ANNALES DE LA LITTERATURE DESSINEE

Des perles aux pourceaux : un militantisme populiste

Un culture quicky offert par Harry Morgan


En très peu d'années, autour de 1968, le discours dominant sur la BD est passé sans nuance de l'opprobre à l'adulation. Le résultat de cette inversion de polarité est cette attitude invraisemblable des publics de la BD (médias, institutions, mais aussi lecteurs « moyens ») qui consiste à soutenir contre toute évidence que tout est bon dans la BD, alors qu'il y a quarante ans, tout, absolument tout, y était mauvais. Cette admiration militante pouvait avoir une utilité stratégique tant que la BD étaitconsidérée avec soupçon, mais elle est devenue incongrue : l'instituteur rétrograde qui confisquait les illustrés de ses élèves, le militant communiste vitupérant les bandes dessinée « américaines » sont aujourd'hui des retraités déjà âgés. On se demande d'autre part dans quel monde vivent les enseignants (du primaire au supérieur) auteurs d'introductions générales au médium destinées à leurs collègues et les auteurs des thèses sur la BD, qui se croient tenus, les uns et les autres, de répéter à peu près toutes les dix pages que la bande dessinée est une forme narrative à part entière et qu'elle souffre d'un injustifiable mépris.

Le discours actuel sur la bande dessinée n'est cependant pas sans ambiguïtés. La revendication du caractère populaire du médium s'accompagne d'un anti-intellectualisme qui est de loin le côté le plus déplaisant du petit monde de la BD. Les critiques et les théoriciens qui ont dépassé la trentaine se souviennent de la campagne menée jadis par M. Filippini contre tout discours sur la BD dont le niveau d'analyse dépassait celui du certificat d'études. Ajourd'hui encore, si vous avez le malheur de vouloir faire de la critique de BD comme on fait de la critique littéraire, on sortira contre vous la grosse artillerie de la bêtise militante et on vous traitera de pédant ridicule qui s'écoute disserter, d'élitiste et de snob. Même si vous traitez d'un domaine canonique comme le strip américain, vous vous ferez traiter de tous les noms par un tas de gens délicieux si vous vous intéressez à une série qui n'a pas la chance d'appartenir à la trentaine de titres arbitrairement désignés comme classiques de la bande dessinée, parce que Pierre, Paul ou Jacques les lisaient quand ils étaient petits. Si vous avez une position quelconque - vous animez une revue ou vous travaillez pour une institution - on recourra aux métaphores du cléricalisme et de la société secrète : vous êtes le grand pontife qui pontifie pour le profit de ses trois coadhérants, persuadé que le monde de la BD tourne autour de lui. Quant aux gros ouvrages commémoratifs que les éditeurs publient à leur propre gloire et dont on se demande à quel public au juste ils sont destinés, ils ne manquent jamais de rappeler tout le mal qu'a pu faire à la BD le quarteron d'intellectuels qui s'est mis à théoriser le médium au lieu d'entonner le ronron d'autosatisfaction qui tient lieu de discours à la profession. Cest un peu comme si les professionnels du cinéma décidaient que les critiques de films leur font un tort considérable, ou comme si les éditeurs de romans dénonçaient les sections littéraires des quotidiens comme des conspirations d'intellectuels.

Les dessinateurs ne sont pas mieux lotis. Un auteur de BD publiant chez un petit éditeur, ou dessinant autre chose que des schtroumpf ou de l'heroïc fantasy, se fait de temps en temps fusiller pour l'exemple dans un de ces bulletins d'injures et d'autopromotion que les éditeurs aimeraient bien faire passer pour des revues d'information sur la BD. Un autre cas grave est l'auteur qui a le culot de ne pas rester dans la petite case qu'on lui a attribuée : Crumb appartient à l'underground, et l'underground, c'était les années 1960 ; il est donc intolérable que Crumb ait dessiné des BD dans les années 1980 et 1990 et il convient de dire bien haut que ça existe à peine.

