Vieille bande dessinée - Section périodiques

Pellos, Futuropolis

Kryptopolis

Par Manuel Hirtz

Le Métropolis de Fritz Lang a été une sorte de boîte de Pandore du rêve anticipateur d'où sont sorties de multiples cités futures, du Futuropolis (1937) de Pellos au Métropolis (1949) du japonais Osamu Tezuka, dessiné alors que celui-ci ne connaissait du film qu'une photo.

Mais en fait, hormis le concept d'une cité où s'exerce une dictature scientifique, on ne retrouve presque rien du film du génial cinéaste allemand dans la bande dessinée de Pellos, si ce n'est à la planche cinq, la figure du dieu Moloch-Baal qui, de métaphorique chez Fritz Lang, devient réalité concrète chez Pellos. Pourquoi on sacrifie au dieu phénicien Baal les condamnés à mort dans une cité présentée comme régie par la raison, nous sommes bien sûrs que les auteurs de Futuropolis eux-mêmes l'ignorent.

Deux ans avant Futuropolis, paraissait chez Offenstadt Sur L'Autre Face du monde, un roman de A. Valérie où déjà on trouve tous les thèmes qu'emploiera Pellos pour sa fin du monde. Mais chez Valérie, l'aventure laisse la place à une réflexion presque anthropologique, pour aboutir à une conclusion relativiste sur les rapports entre "civilisés" et "primitifs".

Pellos, lui, opte pour un récit d'aventure aux multiples rebondissements pour enfin, dans un enchaînement de cataclysmes, arriver à une restauration de l'âge d'or.

Fondamentalement, c'est à la riche tradition du roman d'anticipation français qu'appartient Futuropolis, à ces récits de fin de civilisation et de renaissance de la barbarie, qui vont de Rosny Aîné à René Barjavel et où, dans des fracas infernaux, se combattent des machines cyclo-péennes, monstres de métal que le dessinateur Lannos réussit à nous rendre réels dans les années 1906-1932, par la grâce de ses illustrations pour les grandes et les petites revues du temps. Futuropolis peut se lire comme un petit catalogue des thèmes et obsessions de l'anticipation début de siècle, y compris jusqu'à son goût de la délectation morose; ainsi le "peuple de l'abîme" - monstrueuses créatures aveugles - est "tout ce qui reste de la race blanche dégénérée". Les habitants de Futuropolis sont les descendants des actuels hindoux.1

Le discours idéologique de Futuropolis est des plus confus, mais le fond en est sans conteste réactionnaire au sens premier du terme, comme le sera plus tard Durga Rani, écrit par Jean Sylvère, dont tout indique - style et thématique - qu'il est de la même plume.2

Durga Rani est une apologie ambiguë de la bonne nature, ce qui rend le récit de ces aventures de "la reine des jungles" fascinant dans son indécision même. Sylvère met en scène de "grandes idées", dans des récits lourdement allégoriques, pour se rendre vite compte qu'il ne sait au juste que penser (ou que le résultat de ses méditations n'a rien à faire dans un illustré pour filles). Sylvère finit par proposer un compromis, vague et peu satisfaisant, tout en se rendant compte que c'est au préjudice de la fiction; l'art de l'auteur devient alors l'art de dissumuler le côté bancal de ses résolutions.

De l'histoire toute de bruit et de fureur voulue par Pellos 3, l'auteur du texte de Futuropolis a fait de la littérature trop bien écrite, une prose maniérée que viennent alourdir encore des dialogues grandiloquents; un texte qui, dans sa forme, est en complète opposition avec le dessin de Pellos, même si par ailleurs on peut aujourd'hui lui trouver un charme désuet.

Pellos dessinateur dessine comme Pellos sportif boxe; en cherchant toujours à frapper avec le plus d'énergie possible, et même s'il frappe parfois à côté de la cible, le lecteur de Futuropolis est emporté par la force qui l'habite.

On serait bien en peine de trouver dans Futuropolis un système narratif consciemment pensé et mis en place par l'auteur. Ce qui apparaît, c'est la volonté farouche de Pellos de ne jamais répéter la même image et sa recherche systématique de l'effet dynamique.

La mise en scène lyrique et les cases sens dessus dessous de Futuropolis, présentées par certains commentateurs comme en avance sur leur temps, n'eurent pas de postérité4, car elles n'ont pas d'autre fonction que de rendre sensible la fièvre qui anime l'auteur. Futuropolis est une histoire en images comme les éditions Offenstadt en proposaient déjà avant 1914. Pellos y a juste branché l'électricité.

Le manichéisme du récit - science contre nature - est ce qui permet à Pellos de déployer une imagerie tourbillonnante et formidable, du hiératisme de la cité des maîtres de la science au sauvage territoire du dehors.

