Classiques modernes
Caran d'Ache, Maestro, CNBDI, 1999 (1894]
Kiyama, The Four Immigrant Manga, Stone Bridge Press, 1999 [1931]
L'indifférence à peu près complète dans laquelle est tombée la découverte et la publication du Maestro de Caran d'Ache illustre admirablement le problème principal du petit milieu de la BD. Ce milieu subsiste sur une culture faite de bric et de broc et une histoire du domaine qui, somme toute, a été écrite au hasard, mais qu'il n'est plus question de remettre en question, parce que, selon le mot de notre complice Manuel Hirtz, Cela Obligerait à Déplacer l'Ecole Belge.
Usons d'une comparaison un peu grossière. Si on découvrait demain un nouveau sonnet de Rimbaud, ou le brouillon d'un roman de Maupassant, le milieu littéraire serait en ébullition, les professeurs de lettres n'en dormiraient plus, les journaux en seraient pleins et des colloques s'organiseraient spontanément aux arrêts d'autobus. Maestro est l'équivalent du sonnet de Rimbaud ou du brouillon de Maupassant, et non seulement sa mise au jour a été accueillie par une indifférence totale, mais, pour 99 % des amateurs, l'objet n'est même pas identifié comme appartenant aux littératures dessinées.
La découverte du roman graphique de Caran d'Ache pourrait elle-même être le sujet d'un roman. Le Musée de la bande dessinée d'Angoulême avait organisé en 1998 une exposition Caran d'Ache, et Thierry Groensteen avait mis alors la main sur une lettre de Caran d'Ache au Figaro, datée du 20 juillet 1894, où celui-ci formait le projet de ce qu'il appelait lui-même un « roman dessiné », projet jamais mis à exécution, pour autant qu'on sût. Là-dessus, le Musée fait l'acquisition d'un portefeuille de dessins de Caran d'Ache, et Groensteen reconnaît dans ces pages le fameux roman dessiné.
La critique savante commence tout juste à reconnaître que la bande dessinée du 20e siècle est fille de celle du 19e (les ouvrage de vulgarisation destinés au grand public continuant, quant à eux, d'affirmer l'invention de la BD autour des années 1900 et à présenter les travaux du 19e siècle comme les premiers balbutiements). L'une des principales objections contre la thèse de cette filiation concerne la brièveté des séquences dans la BD du 19e siècle. Certes, il y a les albums de Töpffer, la Sainte Russie de Doré et les plus longs des romans dessinés de Wilhelm Busch (Schnurrdiburr oder Die Bienen compte dix chapitres, Die Fromme Helene est un roman d'à peu près 90 pages). Mais il se trouve que les bandes qui sur le plan formel se rapprochent le plus de la BD « moderne » - celles qui échappent aux pavés de texte sous l'image (souvent par le recours à la bande muette), et qui introduisent la tabularité et parfois le compartimentage - racontent le plus souvent une anecdote comique, sous forme d'une planche unique. Des exemples sont les BD du Chat noir, du Rire, de l'Assiette au beurre en France, de Simplicissimus en Allemagne. Il était donc tentant de dire que certes une BD de type moderne a commencé dans les dernières décennies du 19e siècle, mais qu'elle était consacrée à des incidents burlesques et incapable d'une narration complexe. L'existence de Maestro vient invalider cette thèse, puisqu'il s'agit un roman graphique, entièrement muet, qui devait faire, dans le plan de son auteur, 360 pages (il en existe une centaine). Si en 1894 un dessinateur de premier plan, publié partout, du Rire au Journal des voyages, formule un projet qui est (à ce détail près qu'il est muet), celui des graphic novels de Will Eisner, l'idée que la bande dessinée du 19e limitait son ambition à l'anecdote comique s'écroule !
Maestro raconte l'histoire d'un enfant prodige dans une Europe centrale d'opérette. Acheté à ses parents par un intermédiaire, qui lui paie des cours chez un sévère professeur de musique, il se produit en public, obtient un vif succès, et est recueilli par de riches protecteurs. Le palais en a vent et un ministre, de connivence avec un chambellan, présente l'enfant virtuose à un souverain à la Louis 2 de Bavière, passionné de musique et furieusement wagnérien, mais que ses musiciens ennuient. Le roi est enthousiaste et prend le petit musicien sous son aile, le majordome de ses protecteurs lui servant de nourrice sèche. L'enfant grandit, et le roman s'interrompt au moment où le jeune génie, las de sa geôle dorée, s'enfuit.
