Principes des littératures dessinées

Par Harry Morgan

Culture populaire et culture supérieure chez Barthes

 

Il est intéressant d'examiner les positions de Roland Barthes sur l'art de masse car elles illustrent bien les impasses du sémio-structuralisme (et, indirectement, des media studies, qui se réfèrent constamment au structuralisme) dans l'opposition entre culture de masse et culture « cultivée ».

 

« Œuvre de masse et explication de texte »

 

Dans un texte issu d'un dossier sur « enseignement et culture de masse » (« Œuvre de masse et explication de texte », Communications, mars 1963), Barthes résume assez bien les idées de la critique savante de son temps sur la culture populaire. Le document est précieux car les fameuses caractéristiques de la culture de masse (identifiée empiriquement comme ce qui passe par les moyens de communication de masse, radio, télé, cinéma, etc.) n'ont jamais été remises en cause par la suite. Selon Barthes :

1. Les arts de masse relèvent d'une logique de consommation de masse et d'une logique de production industrielle (elles sont produites « en vue d'une diffusion massive par les voies de communication de masse »).

2. Elles sont extra-linguistiques (visuelles, par exemple) ou mixtes (« mêlant des codes différentes, parole, image, musique »). Barthes pense évidemment au cinéma, mais le critère s'applique bien à la BD, constamment décrite par ses théoriciens comme mixte, car mélangeant le code de l'image et celui de la langue).

3. Les œuvres de masse sont désacralisées car non anthologiques (alors que les œuvres de la culture cultivée sont « passées au filtre d'une culture et d'une histoire »). Barthes en conclut que le problème de leur valeur n'est pas réglé lorsqu'on propose les œuvres de masse à l'élève et qu'il n'est peut-être pas nécessaire de le poser. Il arrive dès lors au quatrième critère :

4. La fonction de l'œuvre de masse est d'être consommée, d'où il découle qu'en la prélevant pour l'étudier, on la trahit peut-être. (« L'œuvre de masse est peut-être fondamentalement une œuvre immédiate, c'est-à-dire dépourvue de toute médiation éthique : c'est ainsi qu'elle est consommée, c'est là sa finalité, sa fonction profonde dans la société toute entière, et il n'est pas sûr qu'en la sélectionnant, on en la "manque" pas. »)

5. La structure de l'œuvre de masse diffère de celles des œuvres cultivées, car l'œuvre de masse « met ouvertement en œuvre de grands modèles collectifs  ». Barthes note deux points en particulier : a) dans l'œuvre de masse, les thèmes sont prédominants et ces œuvres appellent par conséquent une critique thématique ; b) les impératifs de consommation soumettent l'œuvre de masse à des contraintes très strictes. Barthes donne l'exemple d'un film à grand spectacle mettant en scène des mongols et note que le traité de paix qu'on s'apprête à conclure ne peut par définition être signé, puisque le film ne peut s'arrêter au bout d'une demi-heure. Le spectateur sait donc qu'il y aura une péripétie (une trahison), tout comme il sait que le film se terminera par une bataille à grand spectacle. Barthes parle au sujet de l'ensemble des contraintes de ce type de pertinence interne. On reconnaît ici la notion de code surdéterminé ou redondant des media studies.

Nous avons montré dans nos Principes des littératures dessinées que les critères de Barthes (et, plus généralement, ceux dégagés par les media studies et les popular culture studies) ne permettent aucunement de délimiter culture populaire et culture supérieure. On se contentera ici de reprendre l'énumération de Barthes :

1. La logique de consommation et la production industrielle sont les mêmes pour toutes les littératures (personne ne publie un livre dans l'espoir qu'on ne l'achètera pas et l'édition passe forcément par une forme de reproduction, fût-ce l'utilisation d'une photocopieuse ou le téléchargement d'un fichier pdf), ainsi que pour tous les produits culturels (musique enregistrée, vidéogramme, etc.). Dans les cas où les arts ne passent pas par une diffusion industrielle (peinture, théâtre, musique exécutée in vivo, etc.), ils n'en passent pas moins par une économie (l'artiste et ses imprésarios espèrent en théorie vivre, ou du moins tirer des revenus substantiels, de leur activité). Il est proprement ahurissant qu'un courant théorique comme le barthésisme, baignant dans un marxisme plus ou moins abâtardi, ait transmis jusque dans les années 1970 des conceptions au sujet de l'art noble qui avaient un bon siècle de retard (le créateur est délivré des contraintes matérielles parce qu'il appartient en réalité à la classe oisive).

