Vieille bande dessinée - Section newspaper strips

Dossier Little Orphan Annie

par Harry Morgan


Melvin, l'écrivain raté, commet l'erreur suprême  :

il insulte Charles Dickens

 

Sommaire

Le monologue d'Annie

Little Orphan Annie de Harold Gray et Little Orphant Annie de James Whitcomb Riley

Harold Gray (1894-1968)

Little Annie après Harold Gray - Little Annie au 21e siècle

Dans le microcosme - Little Orphan Annie à cosmic City

Au chien qui rit ou les chiens de "Daddy" Warbucks : merveilleux et fantastique dans Little Orphan Annie

Une stylistique orpheline

Temporalité et économie narrative dans Little Orphan Annie

Bibliographie

Liens

Annie on stage

Annie et Omaha the Cat Dancer Par J-P Jennequin


Le monologue d'Annie

 

Le talent fait ce qu'il veut, le génie fait ce qu'il peut. (Edgar Degas)

 

Le public bédéphile français a du comic strip Little Orphan Annie, créé par Harold Gray en 1924, pour le CTNYNS - entrevu au hasard des encyclopédies de la BD - l'image d'un strip vieillot, essentiellement fait de plans fixes de têtes parlantes, sous des bulles envahissantes. Caricaturé de la sorte, Harold Gray pourrait encore, à l'extrême limite, être promu au rang de précurseur du strip "intellectuel" ou "minimaliste", l'ancêtre de Spiegelman, celui de Maus (Spiegelman ne se fait pas faute de se réclamer de Gray dans une interview donnée à un magazine "rock" français ; les interviewers se demandent encore de quoi diable il peut parler). Mais, empêchant les engouements des esthètes, notre auteur souffre d'une réputation de réactionnaire, chantre du capitalisme. Nos historiens de la BD s'en sont complaisamment fait l'écho. Bande dessinée et figuration narrative (Collectif, Musée des arts décoratifs, 1967), qui n'est pourtant pas le plus bête des ouvrages de langue française sur la BD américaine, a ceci à en dire (p. 45) :

« Avec Little Orphan Annie, créée en 1924 par Harold Gray, une autre innovation se fit jour : l'introduction de l'idéologie politique (d'extrême droite en ce cas) dans la bande dessinée. Annie l'orpheline, l'héroïne de la série, éternellement flanquée de son chien Sandy, ne doit son salut qu'à la protection occulte de Daddy Warbucks, capitaine d'industrie richissime et tout puissant, incarnation du capitalisme triomphant. Harold Gray déploie dans cette bande un sens magistral de la composition et une incontestable puissance évocatrice, malheureusement gâtés par un graphisme élémentaire et la fréquente insipidité des scénarios. »

Le reste de la littérature spécialisée de langue française est plutôt moins flatteur. Le strip a de la chance s'il n'est pas qualifié de nazi !

Cette doctrine des historiens populaires français (et des universitaires qui leur emboitent le pas parce qu'ils en savent encore moins qu'eux si c'est possible !) se heurte une fois de plus à la dure réalité. L'examen révèle dans la création de Harold Gray une ?uvre aux mille nuances, un roman-univers dont la publication, entamée en 1924, s'est étalée sur quarante-cinq ans. Cette ?uvre mérite qu'on la juge sur ses qualités propres. Les surprises sont nombreuses, y compris pour ce qui est des fameuses "opinions" de l'auteur - qu'on ramènera à la pensée conservatrice de la classe moyenne américaine plutôt qu'à on ne sait quelle « idéologie politique d'extrême droite ».