Certes, le roman souffre à la fois de son caractère inachevé et de son caractère lacunaire (on peut supposer qu'on reconstituera le puzzle moyennant de nouvelles découvertes). Mais, telle quelle, l'oeuvre est impressionnante. On note en particulier la variété des rapports entre les images. Caran d'Ache adopte pour certaines séquences le découpage que Scott McCloud appelle « moment to moment ». C'est le cas pour la scène où le chambellan, qui est allé s'enquérir de l'identité de l'enfant, rend compte au ministre en robe de chambre, qui évoque carrément les chronophotographies d'Etienne-Jules Marey et de son collaborateur Demenÿ. Ailleurs, Caran d'Ache use d'une narration « canonique », d'un découpage à la fois logique et chronologique, par exemple quand le ministre va chercher l'enfant (il réveille un bidasse, le bidasse hèle un carrosse, le carrosse démarre avec le ministre à son bord, le ministre descend sur le perron des protecteurs de l'enfant, etc.). Par contre, le caractère lacunaire du matériel rend difficile de déterminer comment Caran d'Ache entendait gérer les coupures à la fois spatiales et temporelles. Certains indices tendent cependant à établir qu'il envisageait des ellipses fort audacieuses.
On constate de même que si, dans le cas ordinaire, l'auteur décompose son récit, l'image vaut parfois une scène entière. On nous explique par exemple en une image que le roi tient à accompagner au violon le jeune prodige, qui tient le piano, mais que l'enfant prodige trouve que le souverain mélomane joue comme une savate.
Enfin, on constate une grande liberté dans le dispositif, puisque Caran d'Ache passe contamment du cycle de dessins (une image par page) à la bande dessinée (plusieurs images par page), avec un dispositif intermédiaire qui présente une petite image en annexe d'une image principale.
Encore une fois, on ne peut que constater, à près d'un siècle de distance, l'identité parfaite entre ce que Caran d'Ache appelle le roman dessiné et ce que Will Eisner appelle le roman graphique (graphic novel). Cela suffit à ruiner (définitivement, on l'espère !) la perspective évolutionniste, si répandue en matière de littératures dessinées. L'idée de progrès successifs, qui mèneraient des balbutiements à une forme parfaite, dont les étapes pourraient être la BD avec texte sous l'image, la BD canonique avec cases et bulles et la forme libre du graphic novel, est aujourd'hui démentie par tout ce qu'on sait de l'histoire du médium.
Nous
avons envie d'écrire un peu la même chose pour le Kiyama
que pour le Caran d'Ache. C'est un peu l'équivalent d'un
morceau d'une autre planète tombé sur Terre. Certes, la
surprise n'est pas totale. Frederic Schodt, spécialiste et
introducteur en langue américaine du manga, connaissait depuis
des années cette référence dans la
bibliothèque de l'université de son patelin (il en
reproduit une planche dans son maître ouvrage, Manga,
Manga : The World of Japanese Comics, Kodansha, 1983). Il lui a
cependant fallu quelques années pour se rendre compte que
l'ouvrage méritait une traduction (le livre est originellement
écrit dans un mélange de japonais et
d'américain) et une publication, et il a mené son
enquête, aux Etats-Unis et au Japon, pour retrouver la trace de
Kiyama (qui est devenu un artiste connu, sinon célèbre,
une fois rentré dans son pays).
Un poncif des études académiques de la « culture populaire » (popular culture studies) est l'affirmation que, dans la culture populaire, les minorités sont dépeintes par des auteurs appartenant à une mystérieuse majorité, dont la définition n'est pas très claire (des mâles ? blancs ? chrétiens ? de classe sociale aisée ?) et dont les visées ne le sont pas plus (il s'agirait de conforter un ténébreux ordre social dans lequel les minorités resteraient minoritaires suite à une espèce de complot de la majorité). Ce type d'« analyse » justifie une mise en accusation permanente des créateurs du passé, qui ne risquent pas se défendre puisqu'ils sont morts. Par exemple un documentaire sur les noirs dans le cinéma américain prétendra avec un parfait aplomb que TOUT le cinéma américain du 20e siècle tient le même discours que Birth of a Nation de D. W. Griffith, et ajoutera pour faire bonne mesure que les noirs de cinéma parlent un dialecte de vaudeville parce que le véritable but de Hollywood est d'enseigner ce « petit nègre » aux noirs, pour les maintenir dans leur infériorité. De la même façon, toute représentation ancienne (par exemple en dessin animé ou en bande dessinée) d'un type ethnique autre que caucasien, sera qualifiée de raciste. Un cartoonist des années 1930 peut dessiner un blanc avec un nez comme une patate et des pieds comme des boîtes à biscuits, sans donner lieu à aucune interprétation défavorable, mais, s'il a le malheur d'avoir dessiné un noir avec de grosses lèvres, on salira sa mémoire en disant qu'il était raciste, sous prétexte qu'un lecteur moderne est choqué par des représentations de noirs à grosses lèvres. On peut se poser de sérieuses questions sur les vertus d'un tel discours (ne parlons même pas de sa validité scientifique !). Diffamer les gens et répandre des accusations paranoïaques et des théories du complot n'est certainement pas une bonne façon de faire progresser l'entente et la paix civile. Or, non seulement un tel discours est parfaitement toléré, mais il semble bien qu'il soit le seul discours acceptable, c'est-à-dire qu'un critique qui mettrait en doute le racisme des auteurs populaires du passé se verrait à son tour soupçonner de racisme.