2. Les œuvres de la culture noble ne sont pas moins mixtes que celles de la culture populaire. Considéré du point de vue de l'histoire littéraire, le roman est l'art mixte par essence, puisqu'il mélange des unités compositionnelles et stylistiques préexistantes (la narration directe, le dialogue etc.). La mixité texte-image est la même dans une édition illustrée de Zola ou de Balzac (culture noble) que dans une bande dessinée (culture populaire). [Ce point est soigneusement établi dans le livre premier de nos Principes des littératures dessinées.] L'opéra, le ballet, sont des arts mixtes et nobles, le « patinage artistique », le spectacle « son et lumière », des arts mixtes et populaires.

3. et 4. L'affirmation du caractère artificiel d'une sélection de l'œuvre populaire (une telle sélection singerait en fait les pratiques de la culture savante) est une idée fausse qui cache une idée juste. Il y a effectivement une différence entre l'œuvre d'art classique (par exemple le grand tableau ou le grand roman) et une partie de ce qui est reconnu comme œuvre populaire, par exemple la série de BD, le feuilleton télévisée : de telles œuvres sont destinées à une consommation régulière, et elles sont par conséquent produites régulièrement. Il en découle qu'il faut juger de telles œuvres comme d'un tout. Comme l'écrit Charles Schulz, souvent cité, à propos du strip américain classique (dans l'avant-propos de Arthur Asa Berger, The Comic-Stripped American, Walker and Co, 1973) : « It is difficult to judge the quality of a comic strip in the manner that one would judge a painting, because a comic strip does not stand as a single work of creation. Even though each daily feature has to be entertaining and attractive in itself, the quality of a comic strip is judged by whatever it is that has made it last over a period of twenty or thirty years. »

Mais dire qu'il faut juger d'un strip comme d'un tout ne signifie évidemment pas qu'il soit impossible ou artificiel d'en extraire un fragment ! Un panorama illustré du strip comme ceux de Coulton Waugh (The Comics, 1947) ou de Stephen Becker (Comic Art in America, 1959), une sélection de strips de Reg'lar Fellers ou de Little Orphan Annie chez Cupples and Leon dans les années 1920 et 1930 sont « anthologiques » par définition et on ne voit pas pourquoi de tels projets seraient plus aberrants qu'une chrestomathie grecque ou du moyen âge, ou tout simplement que le bon vieux Lagarde et Michard de nos lycées.

Le quatrième critère de Barthes repose en réalité sur une pétition de principe : Barthes déduit du caractère commercial de l'œuvre de masse l'impossibilité de l'étudier : elle est faite pour être consommée ; en l'étudiant, on la trahirait déjà, on lui ferait en quelque sorte « trop d'honneur ». Ou bien, ce qui revient au même, ces œuvres se caractériseraient par leur indifférenciation : du fait qu'elles sont astreintes à une norme commerciale, elles se vaudraient toutes, et c'est précisément ce qui empêcherait de les sélectionner ou, pour être plus précis, ramènerait toute sélection à un procédé d'échantillonnage.