 

Le mégaphone

 

Adoptons - une fois n'est pas coutume - une méthode d'investigation paradoxale en ce qui concerne les littératures dessinées, et commençons par nous occuper du texte de Little Orphan Annie. Reconnaissons d'entrée que les fameux textes surabondants, lorsqu'on les examine, sont parfaitement naturels. Ils feraient de très convenables dialogues de roman, et on pourrait jouer, telles quelles, sur une scène, nombre de séquences de Little Orphan Annie. Par contre, on ne trouvera pas, dans Little Orphan Annie, de propos de l'auteur, enfermés dans les rectangles qu'on nomme des récitatifs. Avec la seule exception des résumés, le strip de Gray est un "strip dialogué". Voici le paradoxe : cette bande dessinée où l'auteur s'interdit de prendre la parole est aussi, de mémoire de lecteur, celle qui prend le plus nettement parti, celle qui, le plus nettement, défend une opinion ou un point de vue. c'est que le ballon a, dans Little Orphan Annie, une fonction singulière. Il est l'équivalent d'un éditorial.

Annie parle dans le même corps qu'elle soit près de nous ou au loin. Le lettrage ignore les effets de chuchotis ou de distance. Les paroles des personnages sont, pour ainsi dire, retransmises dans une bande-son placée au sommet des cases. Car les ballons, universellement patatoïdes, toujours occupent la moitié supérieure des vignettes. Ce n'est pas à Harold Gray qu'il faut demander de répartir les bulles au long du dessin de façon à ne pas nuire à son "équilibre".

Nous proposerions volontiers, pour ce ballon plafonnant et tonitruant, le terme de mégaphone, du grec mega phonê, grosse voix.

 

"Daddy"

 

Si la réputation que porte Little Orphan Annie, de strip à message, de "soap box strip", est justifiée, on aurait tort, cependant, d'y voir la caricature fascisante qu'en ont fait des critiques malveillants, - ou mal renseignés.

Commençons par le commencement. Certes, le père adoptif de la petite orpheline, "Daddy" Warbucks, est un capitaliste pur et dur, enrichi, durant la première guerre mondiale, par le commerce des armes - d'où son nom (Papa "Nerf-de-la-guerre").

Cependant, ce self-made man prompt à se servir de ses poings, est le premier à souffrir de sa réputation de marchand de mort. Il a fabriqué des munitions pendant la première guerre mondiale. Ce n'est pas sa faute s'il s'est considérablement enrichi ; et d'ailleurs, tout le monde le déteste. L'auteur ne lui donne donc ce passé de "marchand de canon" que pour enténébrer son personnage, pas du tout pour faire l'apologie des industriels de la défense.

Dès son arrivée, tout au début du strip, Warbucks est dénoncé par tous ses domestiques comme un homme impitoyable. Bien entendu, l'ogre est un type tout ce qu'il y a de bien. Annie sera sa passion et lui-même deviendra son "Daddy" (il ne perdra jamais ses guillemets). Un nouveau "Daddy Longlegs", comme dans le roman homonyme de Jean Webster.

 

Un Illico réaliste

 

"Daddy" est, initialement, un équivalent de Jiggs (Illico, de George Mc Manus). Au physique d'abord, tête chauve, yeux vides, cols fermés par un bouton de laiton, bretelles et bras de chemise. Comme Jiggs, "Daddy" a connu une fortune soudaine. Il n'a pas gagné le sweepstake, mais la guerre de 14-18, avec ses obus. Comme Jiggs, "Daddy" pensait que l'argent rendrait son ménage plus heureux. Il a été cruellement déçu. Madame Warbucks est une parvenue dictatoriale, une caricature de nouvelle riche.

"Daddy" serait donc un Jiggs réaliste ? Réaliste, il l'est dans les limites d'un dessin qui reste, dans les premières années, très funny papers. (Il est vrai, ce brave Illico, avec son nez d'ivrogne aux airs de truffe, a l'air presque d'un funny animal ! Nous avons cru longtemps, comme nombre de lecteurs, que Jiggs était l'unique personnage animalier - peut-être canin - d'un strip peuplé, quant au reste, d'humains caricaturaux.)

