'y a que des conventions dans la littérature, que celle-ci se conformerait soit aux lois du genre, soit aux idées de son temps, pour paraphraser Todorov. Une telle perspective amène à repérer comme remarquables en BD le jeu sur les codes (la dénudation des codes, l'auto-référentialité) et, alternativement, l'identité de la structure et du contenu (les Grandes Figures Obsessionnelles du sémio-structuralisme). Dans le premier cas, on se contente de réaffirmer la nature sémiotique de la littérature dessinée ; dans le second, on se contente de réaffirmer la fin non-représentationnelle de l'œuvre (elle est le reflet de sa structure, c'est-à-dire d'elle-même). La théorie ne cherche donc dans l'œuvre que ses propres postulats.

 

Une pensée essentiellement petite-bourgeoise

 

Le principal défaut des sémiologues qui ont étudié la bande dessinée est sans conteste leur méconnaissance de l'histoire du médium. Les chercheurs aventurent constamment des hypothèses imprudentes et il est facile de montrer que des littératures entières viennent infirmer la thèse. Le débat est refermé avant d'être ouvert. A cet égard, les sémiologues n'ont pas manqué de traduire dans leur jargon des erreurs courantes du type « la BD commence vraiment avec l'invention de la bulle » ou « les années 1960 et 1970 voient le passage de la BD à l'âge adulte ». (Vous trouverez plus de détails dans notre culture quicky Dix erreurs courantes de la littérature spécialisée ; si vous ne l'avez pas encore lu, cliquez ici).

On peut penser que les sémiologues ont été simplement naïfs, car ils se sont fiés à des ouvrages d'historiens populaires qui n'étaient pas fiables. Mais, d'un autre côté, les sémiologues paraissent avoir fait en partie leur propre malheur, en accordant à leur méthode une confiance aveugle et en la croyant capable de révéler dans l'analyse de quelques échantillons une hypothétique essence du récit dessiné. On ne fait pas la théorie d'une littérature entière (surtout s'il s'agit de la littérature d'un pays étranger, dont de surcroît on ne maîtrise pas la langue ! - nous pensons ici à des analyses du strip américain par des sémiologues français) en se fiant à quelques lectures éparses.

Particulièrement critiquable est l'idée d'un progrès en art, que les sémiologues ont empruntée sans l'ombre d'une hésitation aux historiens populaires de la BD. Il en découle un certain dédain pour la bande dessinée du passé (supposée schématique, maladroite, infantile, incapable de profondeur) et l'affirmation constante d'avancées récentes et décisives (dans la forme, dans la visée satirique, dans l'audace, dans l'auto-référentialité). Cette vision évolutionniste des productions artistiques est en réalité celle de l'homme de la rue, de l'individu moyen, voire du consommateur de culture (le « grand public cultivé »). Elle se relie à une attitude extrêmement gênante, qui est la sujétion aux normes et aux conventions artistiques du moment. Les sémiologues voient un progrès par exemple dans le fait que la BD renonce à la caricature au profit de l'illustration, ou qu'elle singe les procédés du cinéma. La conséquence est que le sémiologue est littéralement mis dans l'incapacité de faire son métier : son aptitude à mettre en lumière des codes et des significations (et, tout simplement, ses facultés critiques) diminuent à mesure qu'on se rapproche des productions de son temps. Ceci explique l'affirmation générale que des publications comme celles des éditions Losfeld, des éditions du Square, ou des éditeurs underground américains, échappent à toutes les normes (esthétiques, morales, etc.). Inversement, dans les œuvres très anciennes, la part du code est telle qu'elles sont considérées comme littéralement illisible et relevant d'une analyse iconologique ; placés devant une page du Yellow Kid, les sémiologues se comportent comme s'ils étaient devant le codex Nuttall.

Enfin, des positions hyper-techniciennes, voire scientistes, décelables chez plusieurs sémiologues de la bande dessinée, ne préservent pas de certaines naïvetés. Barthes apparaît ici encore comme un modèle. Sa dénonciation de la mythologie petite-bourgeoise (sémioclastie) englobe celle de la littérature, qu'il considère pour des raisons obscures comme le triomphe non seulement de la bourgeoisie en tant que classe sociale, mais aussi de l'idéologie petite-bourgeoise. Mais les idées qu'exprime Barthes sur le roman sont précisément, sous leur fine croûte de technicité, celles de la petite-bourgeoisie. Le même phénomène est à l'œuvre chez certains universitaires qui ont étudié la BD. Ils croient manifester un louable mépris des conventions académiques en se penchant sur un objet culturellement dévalorisé, et simultanément une grande lucidité dans l'analyse idéologique de cet objet, mais, sous leur apparent radicalisme, on décèle des positions qui sont tout simplement celles de leur milieu social d'origine, et qui sont justiciables par conséquent d'une nouvelle exégèse des lieux communs :

