ANNALES DE LA LITTERATURE DESSINEE

Dix erreurs courantes de la littérature spécialisée

Un culture quicky offert par Harry Morgan


Ouvrons au hasard quelques ouvrages sur la bande dessinée destinés au grand public. Qu'y lit-on ?

1. L'histoire de la bande dessinée commence dans les grottes de Lascaux et d'Altamira.

2. Les cartouches des inscriptions hiéroglyphiques préfigurent les bulles des bandes dessinées.

3. Le Yellow Kid est la première bande dessinée ; le petit Chinois d'Outcault est le premier personnage régulier ; c'est aussi la première fois qu'on arrivait à imprimer de façon satisfaisante le jaune, couleur difficile entre toutes.

4. La bande dessinée d'aventure naît aux Etats-Unis dans les années 1930.

5. Les années 1934 à 1941 sont l'âge d'or du strip américain.

6. Aux Etats-Unis, l954 voit l'instauration du Comics Code Authority, organisme de censure sans le label duquel les revues ne peuvent paraître.

7. En France, la loi de 1949 vise à améliorer le contenu des publications enfantines ; la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence prend très à coeur son souci d'améliorer la BD et elle contribue à établir les canons de la BD franco-belge traditionnelle (le héros pur et vertueux, etc.), tout en luttant, il faut bien le dire, contre la BD américaine.

8. L'action de la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse est étendue en décembre 1958 (ou en janvier 1967) aux publications pour adultes.

9. Les années 1960 et 1970 voient le passage de la bande dessinée à l'âge adulte.

10. Jean-Claude Forest est l'inventeur de la bande dessinée érotique.

Ces assertions (nous pourrions en citer cent autres) sont toutes fausses. Elles ne sont pas à moitié fausses ou discutables (même si l'amateur de BD mettra un point d'honneur à pinailler jusqu'à perdre haleine), elles sont aberrantes. Il est parfois possible de trouver leur origine. Les quatre erreurs courantes sur le Yellow Kid remontent à l'ouvrage de Coulton Waugh, datant de 1947. D'autres fois, le consensus s'est établi autour d'une stupidité sans qu'on lui trouve d'origine précise.

Reprenons.

1. Il n'y a aucune bonne raison de faire démarrer la littérature dessinée avec un bison ou un graffito pariétal. Les raisons généralement invoquées (les machins rupestres sont des symboles, les personnages de BD aussi ; les machins rupestres « bougent », la BD aussi) sont idiotes. En somme, on ne voit pas du tout pourquoi l'art des cavernes fonderait la BD plutôt que le reste de l'art occidental.

2. Les cartouches dans les inscriptions hiéroglyphiques servent à inscrire le prenomen et le nomen des rois, à l'intérieur d'une nomenclature très codifiée qui s'appelle la titulature des rois. Ils ne servent à rien d'autre. Tout cela est expliqué on ne peut plus clairement dans n'importe quelle grammaire de l'égyptien. Les spécialistes de BD qui ont assimilé les cartouches à des bulles de BD ne savent pas de quoi ils parlent. Malheureusement, cette idiotie traîne partout, de l'ouvrage de Legman datant de 1949 jusqu'aux articles de Frémion datant des années 1990.

3. Le Yellow Kid n'est pas chinois, mais irlandais ; ce n'est pas le premier personnage régulier (il y a des personnages réguliers dans les années 1890) ; ce n'est pas la première fois qu'on arrivait à imprimer du jaune. Enfin et surtout, le Yellow Kid n'est pas la première BD, et pas même la première BD américaine. Pour commencer, ce n'est pas une BD mais une grande image, fréquemment accompagnée de quatre ou cinq colonnes de textes typographiés, sous le titre McFaddens's Row Of Flats ou Around The World With The Yellow Kid. En fait, le Yellow Kid n'est jamais séquentiel avant la fatidique planche (en réalité un double strip) du 25 octobre 1896, qui constitue les débuts de la BD pour les vrais croyants, et ne l'est que dix-sept fois après (en comptant des séquences réduites à deux images). En second lieu, dans cette fameuse planche du 25 octobre 1896, on voit immédiatement que la bulle sert à exprimer non des paroles humaines, mais le son enregistré du phonographe (qui est en réalité émis par un perroquet), sauf dans la dernière case où le Yellow Kid en émet brusquement une par contagion, au lieu de parler sur sa chemise, à son habitude. Ce qui est présenté comme un progrès (Outcault aurait eu l'idée géniale de faire parler ses personnages dans des bulles) est donc en réalité un usage rhétorique dans un contexte très étroit qui est celui de la reproduction mécanique de la parole. Troisièmement, à s'en tenir aux définitions des premiers « historiens de la BD », le Yellow Kid, dans les rares cas où il est séquentiel, est un  « récit en images » et non une « bande dessinée » et on pourrait lui faire, en admettant qu'ils fussent fondés, tous les reproches qu'on adresse à cette forme narrative : image redondante par rapport à un texte extérieur, texte dans l'image incapable de véhiculer le sens, etc. Les fameux ballons ont à peu près la même fonction dans le Yellow Kid que dans les Pieds Nickelés de Forton : ils contiennent des remarques de personnages divers, animaux, enfants, flic (« If you kids come down to Mercer Street, I'll show you how to behave »), vendeur à la criée italien (« Nice-a ban nan »). Ces ballons constituent dans le meilleur des cas un contrepoint humoristique ou pittoresque au récit, mais ils ne véhiculent pas à eux seuls le sens. Le comble est que le personnage censé constituer le point de départ de la bande dessinée avec bulles n'en émet aucune pendant toute son existence, en dehors de l'unique exemple précité, où il parle littéralement comme un phonographe.