 

Portrait en capitaine d'industrie

ou

"Dans business, il y a usine"

 

"Daddy" s'étoffera progressivement. Son portrait moral subira, lui aussi, quelques retouches. Le petit industriel ayant fait fortune "par hasard", le mari bafoué, cédera la place à un aventurier aux dimensions surhumaines. En corollaire, madame Warbucks, inutile appendice de ce moine-soldat de la finance, disparaîtra du strip. (Pourtant, en 1932, "Daddy" s'éprendra à nouveau, d'une ancienne actrice, Trixie Tinkle, qui nous refera le numéro de snob de Mme Warbucks, en plus cynique.)

Du fait de ce lifting, le C.V. de "Daddy" souffre de quelques incohérences. Dans les années 30, il est devenu un capitaine d'industrie qui a consacré le plus clair de son passé à courir le monde. On est loin, décidément, du petit industriel de Supine, enrichi dans les munitions.

Comme tous les gros capitalistes, "Daddy" adopte une logique financière et non économique. Il place son capital où il rapporte le plus. Son "travail", lorsqu'il est à la maison consiste à brailler : "vendez" ou "achetez", dans un téléphone blanc. En langage clair, "Daddy" est un spéculateur.

Heureusement, il n'est pas que cela. Il ne rechigne pas à s'associer à un inventeur quand il flaire le gros coup. Ainsi, en 1935, il dote Eli Eon des moyens nécessaires pour produire en série l'eonite, et lui construit une fabrique. Après tout, dans "business", il y a "usine" !

Gray s'identifie clairement avec "Daddy" Warbucks. Ils ont le même âge. Ils viennent du même coin de l'Illinois. Ils ont fait les mêmes études d'ingénieur. Et - ironie du destin - Gray est devenu très riche en racontant l'histoire du financier et de l'orpheline, de sorte qu'ils ont, toutes choses égales par ailleurs, la même situation sociale ! Tous deux sont le "papa" (avec des guillemets) d'Annie, "Daddy" dans la sphère de la fiction, Gray dans l'hypersphère du "vrai monde où l'on raconte les histoires".

Rien ne s'oppose donc à ce que Gray place ses idées dans la bouche de "Daddy"... quand il ne les attribue pas à Annie.

 

Les amis de papa

 

 

Les amis de "Daddy" sont de grands marchands et de vrais gentilshommes, la fine fleur de l'aristocratie des affaires.

Ne pas croire cependant que Gray exalte bêtement le grand capital.

On a déjà compris qu'il ne partage pas la fascination enfantine d'un Scott Fitzgerald pour les "riches". Ce mot ne désignerait, pour Gray, que la classe oisive, qu'il méprise et considère comme un ramassis de snobs prétentieux.

Quant aux "capitalistes", chez Gray, comme chez Dickens, il y a plus d'hommes d'affaires véreux que de financiers intègres.

En réalité, Gray admire la figure de l'entrepreneur. Qu'il possède une province entière ou un humble échoppe, l'entrepreneur est le héros des temps modernes et l'incarnation de toutes les vertus. C'est grâce à ses étonnantes idées et ses décisions inspirées que tourne la machine économique. Gray est un lecteur de Josef Schumpeter.

La noblesse des affaires cache parfois une vraie noblesse. Wun Wei, le chinois mystérieux, se révèle un authentique mandarin. Sa boutique d'antiquailles n'est qu'une façade. Les objets pour touristes de ses vitrines sont en réalité... d'authentiques pièces de musée et véritables vases Ming. Wun Wey est un parfait cosmopolite, diplômé d'Oxford et de deux éminentes universités américaines. Il intervient à point nommé pour sauver Annie des griffes des méchants, entraîner "Daddy" vers des aventures chinoises et le tirer d'affaire en cas de pépin.

Mais le plus souvent, la noblesse est celle du cœur. Jack Boot est un cordonnier philosophe, qui n'a rien à envier à Jacob Boehme, et dont les affaires, ma foi, ne marchent pas si mal, même s'il évite toute ostentation. Et le brave juif Jake, en canotier et bras de chemise, dur à la besogne et franc comme l'or, dans sa boutique de delicatessen, sera remarqué par "Daddy" Warbucks comme un gestionnaire hors pair, et se verra confier la direction d'un grand magasin.