Cette conception est d'ores et déjà démentie par l'observation empirique. Les fameux arts du masse du 20e siècle ont subi à leur heure une évaluation et une sélection. The Birth of a Nation de Griffith est un film classique, Krazy Kat de Herriman un strip classique, et les professeurs d'histoire du cinéma ou de la bande dessinée les enseignent à leurs élèves (classique signifie « à l'usage des classes »). Tout le monde est d'accord pour dire que The Birth of a Nation est un meilleur film que, par exemple, Courage, fuyons d'Yves Robert ou que Krazy Kat est une meilleure BD que, par exemple, Joe Bar Team. Par conséquent, après intervention de l'historien d'un médium quelconque, ce médium se trouve dans une position qui est strictement celle d'arts cultivés, comme la littérature ou la peinture.

Le point 5. a) de Barthes repose lui aussi sur une pétition de principe. L'obligation d'étudier la thématique repose sur le postulat que l'œuvre de masse serait pauvre sur le plan de la forme et, à la limite, qu'elle serait transparente, qu'il n'y aurait rien à en dire. Ce genre de réticence est surmonté empiriquement lorsqu'un auteur courageux consacre quelques centaines de pages à une étude formelle d'une œuvre dite de masse (les films de Hitchcock, les bandes dessinées de Hergé).

Le point 5. b) de Barthes (l'œuvre de masse est contrainte par des impératifs commerciaux qui la rendent prévisible) contient en germe une littérature particulièrement abondante des media studies et des cultural studies, qui s'efforce de démontrer que les arts de masse reposent sur des codes élémentaires, et des recettes indéfiniment remployées, et se caractérisent par l'impératif de lisibilité. Cette littérature est très peu convaincante, car elle repose entièrement sur des arguments ad hoc. La notion de code élémentaire est des plus floues et ses frontières se déplacent en fonction des nécessités. Le fait que tous les dessins animés de Beep Beep et Vil Coyote reposent sur le même canevas (tout ce que tente le coyote se retourne contre lui), ou le fait que tous les comic books de jungle des années 1950 montrent un homme ou une femme capturé par des sauvages et sauvé par un athlète du sexe opposé vêtu d'un maillot de bain de fourrure, sont censés caractériser les dessins animés de Chuck Jones ou les comics de jungle de la firme Fiction House comme des œuvres de masse. Mais le fait qu'une fugue de Bach répète le même thème sur deux, trois ou quatre voix (et le fait qu'on puisse éventuellement faire composer une « fugue de Bach » par un ordinateur) ne définira pas la musique de Bach comme musique populaire, pas plus que l'hésitation entre une irruption du surnaturel et une explication psychologique, qui est le principe de l'intégralité des histoires de fantômes de Henry James, ne les caractérisera comme une littérature populaire.

Même flou dans les notions de lisibilité et de prévisibilité. Quand on fait valoir le caractère conventionnel des règles d'un médium dit populaire (par exemple la BD), et par conséquent la nécessité d'un apprentissage (ce qui contredit l'impératif de lisibilité), le théoricien note que ces conventions sont apprises dans l'enfance, par imprégnation, et qu'elles sont par conséquent à la fois universelles et perçues comme naturelles. Inversement, lorsqu'on fait remarquer que les œuvres de la culture cultivée ne sont pas moins prévisibles que celles de la culture populaire (l'héroïne d'un opéra connaît invariablement un destin tragique), les auteurs rétorquent que l'important est ailleurs (l'intrigue d'un opéra n'a pas une grande importance, c'est la musique qui compte), ou bien que ces règles encadrent l'œuvre, mais sans la définir : Emma Bovary doit elle aussi connaître un destin tragique - sans quoi le roman serait de la veine des Prospérités du vice du marquis de Sade ! -, mais cela importe peu parce que Flaubert a tout autre chose en tête que d'illustrer la morale bourgeoise (il l'illustre si peu, à la vérité, qu'on lui intente un procès pour outrage aux bonnes mœurs), tandis que, chez l'auteur d'un mélodrame, par exemple Marcel Priollet, la punition du vice et la récompense de la vertu se confondraient avec la norme sociale.