4. La bande dessinée d'aventure existe aux Etats-Unis dès les années zéro. Les sunday pages des Katzenjammer Kids, de Happy Hooligan, d'Alphonse et Gaston, des Kin-Der-Kids, de Little Nemo, proposent des cycles d'aventures comiques. Dans les années 1910, des sunday pages de Binnacle Jim d'Everett Lowry, une séquence de 1917 du futur Just Kids par Ad Carter, proposent des aventures picaresques. L'aventure et le mélodrame sont brillamment représentés au milieu des années 1920 par Little Orphan Annie, Phil Hardy, Bobby Thatcher, Wash Tubbs, les Minute Movies, etc. Les historiens populaires, et les sémiologues qui ont recopiés les historiens populaires, sont victimes d'une double confusion.

Pour commencer, ils confondent bande d'aventure et illustration réaliste. Aucun des strips que nous venons de citer n'est dessiné de façon réaliste (sauf Nemo), mais, techniquement parlant, ce sont tous des strips d'aventure. Les historiens populaires répondront que l'aventure comique n'est pas de l'aventure. Cela élimine les Katzenjammer Kids, mais pas Little Orphan Annie ni Phil Hardy, ni même Wash Tubbs (qui contient des éléments de vaudeville, mais n'en est pas moins de l'aventure tout ce qu'il y a de plus aventureuse).

La deuxième confusion est encore plus fondamentale, car elle concerne non plus l'aventure, mais le principe même de la continuité dramatique : un style graphique non réaliste amène les historiens populaires français à nier qu'on soit en présence d'un récit à suivre, c'est-à-dire d'un feuilleton. En réalité, des strips comme The Gumps, Barney Google, Polly And Her Pals, Moon Mullins, Thimble Theater (Popeye), etc., contiennent une intrigue qui se poursuit de jour en jour (une continuity, comme disent les Américains) et ne sont nullement cantonnés à des gags à la petite semaine sur des incidents de la vie quotidienne, comme semble le croire Lacassin et, après lui, Fresnault. Chaque strip contient effectivement un gag, mais le strip du lendemain reprend la situation au même endroit, et cette situation constitue une véritable intrigue et non un simple prétexte à enfiler les gags. Quand elles se placent dans l'univers quotidien, ces intrigues sont fréquemment semi-policières : Gasoline Alley, Little Orphan Annie, The Gumps, Barney Google regorgent d'escrocs, d'imposteurs, d'aventurières, de thugs, etc. D'autres fois, il s'agit de récits d'aventure (par exemple dans les sunday pages des Gumps de 1926, ou dans des strips de Polly and her Pals de 1927).

Conclusion : le feuilleton en général et le feuilleton d'aventure en particulier ne sont aucunement des innovations du strip des années 1930, en dépit de ce que prétendent tous les ouvrages de vulgarisation parus en France à ce jour. Chez les historiens américains, Bill Blackbeard, R. C. Harvey, Ron Goulart définissent (correctement) le strip d'aventure des années 1930 comme la vogue de l'illustration réaliste (et non l'arrivée de l'aventure dans les comics). Pour Rick Marschall, les années 1930 voient la prédominance du continuity strip (et non son invention).

5. « L'âge d'or » n'est pas « l'âge d'or du strip américain », mais « l'âge d'or des journaux d'enfants français » : de 1934 à 1941 (de la création du Journal de Mickey à la fin de la parution de Robinson en zone libre), les petits enfants de France ont pu lire dans leurs illustrés des adaptations de strips américains. Les Américains, quant à eux, ont pu lire des bandes dessinées dans leurs quotidiens sans interruption depuis la fin du 19e siècle jusqu'à ce jour. Ayant pesé ces choses dans l'intérieur de notre conscience, nous sommes arrivés à la conclusion que tout est également bon dans cette littérature, et il n'y a par conséquent pas d'âge d'or du strip américain.