 

Le prince dont le royaume est une boutique

 

Annie est un strip "social" et la petite orpheline rencontre, au fil des ans, toutes les catégories professionnelles, médecins, avocats, paysans, artisans, etc.

Seuls les ouvriers sont sous-représentés dans le strip. Du moins, Annie ne partage pas leur vie. Instinctive méfiance, chez l'auteur, du prolétariat ? Plutôt savoureux lapsus : le capitalisme de Gray est un capitalisme sans classe ouvrière. Le capital, selon Gray, crée de la richesse sans intervention du travail. Capitalisme magique et forcément équitable, puisqu'il se passe de la création d'un prolétariat !

Mais, tous comptes faits, Annie fraye surtout avec la plus belle collection de boutiquiers de l'histoire du daily strip. Elle les fait prospérer - quand elle ne crée pas son propre business.

Cette veine, peut-être provient-elle de la fascination de Gray pour Dickens. Jules Verne, voulant rendre un hommage à Dickens, qu'il admirait, écrivit son P'tit-Bonhomme, nous offrant, quarante ans avant Gray, son enfantin ébahissement devant le miracle du commerce : "J'achète une pomme deux cents, je la revends quatre cents... et je m'enrichis." Vision puérile, pour laquelle l'unique source de la richesse, c'est le négoce. Vision puérile ou... prolétarienne, précisément ! Marx a montré que la classe laborieuse jalouse les commerçants parce que, de son point de vue, les gains des boutiquiers ne récompensent pas un "travail".

 

Système "D" et comptabilité

en partie double

 

Au delà du miracle du taux de marge commerciale, Harold Gray est fasciné par les méthodes, les procédés, le savoir-faire. Il détaille - à mesure qu'il le découvre lui-même - comment on passe un article gâté par pertes et profits, comment la publicité accroît le chiffre d'affaires et comment, en faisant balayer son magasin par une entreprise sous-traitante, on économise un contrat de travail. Comme les personnages des romans réalistes de H. G. Wells, Gray explique que la comptabilité en partie double est plus difficile à mettre en place, mais qu'elle évite par la suite bien des erreurs et des tracas.

Il faut voir les petits entrepreneurs capitalistes de Gray faire l'apologie des soldes, du sourire commercial et de la technique de la vente additionnelle. Ils ont tous lu "comment se faire des amis" de Dale Carnegie et les plus vieux auraient pu l'écrire.

 

Des goûts et des couleurs

 

Le racisme ne fait pas partie des défauts de Gray. Il manifeste une particulière sympathie aux minorités ethniques. Juifs, jaunes, et loqueteux d'Europe centrale, sont l'objet de sa sollicitude et de sa prédilection. Comme le dit Annie à propos des immigrants de fraîche date : "Y a des gens qui se figurent que parce que ces gens parlent mal, ce sont des crétins, alors qu'ils causent déjà quatre ou cinq langues au poil, et qu'ils seront au point en anglais avant longtemps. C'est pas eux, les crétins, eux ils ont vu du pays." Apologie dickensienne du vagabondage, perçu comme la clé de l'expérience humaine.

Sur ce point, Gray est en opposition avec les conceptions de ses lecteurs petits bourgeois, et il utilise son strip pour éduquer son monde. Ce trait d'antiracisme le rapproche du plus américain des auteurs, Mark Twain.

Le pendant négatif de nos errants à l'accent inhabituel, c'est la faune des snobs et des aristocrates étrangers, parasites de nos capitales. Par exemple ! Gray ne pense pas de bien des russes blancs, des artistes cosmopolites et hirsutes, du "tout Paris" ou de Bloomsbury. Ils ont des équivalents autochtones, eux aussi brocardés par notre auteur. Les aristocrates américains, ce sont les descendants des Pères fondateurs, le petit Gotha du Mayflower. Gray, via ses personnages, reçoit avec une ironie mordante les prétentions des WASP, à qui il préfère les Indiens, qui "étaient là depuis plus de quinze mille ans quand Colomb est arrivé".