L'ouvrage de Kiyama nous montre ce que valent les belles théories des popular culture studies.
The Four Immigrant Manga raconte la vie de quatre étudiants japonais, qui prennent les noms de Henry, Frank, Charlie et Fred, installés à San Francisco, entre 1904 et 1924. L'auteur, « Henry » Kiyama a vécu à San Francisco une trentaine d'années entre 1904 et 1937 et l'ouvrage est clairement autobiographique.
Kiyama pratique le type de bande dessinée de son époque et de son lieu d'établissement : il dessine un peu comme George McManus et ses doubles planches de six vignettes chacune sont clairement des sunday pages remontées sur deux pages pour une édition sous forme de livre. Le fait qu'il y ait cinquante deux épisodes (la valeur d'un an de sunday pages) prouve surabondamment que l'ensemble était destiné à la publication dans l'édition dominicale d'un journal nippo-américain. Ces doubles planches constituent un gag autonome à chaque fois, mais leur succession met les personnages en scène tour à tour (c'est rapidement le couple comique Charlie et Frank qui prend la vedette). Elles reprennent parfois l'action où l'a laissée la planche précédente. Il arrive que la planche ne contienne pas de gag au sens strict (sauf si la répartie finale est plus drôle en anglo-japonais !) et elle devient alors une simple « tranche de vie », qui anticipe la BD américaine autobiographique de près d'un demi-siècle. Enfin, l'ensemble retrace l'évolution des personnages au long des décennies. Charlie et Frank survivent au tremblement de terre de San Francisco de 1906, Charlie combat dans la Grande Guerre, Charlie et Fred se marient et ont des enfants. La grippe espagnole, la prohibition, les nombreuses lois contre l'immigration japonaise sont mises en scène au fil des pages.
On peut faire l'hypothèse que c'est précisément cette hésitation entre la sunday page classique et ce qu'on appelle aujourd'hui le graphic novel qui explique que l'oeuvre ne soit pas parue dans un journal. Un critique nippo-américain (qui écrira d'ailleurs un avant-propos au volume) rendant compte de l'exposition des cartoons originaux regretta que les personnages fussent trop réalistes. Peut-être les jugea-t-il tels parce qu'ils échappaient à la fixité ou à l'immuabilité qui est l'une des conditions d'existence d'un strip ou d'une sunday page.
Quoiqu'il en soit, le simple fait que le livre existe est un démenti à la théorie savante selon laquelle les minorités n'auraient pas, pour de confuses raison économico-politiques, la possibilité de s'exprimer : l'ouvrage de Kiyama est, dans son édition originale, un vrai livre, publié à San Francisco, imprimé à Tokyo, et il est muni d'un prix de vente (3 dollars).
Plus subtilement, le choix d'un mode d'expression qui est celui de la sunday page américaine (avec les adaptations qu'on vient de voir) dément la légende sémiotique selon laquelle les formes seraient en elles-mêmes subtilement codées, d'où il découlerait que le le strip américain serait inévitablement et fatalement raciste, même entre les mains d'un auteur qui en lui-même ne serait pas raciste. On peut noter que Kiyama n'a pas caractérisé ses personnages japonais de façon particulière (pas d'yeux étirés vers les tempes), pas plus d'ailleurs que ses personnages caucasiens (on note par contre une noire à grosse lèvres).
Indépendamment de son intérêt du point de vue des littératures dessinées, The Four Immigrant Manga constitue un précieux document historique, car il nous donne le point de vue d'un immigrant arrivé dans un pays dont il ignore les coutumes et maîtrise mal la langue. Le ton de l'ouvrage rappelle toute une littérature de voyage non européenne (on pense à des documents comme la relation d'ambassade de Mehmed efendi, envoyé du sultan ottoman en France en 1720-1721, ou à ses équivalents dans la fiction) : le voyageur, qui est considéré par les Occidentaux comme « exotique » et souvent à peine civilisé, est au contraire de milieu et d'éducation supérieure ; quant à l'exotisme, il fonctionne dans les deux sens, car les moeurs de son pays d'accueil lui causent un étonnement permanent.