Une symétrie qui se retrouve dans les deux personnages féminins, la froide et cruelle Maïa et la sauvage et féline Iaona. Au demeurant, dans Futuropolis, tout est duel; les seules figures à ne pas avoir de contraire sont les "êtres de l'abîme". Ils n'ont d'ailleurs presque aucune fonction dans l'économie générale du récit - ils agrémentent le passage hors de la cité - et l'auteur ne les rappelle qu'in extremis pour signaler leur destruction. Si Pellos les a créés, c'est probablement pour le simple plaisir de les dessiner, mais il est vrai que le plaisir de dessiner transparaît ici à presque toutes les pages.

Au résultat, Futuropolis est bien une bande dessinée lyrique et, comme toutes les oeuvres lyriques, elle donne aussi sa part à l'humour et au grotesque. C'est à un flamboyant "crépuscule de la science" que nous sommes conviés. Bien sûr, le genre eschatologique a ses règles, comme le western, et finalement s'instaure un nouvel âge d'or, mais ne nous y trompons pas, Futuropolis est d'abord un éloge du pulsionnel.

 

Manuel Hirtz

 

Notes

1. Même le très raciste Louis Boussenard présente, dans Dix Mille Ans dans un bloc de glace, des civilisés du futur issus du croisement entre les chinois et les nègres. Retour au texte.

2. Le B.D.M. croit pouvoir identifier Jean Sylvère, l'auteur de Durga Rani, comme René Thévenin. Or, Jacques Van Herp, dans Sur l'Autre face du monde et autres romans scientifiques de Science et Voyages, identifie A. Valérie, auteur de Sur L'Autre Face du monde, comme le même René Thévenin. Nous-mêmes, on l'a vu, croyons Durga Rani et Futuropolis sortis de la même plume. Si cette cascade de conjectures est avérée, Valérie, Sylvère et Thévenin se confondant, l'auteur de Sur L'Autre Face du monde aurait contribué à son propre pastiche, dans Futoropolis. Rien ne se perd, rien ne se crée... Voir cependant, ci-dessous, la fin de la note 3. Retour au texte.

3. "Offenstadt m'a dit qu'il fallait faire du fantastique. Je lui ai dit que j'étais parfaitement d'accord, parce que j'aimais cela. Il y avait un film qui venait de passer et dont j'étais vraiment cinglé, le Métropolis de Fritz Lang avec Brigitte Helm. J'ai eu l'idée de faire une bande dessinée dans ce style-là. J'en ai discuté avec Robert Offenstadt et j'ai commencé à faire des synopsis de présentation des planches. Je n'ai pas voulu pousser le texte très loin parce que tout d'abord, je n'avais pas la culture pour faire un texte et je pensais le donner à un ami de l'Intransigeant qui voulait bien les faire. Mais Robert a pris mes synopsis et les a donnés à Paul, Pierre et Jacques, ça a été manipulé par tout le monde mais ça a toujours été fait dans la ligne de ce que je demandais. Futuropolis a donc été écrit d'après mes indications par les employés de la S.P.E. selon qu'ils étaient disponibles ou non pour faire ce travail. Mais c'était mon histoire. Le titre également était mon titre." (Entretiens avec Pellos, in Les Cahiers de la bande desinée, n. 31)

"J'avais conçu Futuropolis avec ballons et textes explicatifs. Je crois me souvenir que la S.P.E. avait l'intention de faire en même temps un livre, un roman où ils auraient utilisé quelques illustrations, d'où évidemment la formule." (Pellos, par Pierre Pascal, Ed. Sodieg, 1977)

"J'avais vu Métropolis, le film de Fritz Lang, avec Brigitte Helm. J'avais été très impressionné par la cité futuriste. N'ayant pas envie de faire une adaptation du film, je m'en suis inspiré pour Futuropolis. J'en assurais les textes qui ont été mis en forme par un employé de la maison." (Pellos dessinateur sportif, par J.-P. Tibéri, Ed. Michel Fontaine, 1985)

Nos lecteurs nous feront remarquer que ces propos sont en contradiction avec notre hypothèse initiale, l'attribution du scénario de Futuropolis à Jean Sylvère. Tout s'explique au contraire! Les aspects confus du discours idéologique et les flottements de l'intrigue. Le pauvre Jean Sylvère en écrivant le scénario de Pellos tente vainement de rationaliser les rêveries romantiques du bouillant dessinateur/auteur.

Toutes nos belles hypothèses sont hélas en contradiction avec ce qu'écrit Pierre Pascal dans sa préface à Futuropolis (Glénat, 1977).

"Il [Pellos] envisage une grande histoire, avec de grands dessins comme ceux de Foster en première page. Le film de Fritz Lang, Métropolis, lui donne le point de départ et l'idée du titre. Cependant, Offenstadt qui n'est pas encore sensibilisé à la B.D. - on l'en excuse bien volontiers - pense à un grand roman de prestige, très illustré. Il en confie la rédaction à Martial Cendres, l'un des auteurs maison." Retour au texte.

4. Excepté bien sûr dans l'oeuvre de Pellos lui-même. Retour au texte.

 

Bibliographie

Futuropolis in Junior n. 54 à 110

Futoropolis album Glénat 1977

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