S'il avait pu en introduire dans le strip, Gray eût certainement défendu les droits des phéniciens ou des vikings sur la découverte du continent américain.

 

Autres individualistes

 

Les journalistes, dont le modèle est Al Agate (1932), sont, à leur manière, d'autres représentants de l'entrepreneur individuel. Reporters pour un prestigieux journal de quelque métropole, ils sont venus s'établir dans la petite ville américaine pour soigner leurs bronches et tirer la feuille de chou hebdomadaire. Le chantage des annonceurs ne les impressionne pas et ils publient, samedi après samedi, toute la vérité, rien que la vérité, entre l'annonce du concours de tarte aux pommes et la météo. Ils sont aussi, à eux seuls, la police secrète de la ville et le bureau de renseignements, car ils connaissent le dessous des cartes, ont visité les placards à chimères et les paquets de linge sale de leur petite communauté.

Contrepartie négative du reporter : le professeur, souvent doublé d'un écrivain. Le professeur préfère s'éviter la pénible lecture de l'actualité. Son prototype est le docteur Toggle (1945), qui tient dans une égale défiance la page des faits divers et celle des bandes dessinées, vouées à la même exécration comme les deux médias par lesquels le monde pénètre dans la maison.

 

Inutiles à l'univers ?

 

Singulière, dans ce contexte, est l'apologie des inactifs, brûleurs de dur, idiots du village, chemineaux, colporteurs et autres inutiles. Annie, en leur servant une soupe, se fend toujours, pour l'édification du lecteur, d'un petit discours, à fin d'expliquer qu'ils ont choisi un mode de vie somme toute honorable. En 1932, à Cosmic City, la cleptomanie de Tom Take est parfaitement tolérée, de même que sa fainéantise. En 1938, Shanghai Peg, le vieux marin devenu marginal, n'est pas le criminel qu'on imagine et que tous les indices accusent.

Du reste, tous ces inutiles vérifient, à longueur de pages dominicales, le vieux principe : il n'est plus dur travailleur que le paresseux qui s'y met.

Figures quasi magiques, ces bons-à-rien sont chers au cœur de Gray ; lui-même, itinérant d'honneur et perpétuel étudiant de la nature humaine, parcourt chaque année les Etats-Unis pour rencontrer ses lecteurs.

Annie est le premier clochard du strip. Quand elle retourne à l'école, les institutrices lui découvrent toujours, à côté d'un bagage scolaire plus ou moins solide, une expérience qui fait défaut aux pécores, jamais sorties de leur petite école dans la prairie. Du point de vue scolaire, elle a un ou deux ans de retard ; en ce qui concerne la maturité, elle a, à force de bourlinguer, vécu l'équivalent de plusieurs vies.

Gray met également en scène les contreparties féminines des marginaux, en évitant dans la mesure du possible de choquer son lecteur. Gueuses, maraudes, bélitresses, cognardières, tribades et simples garces abondent dans son strip et sont généralement décrites avec objectivité, sinon avec sympathie.

 

Gangsters

 

Little Orphan Annie reflète souvent les valeurs de la middle class. Annie décrète, par exemple, avec un bel aplomb, que "tous les gens qui raffolent des chiens et des gosses sont O.K." (à quoi répond l'impertinent mot de W. C. Fields : Un homme qui déteste les chiens et les enfants ne peut être tout à fait mauvais).

Mais la série de Gray n'a rien de cette ode à la classe moyenne que constitue la plupart des strips, sous leurs différents déguisements, médiéval, préhistorique, western, voire animalier ("middle class animals" de Hugh Laidman emploie même, à des fins comiques, des animaux traités dans un dessin réaliste).

Annie ne craint pas de visiter le demi-monde et les demi mondaines. Les actrices fanées sont peintes sans complaisance comme des chasseuses de mari. Si Trixie, qui réussit en 1932 à se faire épouser par "Daddy", est une vulgaire aventurière, la touchante Janey Spangles est, en 1936, décrite comme une victime. Elle trouvera le bonheur en dépit du retour d'âge, de la maladie, de la cessation de paiement, des méchants et de la bise, dans une ambiance à la Chaplin, ou l'epos le dispute sporadiquement au pathos.

