Principes des littératures dessinées

Par Harry Morgan

 

media studies et études de contenu

L'un des problèmes des études académiques consacrées aux littératures dessinées, est qu'elles n'abordent les œuvres qu'à travers leur thématique. Une telle méthode entérine l'idée que la BD est totalement transparente (elle reflète « comme en un miroir » les valeurs de la société qui la produit) et institutionnalise une tendance inhérente à la critique selon laquelle la bande dessinée elle-même ne peut être le sujet de l'analyse. Elle permet enfin de démontrer à peu près tout et n'importe quoi en fonction des lubies du chercheur (par exemple le caractère sexiste de la BD).

 

Examinons un programme de travail définissant ce que peut être une étude académique portant sur la bande dessinée (un mémoire, une thèse, un article dans une revue universitaire), dans le cadre des sciences sociales et de l'homme. (Matthew Lombard, John A. Lent, Linda Greenwood, Asli Tunç, « A Framework for Studying Comic Art », International Journal of Comic Art, vol. 1, n° 1, Spring/Summer 1999, p. 17-32.)

Selon ces éminents auteurs, les études académiques de la BD doivent d'abord choisir un sujet (du type la femme et les rapports entre les sexes, les minorités, la religion, l'architecture, etc. dans la BD), puis un point de vue, correspondant à l'une des disciplines des sciences humaines (point de vue sociologique, esthétique, économique, historique, philosophique, médical (sic)) ; enfin, elles doivent employer une technique (l'analyse sémiologique, l'analyse du discours, l'analyse littéraire, l'analyse rhétorique, l'analyse de contenu, l'analyse historique, l'étude de cas, le sondage, les interviews, les expériences).

Le premier point (le choix d'un sujet) entérine le principe selon lequel la bande dessinée elle-même n'est pas le sujet de l'analyse : il n'est pas question d'étudier la bande dessinée pour elle-même, pour l'intérêt qu'elle pourrait présenter, mais seulement pour l'image qu'elle renvoie d'un élément du monde réel (la femme, les minorités). Et si cette image intéresse les sciences humaines, c'est précisément parce que la bande dessinée est considérée comme sémiotiquement transparente : pur produit d'une société, elle en reflète fidèlement les conceptions et les attitudes. Un programme tel que « l'étude de l'image de la femme dans les comics », est par conséquent d'une toute autre nature qu'un programme d'études littéraires du type « l'étude de l'image de la femme dans l'œuvre de Balzac ou de Colette ».

Le second point (le choix d'un point de vue) entérine l'idée que la BD est un objet d'étude commode (précisément parce que transparent et sans surprise) pour une discipline académique donnée. Encore une fois, il n'est pas question pour le chercheur d'augmenter nos connaissances sur la BD, il est question d'utiliser celle-ci pour illustrer un discours académique quelconque à l'appui d'une thèse quelconque. On peut noter d'ailleurs que, en dépit de la variété des disciplines citées par nos auteurs, c'est en réalité l'approche sociologique qui occupe le devant de la scène. D'après la description qu'ils en font, l'approche psychologique est ramenée à l'étude des relations des gens avec les médias. Les approches économique, historique ou philosophique sont censées étudier en réalité la vision des rapports économiques, ou des grands événements, ou encore des idées, des normes et des valeurs éthiques, à travers les comics. La présence dans la liste de l'item « point de vue médical » apparaît à cet égard comme un lapsus : il s'agit naturellement d'une sous-catégorie de la sociologie (sociologie de la santé) égarée au milieu d'une liste d'autres sciences humaines !

Enfin, la technique choisie appartient soit à l'arsenal des sciences sociales (étude de cas, études quantitatives, études qualitatives) soit à la sémiologie, mais celle-ci est définie expressément comme destinée à révéler les contenus manifestes et latents par l'étude des signes et de leurs relations, autrement dit, comme un instrument destiné à révéler l'idéologie cachée dans l'œuvre, qui est, encore une fois, une fonction de la société étudiée.