En réalité, et pour conclure sur le point 5. b), on n'a jamais trouvé d'œuvre populaire qui se réduise à une recette, ou dont le sens se confonde avec la norme sociale (avec les « grands modèles collectifs » dont parle Barthes) : l'œuvre la plus banale, la plus hâtive ou la plus commerciale révèle encore des choix et la présence d'un auteur. Il faut donc admettre que la logique de fabrication industrielle ne peut définir entièrement l'œuvre de masse. Toutes les voitures d'un même modèle se ressemblent et aucun acheteur potentiel ne se demande si l'ouvrier qui a fabriqué tel véhicule avait du talent. Il n'en va pas de même de tous les fascicules des aventures d'un superhéros, de tous les épisodes d'une série télévisuelle ou du dernier film à grand spectacle basé sur l'animation par ordinateur, et c'est à bon droit que les consommateurs de ce type de produits évaluent la valeur d'un produit précis (un fascicule, un épisode, un film), et font des inférences sur le talent d'un auteur quelconque.

On voit donc que les cinq critères barthésiens de l'œuvre de masse ne valent strictement rien. On peut vérifier qu'ils s'appliquent de la même façon à l'opera seria ou à la littérature victorienne (culture noble) qu'aux soap operas télévisés ou qu'aux bandes dessinées de funny animals (culture populaire). Lorsque les critères de Barthes semblent spécifiques, c'est parce qu'il a opéré une distinction a priori. Par exemple, c'est Barthes qui décide discrétionnairement que le fameux film mettant en scène des mongols appartient à la culture populaire, à telle enseigne qu'il ne juge pas utile de l'identifier, probablement pour ne pas singer les us et coutumes de la « culture cultivée » ! (S'agit-il de The Tartars, de Richard Thorpe ? de The Mongols, d'André de Toth ?) Du coup, le film peut être décrit comme soumis aux impératifs commerciaux et entièrement prévisible. Si Barthes avait défini le film comme une œuvre, les fameux codes auraient été décrits comme des lois du genre, et les scènes obligées (la trahison, le combat final, etc.) comme des « séquences remarquées », conformément à la rhétorique des fiches cinéma de la fédération des ciné-clubs des années 1960 ! (1)

En conclusion, tout le raisonnement qui consiste à déduire les caractéristiques structurelles des œuvres de masse du caractère de diffusion industrielle apparaît vicié, n'en déplaise aux nombreuses générations de théoriciens qui ont vu dans la norme de production le fin mot de toute analyse, depuis les victoriens vitupérant le « roman à sensation » à la Wilkie Collins (fabriqué en usine dans le but de vendre du papier), jusqu'aux modernes spécialistes des popular culture studies, en passant par l'école de Francfort, les marxistes, les sémiologues, etc.

(On notera qu'on ne s'en tirera pas non plus en combinant les critères - serait considérée comme populaire une œuvre qui vérifierait par exemple quatre des critères de Barthes - précisément parce qu'aucun d'eux n'est un indice d'un caractère populaire.)

Cela signifie qu'il n'existe tout simplement aucune définition scientifique de la culture de masse (définir consiste à énoncer les caractéristiques distinctives) ! Toute l'analyse devient dès lors aprioristique et tautologique. Les aventures de Rupert Bear appartiennent à la culture populaire parce qu'il est bien connu que la bande dessinée est un art populaire ; par conséquent les principes qui président à la réalisation des aventures du petit ours s'analysent comme des codes élémentaires, axés sur une lisibilité maximale, entièrement prévisibles pour le lecteur et ne laissant aucune marge de manœuvre au créateur ; la présence de ces codes élémentaires valide l'assertion initiale : elle prouve que nous sommes bien en face d'un médium populaire !

 

Quelle explication pour quel texte ?

 

Revenons à « Œuvre de masse et explication de texte ». Le texte de Barthes est axé sur l'idée d'explication de texte, base de l'étude littéraire dans le cadre scolaire. Barthes conclut que si on fait place un jour à l'œuvre de masse, certains correctifs seront nécessaires dans cette explication de texte, en fonction des points établis précédemment. Barthes en cite trois.