Le surcapitalisme de Gray le mène à une totale confusion des valeurs quand interviennent les gangsters.

En 1936, retour d'Hollywood, Annie participe à la cavale en auto d'une sorte de Bogart au petit pied qui explique longuement, dans un style à la Harold Gray, qu'il a, lui aussi, le droit de vivre. Il est décrit, durant la longue traque, comme un homme seul luttant contre l'adversité. Le lecteur se demande si Gray n'aurait pas vu certain film de Fritz Lang... Rare exemple de censure du strip, les bulles sont refaites sur ces épisodes, de la main du lettreur habituel, mais avec de visibles traces de collure.

Un autre que Gray, ainsi semoncé par son syndicate, serait revenu à plus de prudence. Pourtant, en 54, Annie est sauvée par un gangster qu'elle aide à s'échapper. Ici, la censure fut plus directe. L'histoire tourna court, alors que ses prémisses inclinaient à penser que le gangster avait servi de bouc émissaire, et qu'il allait se blanchir. Censure hâtive et maladroite. Les planches du dimanche, clichées avant les strips, du fait des difficultés de reproduction de la couleur, continuèrent à mentionner le gangster quand le strip avait déjà pris un autre chemin.

Dans la confuse morale de Gray, les vrais coupables ne sont pas les gangsters, mais la faune des avocats marrons, des journalistes véreux, etc. Il accuserait volontiers les institutions si ce mot avait un sens pour lui.

Dans un épisode de 1939, consacré à un avocat honnête, John Tecum, luttant seul contre le crime (épisode très inspiré par le cinéma, mais celui de Capra, cette fois), le mafieux Nick Gatt, qui contrôle la ville, finit par acquérir la stature d'un second "Daddy". L'intègre Tecum, nommé District Attorney par une équipe de crétins bien pensants, en devient presque ambigu !

L'épisode nous donne, en tous cas, la clé de l'engouement de Gray pour les gangsters. Gray est victime de son goût pour les brasseurs d'affaire. Le caïd, après tout, fait travailler des tas de gens. Et c'est lui qui, à Noël, régale les petits enfant. De là à en faire un héros...

Etrange épisode, il est vrai, que celui de Tecum et de Nick Gatt, d'où Annie est presque totalement absente, où l'auteur cherche visiblement une nouvelle inspiration, et semble s'être imposé la gageure de créer un anti-Dick Tracy.

 


En réalité, Gray a, dans le contexte du strip, toujours raison. Truquant les situations à dessein pour exposer son point de vue, il distribue à sa guise les rôles des victimes et des bourreaux.


L'anarque

 

Gray est-il anarchiste ?

Evitant soigneusement la catégorie absurde de "l'anarchiste de droite", (lamentable invention des petites gazettes ; il n'existe à l'extrême droite que des "libertarians"), nous le classerons plutôt - pour reprendre une distinction d'Ernst Jünger - dans les anarques.

L'anarchiste est un homme qui a des intentions (par exemple faire sauter le tsar). L'anarque possède un quant-à-soi. Il n'est limité que par les résistances que lui oppose son environnement. Il est pragmatique, alors que l'anarchiste est un idéologue.

Ainsi, Gray énonce des doctrines manifestement contradictoires, choisit une attitude au jour le jour et défend avec une énergie surprenante un point de vue partial et limité. En réalité, il ne faut pas chercher, chez Gray, de ligne de force ; il est guidé, pour discerner le bien et le mal, par ses personnages, ou son affabulation, par son flair ou ses préjugés.

En 32, Annie brise une grève. Mais en 28, elle faisait elle-même une grève pour obtenir son salaire de la semaine. Pas de doctrine ferme, chez Gray, sur le fait de grève.