« Henry » et ses compagnons de voyage se louent dans un premier temps, par l'intermédiaire de l'église bouddhique de San Francisco qui leur sert de base, comme « écoliers » - euphémisme pour employés de maison -, mais leurs piètres performances amènent invariablement l'injonction de leur patronne de « go home ». Fred est, des quatre, le meilleur homme d'affaires et prospère bientôt dans la culture du riz, même si des revers financiers et, plus tard, une famille nombreuse le mettent plutôt dans la position d'une confortable aisance que d'une réelle fortune. Frank et Charlie se contentent le plus souvent de rêver de grosse galette. Charlie, le mieux campé et le plus attachant des personnage, graphiquement caractérisé par une sorte de cambrure à la fois désinvolte et pleine d'assurance, est même le type du rêveur, parfois tenté par le démon du jeu. Il deviendra épicier. Henry, le plus sage des quatre, ne vit que pour sa peinture, et, ayant maîtrisé les canons de l'art de l'ouest, il rentrera au pays en espérant créer des chefs-d'oeuvre qui mélangent les traditions orientale et occidentale, accompagné par Frank, qui espère pour son compte avoir appris à faire des affaires.
L'admiration des quatre hommes pour leur pays d'accueil est sincère : les maisons sont bâties en dur, on peut entrer librement dans les bâtiments publics, y compris le Capitole, la flotte de guerre est puissante et les matelots sont bien traités, l'activité économique est prospère. Inversement, tout en étant fiers d'être japonais, ils regrettent les côtés les plus conservateurs ou les plus rétrogrades de leur propre pays, tels les mariages arrangés (auxquels Fred et Charlie auront pourtant recours). Leur admiration de la modernité et de la démocratie s'arrête cependant à la façon dont on reçoit le Président des Etats-Unis en visite San Francisco : la populace, au lieu de s'agenouiller respectueusement, comme il conviendrait, l'acclame comme s'il était un acteur célèbre et les jolies femmes se permettent même d'agiter leur mouchoir. « Comment peuvent-ils faire tourner un pays de la sorte ? » demande Frank, incrédule.
Le racisme apparaît constamment en toile de fond du récit et c'est sur ce thème qu'insistent les recensions de l'ouvrage, ainsi que la présentation et les notes de Schodt. Cependant, ce racisme n'est jamais analysable dans les termes binaires de la rectitude politique (political correctness). Certaines attitudes « racistes » des blancs sont dues à la simple ignorance. Une maîtresse de maison américaine confond le consul du Japon avec un des « écoliers » qu'elle emploie comme domestiques parce que pour elle « ils se ressemblent tous ». D'autres attitudes sont beaucoup moins innocentes, mais encore faut-il préciser que le racisme est la chose la mieux partagée du monde et que les étudiants japonais eux mêmes ne sont pas à l'abri des préjugés. Ils éprouvent envers les Chinois établis à San Francisco une antipathie profonde et un mépris à peine dissimulé. Les blancs sont désignés à travers tout le livre par le terme de ketô, qui est une insulte raciale (le terme connote la blancheur, la laideur et une pilosité abondante) et Frank fait un commentaire sur les odeurs d'aisselles des blancs (la race blanche est censée avoir des odeurs corporelles beaucoup plus fortes que la race jaune).
Il faut aussi se garder d'imputer au « racisme » des problèmes qui relèvent des réalités socio-économiques. Leurs emplois de bonnes de sexe masculin sont humiliants pour les quatre garçons parce qu'ils constituent à tous égards une mascarade : ils sont de jeunes adultes et non des « écoliers », ce sont des garçons (même si Henry, emporté par son rôle, veut frotter le dos de sa maîtresse au bain, comme le ferait, au Japon, une servante), ils sont de bonne famille (Charlie est fils de samouraï) et ont fait de bonnes études. Mais, de cette mascarade, personne n'est responsable - et en particulier pas les « patronnes » - et, en tant que telle, la mascarade n'a rien à voir avec la race des intéressés. Si le stéréotype du jeune employé de maison japonais s'installe, c'est une conséquence de la réalité économique et non une cause.