1. La création comme processus inanalysable. L'art se caractériserait par l'absence de techniques ou de règles conscientes ; comme ses cousins, le peintre, le romancier et le poète, le cartoonist ne saurait pas comment il fait ; « ça lui viendrait ». Il est toujours question de codes ou de structures, censés êtres inconscients, comme le langage lui-même ; il n'est jamais question que la création artistique passe par un métier, un savoir-faire.

2. Le déterminisme ou « on est ce qu'on est » ou « on ne se refait pas ». Le cartoonist, comme l'artiste et l'écrivain, ses deux moitiés, n'aurait aucune liberté dans sa création. Il exprimerait ce qu'il est réglé pour exprimer (anti-intentionnalisme). Charles Schulz ferait du Peanuts comme un pommier donne des pommes.

3. Le « gros mensonge ». La méfiance de la fiction, si typique des sémiologues, fait peser un soupçon sur l'auteur. A l'instar de l'enfant, il « raconterait des histoires ». Il séparerait mal l'invention de la réalité. Il s'attribuerait les histoires d'autrui.

4. L'esbroufe. L'auteur ferait du style ou se donnerait un genre. S'il dessine bien, il nous fait le vieux numéro de l'art noble ou de l'académisme. Même s'il dessine mal, il cherche à nous plonger dans l'aveuglement de la figuration. S'il manifeste une certaine inventivité, il veut dissimuler le fait fondamental qu'il use de vieilles ficelles (conventionnalisme).

5. La littérature comme jeu de devinettes. Comme tous les auteurs, le cartoonist cacherait dans son œuvre un message qu'il serait nécessaire de décrypter. Son but principal, ce faisant, serait d'embêter le lecteur et de faire de l'esbroufe. D'ailleurs, s'il disait les choses clairement, ce ne serait plus de la littérature, même dessinée. Le sens caché n'est pas accessible au commun des mortels, pour qui l'œuvre reste par conséquent lettre morte. Le sémiologue sait qu'il a percé le secret quand il est à cent lieues de ce que raconte apparemment l'histoire. La complication en littérature est sa propre fin.

Le sémio-structuralisme propose en théorie une méthode qui échappe à toute idéologie (elle vise au contraire à mettre en évidence les différentes idéologies à l'œuvre dans les « productions signifiantes »). Mais en réalité l'aspect idéologique est prédominant dans le sémio-structuralisme, et cette idéologie, en dépit du radicalisme d'un certain discours (au moins pendant les années 70), est typique de la petite bourgeoisie. Le point de départ lui-même, la recherche des « significations », est le simple décalque de l'attitude du petit-bourgeois placé devant une œuvre d'art quelconque, qui se demande nerveusement ce que l'artiste « a voulu dire ».

 

Science et intuition

 

Une caractéristique d'une science est qu'elle utilise des méthodes rigoureuses pour arriver à des conclusions qui sont souvent contraires à l'idée commune (contre-intuitives). Dans le cas de la sémiologie, c'est la méthode qui est contre-intuitive (et, à vrai dire, elle n'est même pas contrôlable, puisque des bases comme l'existence des unités élémentaires sont de simples postulats) et les résultats sont par contre superficiels : ils décrivent le fonctionnement de la BD à partir d'éléments comme la bulle, le cadre, la coexistence du texte et de l'image, l'opposition du strip et de la planche, qui sont très visibles, mais pas forcément très importants (l'examen montre par exemple que des bandes à texte sous l'image fonctionnent exactement comme des bandes à bulles).

Reste le problème fondamental. La méthode sémiologique applique les principes de la linguistique à des objets non linguistiques, mais qui présentent la structure d'un langage. La bande dessinée ne présente pas la structure d'un langage et par conséquent la sémiologie ne s'applique pas aux littératures dessinées.

 

Harry Morgan


Toutes les idées exprimées sur cette page proviennent de nos Principes des littératures dessinées, dont elles donnent un avant-goût. (Oui, je sais... Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ? Le livre existe, je ne peux pas le désécrire.) Vous pouvez les citer, les paraphraser ou vous en inspirer autant que vous voulez. Merci cependant d'indiquer vos sources (vous pouvez écrire par exemple : « Harry Morgan, page web personnelle », indiquer l'URL, et faire un renvoi au bouquin).