De même, le portrait, en 1936, de George Chiselopolis, cordonnier métèque, faisant une concurrence agressive à Jack Boot, n'est pas une charge raciste. On a trop d'exemples par ailleurs de l'inclination de Gray pour les minorités.

Il ne faut pas chercher chez Gray, une fascination pour le grand banditisme - ce serait un autre contresens -, mais tout au plus un esprit confusément "Robin des bois", qui n'interdira pas, ailleurs, une vigoureuse défense du droit de propriété, sur l'air de "Qui vole un œuf...."

En réalité, Gray a, dans le contexte du strip, toujours raison. Truquant les situations à dessein pour exposer son point de vue, il distribue à sa guise les rôles des victimes et des bourreaux. Exemple : Dans l'hôtel de voleurs où habite Annie en 1944, un vieux père abandonné par son fils richissime espère en vain une lettre chargée. Un pickpocket soustraira quelques rouleaux de banknotes au fils dénaturé, et un faussaire poussera la délicatesse jusqu'à faire, pour accompagner les billets, une fausse lettre repentante du fils indigne.

On le voit, c'est de la justice de conte bleu. chercher là dessous une doctrine, c'est déjà lire à contresens.

 

Du préchi, précha

 

En dépit des caricatures qu'on en a fait, jamais le strip de Gray n'a été un prêche déguisé en fiction. Jamais la prédication n'a prévalu sur l'intrigue.

Ne pas croire que le préchi, précha serait, à l'inverse, une simple figure de rhétorique, que le strip ferait mine d'agiter superficiellement un petit bruit de polémique. Le sermon est, chez Gray, un ressort de la fiction, opérant à la fois dans l'espace de la diégèse (l'opinion des personnages), dans celui de l'auteur (les opinions de Harold Gray), dans celui de la narration (variant en fonction du genre - roman de mœurs, roman d'aventure, roman policier - auquel pour un temps le strip se rattache), dans celui, enfin, du lecteur (l'opinion de la classe moyenne).

Ainsi, les polémiques, parfois violente, que Gray, toujours lu au premier degré, a pu susciter apparaissent, avec le recul, bien vaines, et on y verra plutôt une preuve flatteuse de l'efficacité de sa technique romanesque.

 

Le rêve américain

 

Annie décrit des mouvements de yoyo à travers le corps social américain. Elle sillonne l'Union d'est en ouest et du nord au sud. Elle est, tour à tour, vedette de cinéma, vendeuse de journaux, fermière, grouillot, souillon, exploratrice avec son "Daddy". Elle est souvent séquestrée pendant de longues périodes par des ennemis de "Daddy".

Le strip passe, avec une aisance surprenante, de la grande ville à la campagne, d'une menace sur le monde au sort d'un unique couple de pauvres gens, du big business au tout petit commerce, sans que jamais l'intérêt faiblisse ou que le lecteur soit décontenancé. (Il est vrai, un lecteur de bande quotidienne, dégustant le strip de Gray sur la nappe à carreau du petit déjeuner, est plus ou moins amnésique. Le rappel d'un personnage disparu il y a six mois creuse une ride sur son front sérieux. La seule chose dont il se souvienne à peu près, ce sont les strips de la semaine passée ; et encore...)

Le mouvement général de Little Orphan Annie, en dépit des vicissitudes, est celui de l'enrichissement. Toutes les entreprises d'Annie sont heureuses, illustration du rêve américain, dans la tradition des romans d'Horatio Alger (un garçon ramasse une épingle ; trois ans après il est millionnaire). Dans un pays où les démêlés juridico-commerciaux d'un petit garçon de dix ans tenant un stand de limonade sur le trottoir font toujours les grands titres de la presse quotidienne, Annie est un personnage indémodable.

 

Une imagination victorienne

 

Il est vrai, les nécessités de l'action obligent Gray à défaire les fortunes rapidement. "Daddy" lui-même perd la sienne régulièrement. Bon prétexte pour l'obliger à partir rapidement afin de mettre de l'ordre dans ses affaires, en laissant l'orpheline.