6. Le Comics Code Authority est un organisme professionnel regroupant des éditeurs de comic books, et non une officine gouvernementale chargée de la censure des BD. Les Dell Comics ne firent jamais partie du Code (ce qui ne les empêcha pas d'être distribués normalement !), parce que George Delacorte considérait les éditeurs membres de l'association à peu près comme des pornographes. Au lieu du timbre Approved by the Comics Code Authority, les Dell Comics contenaient un certificat de moralité auto-attribué (A Pledge to Parents) qui précisait que les Dell Comics éliminaient entièrement les contenus discutables, au lieu de se contenter de les adoucir (sous-entendu : comme les autres pornographes). Un comic book sur trois vendu aux Etats-Unis était un Dell Comic.

7. Le but de la Commission de surveillance n'était pas d'améliorer les bandes dessinées, mais d'extirper la bande dessinée des illustrés pour enfants. L'expression « amélioration des publications destinées à la jeunesse », tirée de la loi de 1949, est une expression codée désignant la suppression des bandes dessinées. C'est parfaitement clair quand on lit les comptes rendus (inédits) et les rapports (publiés) de la Commission de surveillance. C'est tout aussi clair quand on lit les opuscules, les articles et les prospectus des membres de la Commission. La Commission de surveillance n'a aucunement contribué à fixer les canons d'une BD franco-belge classique, qu'elle n'a jamais distingué d'aucune autre bande dessinée (ses membres étaient d'ailleurs bien incapables de déterminer si une bande quelconque était italienne, américaine, française ou belge). La Commission a fait de son mieux pour supprimer la BD franco-belge comme la BD italienne, américaine, espagnole, etc., et elle n'y est pas parvenue. En clair, les censeurs ont raté leur coup.

8. L'action de la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse n'est pas étendue en décembre 1958 (ni d'ailleurs en janvier 1967) aux publications pour adultes. Cette ânerie est recopiée de mauvais ouvrage général en mauvais ouvrage de vulgarisation par des gens qui ne sont pas allés consulter le jurisclasseur parce qu'ils sont paresseux ou parce qu'ils ne savent pas ce qu'est le jurisclasseur. La Commission de surveillance a toujours été chargée de la censure des ouvrages pour adultes à côté de la censure des ouvrages pour enfants. Elle s'en prenait avec une particulière virulence aux ouvrages et aux périodiques de « propagande homosexuelle » (parce que l'homosexualité, c'est bien connu, résulte d'un complot des homosexuels, qui débauchent des malheureux et les rendent homosexuels, probablement en les attachant sur des chaises et en leur lisant des périodiques de propagande homosexuelle).

9. Les années 1960 et 1970 ne voient pas le passage de la BD française à l'âge adulte. Il y a toujours eu des BD françaises pour adultes, ne serait-ce que sur la page des BD des quotidiens (Thierry Groensteen ferait remarquer que la page de BD de France-Soir n'est pas d'une originalité prodigieuse, mais ce n'est pas le sujet). Par passage à l'âge adulte, il faut donc entendre le fait que dans le secteur (majoritaire, nous ne le nions pas) des illustrés pour enfants, une revue (Pilote) propose progressivement un contenu varié, y compris des bandes qui s'adressent à - ou sont lisibles aussi par - des adolescents, voire des adultes. Le passage à l'âge adulte est donc le passage à l'âge adulte des illustrés français pour enfants (cette définition ressemble beaucoup à celle de « l'âge d'or », donnée plus haut !). Problème : les ouvrages de vulgarisation laissent entendre que cette invention fabuleuse du « passage à l'âge adulte » a été généreusement offerte par la France au reste du monde, dont la BD est elle aussi, du coup, passée à l'âge adulte. On se demande un peu comment le strip américain a pu passer à l'âge adulte, puisque, par définition, il a toujours été destiné aux adultes...

10. Jean-Claude Forest n'est pas l'inventeur de la bande dessinée érotique. Si l'on tient absolument à pinailler et à multiplier les distinguos, on peut écrire que l'éditeur de Forest est le premier éditeur français à avoir proposé un album de BD qui soit (assez faiblement) érotique. Quant à la BD érotique, elle non plus n'a pas attendu le génie inventif français pour apparaître. Citons les eight-pagers, les productions d'Irving Klaw, et, en France même, les récits complets pour adultes qui, dès les années 1940, contenaient des histoires de gansters « épicées ». Notons en passant qu'à la mort de Forest en décembre 1998, tous les médias ont répété à l'envi qu'il était l'inventeur de la BD érotique. Outre que c'est faux, il y avait peut-être mieux à dire d'un créateur dont l'œuvre, dans le paysage frileux de la bande dessinée francophone, apparaît à maints égards comme un miracle.

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