On peut noter, dans le même ordre d'idées, que, lorsqu'ils se louent dans les fermes, les étudiants sont exploités sans pitié par des compatriotes à eux, véritables esclavagistes et marchands de sommeil, alors que les patronnes américaines sont somme toute plutôt humaines et qu'en épluchant leurs légumes les jeunes gens gagnent « plus qu'un salaire d'employé de mairie » au Japon.
Kiyama brosse donc un tableau de l'immigration débarrassé de ses mythes aussi bien négatifs (les hordes faméliques et l'invasion étrangère) que positifs (le choix du pays de la liberté). Les immigrants viennent aux Etats-Unis pour faire fortune, ou à tout le moins pour gagner de l'argent. Personne ne les oblige à venir et ils constituent plutôt une concurrence pour les travailleurs déjà établis. Charlie lui-même, en voyant débarquer des habitants de l'Inde et ses propres compatriotes, y va de « regardez moi cela » interloqués. Cependant, Charlie et Frank seront outrés de constater qu'on trimballe les immigrants Japonais en provenance de Hawaï dans les mêmes voitures qui ont servi à transporter des cochons - moins d'ailleurs par pitié pour les malheureux que parce que la fierté nationale en souffre.
Il y a plusieurs types d'immigrants. Ceux qui voyagent en première classe ne sont pas contrôlés à l'arrivée et il n'est question ni de refoulement ni de quarantaine. Nos jeunes gens eux-mêmes sont d'ailleurs loin d'être de pauvres coolies : ils appartiennent à une catégorie intermédiaire entre l'immigrant de base et le riche passager (qui n'est pas considéré comme un immigrant du tout). Ils ne se définissent d'ailleurs pas eux-mêmes comme une main d'oeuvre immigrée, sauf quand ils vont se louer dans les fermes en été, auquel cas ils sont littéralement des travailleurs itinérants (mais, dans ce cas, ils montrent clairement qu'en petits bourgeois japonais élevés dans la soie, ils ne sont pas faits pour un dur travail).
Cependant, la principale leçon du livre, d'autant plus forte qu'elle n'est donnée que par de brefs coups de projecteur, est que le racisme n'est pas simplement un problème d'attitudes ou de préjugés, mais, beaucoup plus fondamentalement, l'expression de la concurrence des races dans la colonisation d'un continent (qu'on a préalablement vidé de ses habitants aborigènes, mais de cela Kiyama ne parle pas). Kiyama rend compte du fait froidement, sans s'indigner de l'attitude des blancs, sans non plus prendre, sur le plan des principes, la défense des droits des Japonais.
Cette compétition entre les races passe par des formes extrêmes, dont le ton humoristique et bon enfant de Kiyama ne suffit pas toujours à déguiser la violence. On envisage un moment d'exclure les petits Japonais de l'école des blancs (comme le sont déjà les petits Chinois), on restreint l'immigration japonaise, on refuse les visas aux épouses importées dans le cadre de mariages arrangés, on refuse la citoyenneté américaine aux Japonais et, ce faisant, on leur interdit de posséder des terres (les fermiers japonais les inscriront au nom de leurs enfants nés en Amérique). Des sentiments anti-japonais sont entretenus dans la population par la presse et les hommes politiques. Nos héros se font jeter des pierres par des enfants, ils sont expulsés manu militari par une sorte de ku klux klan local de la bourgade agricole où ils venaient se louer comme saisonniers.
D'un autre côté, les Japonais eux-mêmes ne cachent pas leur intention d'établir une tête de pont en Amérique pour la plus grande prospérité de la race nippone. A la fin du volume, deux d'entre eux expliquent que leur principale fierté est d'avoir fait respectivement six et huit enfants et d'avoir augmenté la population des Japonais au-delà des mers, sans avoir mangé le riz de la mère patrie, ce qui peut être interprété comme un discours sinon impérialiste, du moins expansionniste.
Par son existence même, The Four Immigrant Manga contredit des thèses qu'il faut bien qualifier d'obsolètes sur la culture populaire, les formes qu'elle emprunte et les valeurs qu'elle véhicule. Quant à la la réalité de l'immigration japonaise aux Etats-Unis telle qu'elle est reflétée dans cet ouvrage, elle est infiniment plus complexe et plus nuancée que ne le laisse entendre l'espèce de catéchisme bien pensant et culpabilisant du « politiquement correct ». Nos quatre amis nous surprennent d'ailleurs constamment en étant politiquement incorrects, par exemple quand ils regrettent que les Japonais soient éparpillés dans tout San Francisco et qu'ils souhaitent un quartier réservé, un Japan-Town, comme il y a un Chinatown.