1. Il faudra accepter l'idée d'œuvre désacralisée et renoncer à la tentation de faire de l'œuvre populaire un chef-d'œuvre classique déguisé. Il conviendra en particulier de renoncer à la notion d'originalité.

2. Il faudra accepter l'idée de pertinence (c'est-à-dire de code redondant ou surdéterminé, inféodé à une structure collective régie par une norme commerciale).

3. L'étude de l'œuvre de masse devrait amener une réflexion sur les grands thèmes humains de l'aliénation et de la réification et permettre d'expliquer à l'élève son propre temps, c'est-à-dire la modernité.

Ces points méritent eux aussi un bref commentaire.

1. Le premier point doit se lire en fonction de la préoccupation constante de Barthes, qui est la liquidation de la littérature (considéré comme un ornement bourgeois) et du littérateur (considéré comme une sorte d'escroc ou de prestidigitateur). Cette attaque devient inutile dans le cas de l'œuvre populaire, puisque celle-ci a perdu la bataille de la légitimation culturelle ou que cette bataille ne s'est jamais engagée. L'œuvre désacralisée place donc Barthes dans une position idéale de son point de vue en permettant l'acte barthésien par essence, qui est le remplacement de l'auteur : par définition, ce qu'écrit Barthes sur une œuvre populaire est plus important que cette œuvre elle-même.

2. et 3. Le deuxième et le troisième point renvoient à une analyse de type marxiste (explicite dans la référence à l'aliénation et à la réification) : la norme de production est censée déterminer le contenu du produit culturel. Le sémiologue, en décodant l'œuvre, peut retrouver cette norme de production (infrastructure) et mettre en évidence la fonction idéologique de l'œuvre (superstructure). Ici encore, on sait ce que les media studies et les popular culture studies ont tiré de l'idée, faisant de l'étude de l'œuvre un simple prétexte pour étudier des constantes ou des thèmes et en retrouver l'« idéologie » sous-jacente. (Lire Media studies et études de contenu.)

Cette analyse a naturellement une utilité stratégique pour Barthes, dans un contexte de guerre froide, car elle permet de renvoyer à égalité les œuvres produites dans les démocraties populaires, qui sont explicitement des œuvres de propagande (par exemple le théâtre de Bertold Brecht), et les œuvres produites dans les démocraties bourgeoises, qui sont ramenées, grâce au travail de décryptage opéré par le sémiologue, à une propagande capitaliste qui, pour être plus sournoise, et peut-être inconsciente chez ses créateurs, n'en est pas moins réelle. Mais le procédé survit au 21e siècle dans une version sociale-démocrate ; il nous vaut les éructations de braves universitaires américains contre les arts de masse (cinéma, BD, etc.), censés être racistes, sexistes et promouvoir la violence (et l'exercice consistera à démontrer que ces fictions encourent ces reproches en dépit du fait que le personnage principal est une femme, noire et pacifiste !), éructations entrecoupées de propos désenchantés sur le peu de cas qu'on fait aujourd'hui des universitaires dans ce monde en proie au mercantilisme !

 

Entre analyse et mysticisme

 

En résumé, « Œuvre de masse et explication de texte » témoigne d'une tentative de Barthes de penser la modernité (et, spécifiquement, les enjeux culturels du passage à une société de consommation de masse) en récupérant pour l'étude scolaire l'œuvre populaire. Mais cette double intention se heurte à une double incapacité :

• incapacité de revenir sur le principe même de l'exercice scolaire de l'explication de texte, qui est seulement modifié pour accueillir l'œuvre de masse.

• incapacité de définir un statut de l'œuvre de masse autre que son exemplarité dans l'illustration des « codes » de la société.