Tout se passe en somme comme si ces gens bénins avaient le sentiment que la « réhabilitation » de la BD et le consensus dans l'admiration dont bénéficient leurs produits étaient des espèces de miracles, de caprices de l'histoire, et comme s'ils vivaient dans la crainte qu'un mal embouché quelconque révèle brusquement que la BD, c'est bête et mal dessiné et que tout le monde le croie. D'où la méfiance vis-à-vis de l'intellectuel (il va sûrement écrire que la BD c'est bête) et de l'auteur (s'il existait une BD d'auteur, cela signifierait que le gros de la production représente une espèce de deuxième choix).

Ce type de craintes hypocondriaques explique largement les us et les coutumes du milieu, caractérisés par une sorte de triomphalisme niais. Les professionnels de la profession chantent bien fort les louanges de la BD parce que, c'est bien connu, quand on chante bien fort, on a moins peur. Ici encore, imagine-t-on les éditeurs de romans passant leur temps à dire que le roman est décidément un art majeur et qu'en règle générale le roman français est bien supérieur au roman étranger ? En ce qui concerne les dessinateurs, un vedettariat un peu ridicule est de mise, la cérémonie anodine de la dédicace, à laquelle se plient tous les auteurs, débouchant, dans le cas de la bande dessinée, dans la pratique du dessin original sur la garde de l'album, censé lui conférer une énorme valeur. Certains lecteurs de BD qu'un sort cruel amène à se débarrasser de leur collection sont choqués de constater que leur album ne vaut pas plus cher pour porter le fameux petit dessin et que le bouquiniste rechignerait plutôt à le prendre, le « A Fernand, amicalement » le rendant, après tout, plus difficile à revendre qu'un album sans dédicace (à moins qu'il se présente un client prénommé Fernand ?). Comme on n'est pas chiche de superlatifs, une traduction étrangère (pas complètement inimaginable, les éditeurs cherchant en théorie à élargir leur marché et les œuvres étant par définition faciles à traduire, vu la faible quantité de texte) confère le statut de « star internationale de la BD » à des auteurs qui n'en demandent peut-être pas tant. Si l'on appliquait le même principe au reste de l'édition, deviendraient des « stars internationales » un bon nombre de romanciers à l'audience somme toute modeste ou même de braves universitaires !

A défaut de culture digne de ce nom, la bande dessinée a généré une microculture, comme le montre cet éloquent morceau de sociologie de Peeters (La Bande dessinée, Domino Flammarion, p. 69-70) :

« La bande dessinée a sécrété un petit monde dont elle a largement vécu et qui pourrait bien l'étouffer un jour. Un monde avec ses rites et ses manies, ses collectionneurs et ses sous-produits, qui évoque davantage l'univers de la philatélie que celui du livre. Un monde coupé de toute culture "non bédéphilique", mais où l'on peut citer la date de la première édition de l'Epervier bleu ou le numéro de la plaque du Dr Eugène Triboulet, un détail infime de l'Oreille cassée. Un monde où les séances de dédicaces sont reines et où l'on prend les dessinateurs pour des stars. Un monde de "dos toilés" et de "tirages de tête", où l'on met les albums à l'abri sans les lire pour éviter qu'ils ne s'abîment, un monde où la moindre planche originale est censée valoir de l'or... »

Il ne serait peut-être pas mauvais dans ces conditions de prendre un peu de recul. Une bonne approche serait de considérer une bande dessinée comme ce qu'elle est : un livre (un périodique, si elle paraît en kiosque). Mais c'est certainement ici que le militantisme populiste a le plus marqué les esprits. Parler de livre ou, pire encore, parler de littérature au sujet de la BD est considéré comme une hérésie. La BD est un art audiovisuel, une espèce de cinéma sur le papier, de théâtre hallucinatoire ; une BD n'est jamais un livre. Une partie de la critique « savante », et en tous cas celle des universitaires, a emboité le pas : la BD est une paralittérature, une infralittérature, une littérature populaire ou de masse, parce que la « vraie » littérature, c'est bien connu, habite dans la bibliothèque de la Pléiade et ne comporte pas d'images. Le comble est que ce rejet de l'ensemble de la BD hors du domaine littéraire rend disponible l'expression de bande dessinée « littéraire » (ou ses variantes : roman graphique, roman BD, etc.), qu'on peut appliquer à des œuvres dont on ne comprend pas bien qu'elles ont de particulier mais que leurs éditeurs ont trouvé politique de munir de l'estampille « produit culturel ».

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