Faire des comics le simple reflet des valeurs sociales ambiantes constitue par conséquent un déni de leur nature même. Le sociologue se comporte comme si l'auteur du strip ou du panel ne savait pas vraiment ce qu'il disait, ou se contentait de répéter ce qu'il a entendu, et comme si c'était lui, sociologue, qui manifestait la lucidité suffisante pour identifier l'exemplarité du message !


Dire que les strips et les cartoons proposent des commentaires judicieux sur leur société est une bonne évidence et en comprend parfaitement que des enseignants intelligents veuillent les utiliser pour illustrer un point de leur cours, mais la raison de l'exemplarité de ces productions n'est certainement pas à chercher dans quelque définition de la culture populaire. Elle provient en réalité de l'appartenance des comics à un genre littéraire qui est la satire. La satire a ses règles, comme tous les genres. Les bons auteurs ont des qualités que n'ont pas les auteurs médiocres, la profondeur, la lucidité, un talent littéraire et artistique, l'art de faire rire, etc. En aucun cas ces auteurs ne se contentent de reproduire un discours ou une attitude typique d'une catégorie sociale. Ils saisissent ces réactions avec l'œil et l'oreille du critique attentif, puis ils les déforment et les exagèrent afin de les rendre exemplaires. Leur satire exprime leur propre point de vue, qui est parfois discutable. (Une erreur fréquente est l'idée selon laquelle l'auteur de la satire serait moralement supérieur aux gens qu'il satirise et que c'est cette supériorité morale qui justifierait ses attaques. Les satiristes de la BD ne sont sur ce point pas mieux lotis que les satiristes de la littérature écrite. Al Capp était, dans son vieil âge, une ganache réactionnaire, Bill Griffith, l'auteur de Zippy the Pinhead, apparaît fréquemment à travers son strip comme un snob et un pédant, Robert Crumb, qui est peut-être le plus grand talent satirique du 20e siècle et du début du 21e, est aussi à certains égards un triste individu.)

Faire des œuvres des cartoonists le simple reflet des valeurs sociales ambiantes constitue par conséquent un déni de leur nature même. Le sociologue se comporte comme si l'auteur du strip ou du panel ne savait pas vraiment ce qu'il disait, ou se contentait de répéter ce qu'il a entendu, et comme si c'était lui, sociologue, qui manifestait la lucidité suffisante pour identifier l'exemplarité du message ! On le voit, les tenants de ce type d'analyse n'ont pas besoin d'être hostiles à la littérature dessinée ! Leurs postulats lui dénient toute originalité (une littérature de masse étant littéralement une littérature dépourvue d'œuvres et d'auteurs), la réduisant dans le meilleur des cas à une simple fonction sociale d'illustration de certaines atttitudes, et interdisant d'en aborder la technique autrement que pour révéler via de prétendus « codes » un hypothétique contenu idéologique.

Comme l'écrit excellemment Joseph Witek, quelques pages avant l'article précité (« Comics Criticism in the United States : A Brief Historical Survey », International Journal of Comic Art, vol. 1, n° 1, p. 4-16, citation p. 12) : « Que les analyses des sciences sociales donnent ou non des conclusions fiables, il est indéniable qu'elles intègrent dans une méthodologie formalisée les tendances inhérentes du discours critique américain sur les comics : elles minimisent ou ignorent totalement des problèmes telles que le style graphique, le contexte historique et les conventions des genres. Ainsi, dans l'analyse quantitative, les attitudes vis-à-vis des femmes relevées dans le strip Cathy de Cathy Guisewite, qui est explicitement consacré aux relations entre les sexes dans le monde moderne, et celles relevées dans Gasoline Alley, qui reflète nostalgiquement les valeurs d'une Amérique depuis longtemps disparue, peuvent être agrégées en un amalgame bizarre intitulé "les femmes dans les BD". (...) Bien bête le chercheur qui ne pourra pas démontrer de la sorte que les comics sont violents ou au contraire sans danger, sexistes, ou ouverts à la diversité éthnique, selon l'hypothèse de départ. »