Mais c'est sur un autre texte de Barthes que nous souhaitons conclure (« culture de masse, culture supérieure », Communications, mai 1965, intervention au colloque de Royaumont « Les intellectuels et la culture de masse »), car ce texte, immédiatement postérieur à celui que nous venons d'examiner, montre un Barthes passé en l'espace de quelques mois à une sorte d'extrémisme structuraliste, sous l'influence de Lévi-Strauss (dont la célèbre Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss a servi de programme au structuralisme). L'opposition culture de masse/culture supérieure est désormais identifiée par Barthes comme un aspect de l'opposition majorité/minorité, opposition structurale « vide », c'est-à-dire susceptible d'accueillir des contenus variés (Barthes note que l'opposition culture de masse/culture supérieure pourrait être remplacée un jour par une autre quelconque, par exemple l'opposition culture technicienne/culture oisive). Ainsi, selon Barthes, c'est l'opposition elle-même qui est indispensable car « l'antithèse dissymétrique... constitue... le dynamisme élémentaire de la signification ». « Il n'y a pas de sens, conclut Barthes, là où il n'y a pas opposition minimale de deux termes irréversibles (par exemple du type marqué/mon marqué) : grâce au partage de deux cultures, l'une minoritaire, l'autre majoritaire, notre société ne fait rien d'autre que de se donner à elle-même une culture intelligible : le partage est la condition formelle de toute culture, dès lors qu'elle quitte le plan des techniques pour atteindre celui des symboles. »

Ce texte est révélateur dans sa confusion même. Pour commencer, on y voit de façon exemplaire l'un des problèmes sous-jacents de tout le courant structuraliste : l'application des caractéristiques d'un système de signes au sens lui-même. Qu'un système de signes soit nécessairement articulé (2) n'implique nullement que le sens lui-même découle forcément d'une opposition binaire. L'exemple donné par Barthes est d'ailleurs dangereusement proche du non-sens : une société où n'existerait aucun clivage entre culture populaire et culture cultivée (par exemple une société agraire néolithique) n'en posséderait évidemment pas moins une « culture intelligible ».

En second lieu, on ne voit pas du tout pourquoi l'opposition devait être dissymétrique, pourquoi elle devrait opposer une norme majoritaire et une norme minoritaire. L'opposition ne serait pas moins oppositive si elle opposait deux normes égales (du type : culture masculine/culture féminine, ou culture ouvrière/culture bourgeoise).

Ce deuxième texte de Barthes est donc représentatif d'une tendance du courant sémio-structuraliste (les noms de Greimas et de Lacan viennent immédiatement à l'esprit), qui consiste à identifier à vue des « figures élémentaires » de type logico-mathématique, et à affirmer au hasard d'un article ou d'une communication à un colloque qu'elles sont fondatrices de toute la signification, de toute la culture et, pourquoi pas, de toute la civilisation occidentale, quitte à changer d'avis le lendemain. Si une telle démarche a évidemment, aux yeux d'un observateur peu critique, toutes les apparences de la scientificité la plus exigeante (on révèle des contenus sous-jacents par une démarche apparemment logico-déductive), elle relève en réalité de l'arbitraire le plus complet et, à notre avis, d'un goût inné pour le charlatanisme.

En deux ans à peine, Barthes est allé au bout de son système et a sombré dans un véritable mysticisme sémiologique.

 

Harry Morgan

 

NOTES

 

(1) Précisons pour prévenir une objection que l'intérêt ou l'absence d'intérêt du fameux film n'est nullement en cause ici ; un tel jugement de valeur est précisément exclu par Barthes de façon aprioristique : dès lors que le film est identifié comme appartenant à la culture de masse, toute appréciation sur sa qualité singerait elle aussi les mœurs de la culture cultivée. Retour au texte.

 

(2) Pour faire passer un message, j'ai besoin de deux signes au minimum, par exemple /signal/ et /absence de signal/ (exemples : les zéros et les uns en informatique, la sirène qui reste muette en temps normal mais retentit quand le feu se déclare) ; un bruit de fond permanent ou un silence ininterrompu ne peuvent par définition faire passer aucun message. Retour au texte.