Bien entendu, en dépit des dispositions qu'il a pris pour elle, Annie tombe régulièrement de charybde en scylla. Quand on lui a choisi une école modèle, elle se retrouve dans une colonie pénitenciaire. Si elle est "chez des gens", leur soudaine déconfiture la pousse à reprendre la route pour n'être pas à charge.

De façon générale, la petite orpheline s'évade beaucoup. Dans la partie de cache-cache que l'auteur dispute avec "Daddy" Warbucks, c'est un moyen sûr de perdre Annie et d'en refaire, pour un temps, une "vraie" pauvresse, loin des roboratifs millions du millionnaire.

Enfin, les kidnappers lancés en permanence à sa poursuite l'obligent à partir souvent sans laisser d'adresse. De sorte que les prodiges d'ingéniosité qu'elle déploie en tous lieux pour faire fortune, sont sans conséquence durable, du moins pour elle.

Annie est tout à la fois une pauvre orpheline et une gosse de riche. A ce titre elle est doublement exposée aux danger. La petite fille riche est traquée par les kidnappers et autres ennemis de "Daddy". L'orpheline craint les gitans voleurs d'enfant, le garde-champêtre et l'orphelinat.

On ne peut qu'admirer la constance de Gray à faire changer son héroïne d'environnement, véritable gaspillage de situations et de péripéties.

Au fil des ans, évidemment, les transitions se font plus difficiles. Problème typique : avec la quantité d'amis que se fait Annie au fil du temps, comment expliquer qu'elle continue à vagabonder ? Ici encore, l'auteur s'en tire comme il peut. La lettre à ses amis fermiers, les Silo, brûle dans l'incendie du vieux "dépôt", et Annie ne pense pas à récrire. Elle ne peut savoir que son protecteur, Jack Boot, est devenu riche, parce qu'elle était au bagne (voir plus haut), d'où elle ne songe qu'à s'évader.

Dans les pires des cas, Gray recourt aux ficelles. Annie devient amnésique et se perd dans la nature. Ou bien "Daddy" se fait "tuer" (pour revenir, six mois, après en expliquant qu'il a fait le mort pour que ses ennemis dévoilent leurs batteries).

 

Harry Morgan


Little Orphan Annie de Harold Gray et Little Orphant Annie de James Whitcomb Riley

 

Annie doit son nom à une réminiscence d'un poème de James Whitcomb Riley (1849-1916), Little Orphant Annie (parution initiale dans le volume The Boss Girl, 1886). Riley écrivit ses poèmes dans le dialecte de son Indiana natal et sa parenté avec Harold Gray est évidente. Les deux hommes étaient fascinés par l'Amérique rurale et le petit peuple. Les personnages de Gray sont des savetiers, des épiciers, des matelots, etc., qui s'expriment fréquemment dans quelque patois américain, et les hauts lieux de son strip sont les endroits où les gens se rassemblent, des boutiques, des saloons, des tribunaux, etc., ceux-là même où Riley venait entendre la langue du peuple. Enfin, dernier trait commun aux deux hommes, leur œuvre rencontra un énorme succès (parce que leurs lecteurs s'y reconnurent) et les enrichit considérablement.

La Little Orphan Annie de Gray ressemble beaucoup à la Little Orphant Annie du poème de Riley. Le personnage de Riley est une orpheline placée comme bonne chez le narrateur, qui est un enfant. Comme l'Annie du Gray, elle trime gaiement du matin au soir :

Little Orphant Annie's come to our house to stay,

An' wash the cups an' saucers up, an' brush the crumbs away,

An' shoo the chickens off the porch, an' dust the hearth, an' sweep.

En second lieu, sa spécialité est de raconter aux gosses de la maison des histoires à dormir debout lourdement moralisatrices.

Wunst they wuz a little boy wouldn't say his prayers, -

An' when he went to bed at night, away up-stairs,

His Mammy heerd him holler, an' his Daddy heerd him bawl,

An' when they turn't the kivvers down, he wuzn't there at all !

[...] An' the gobble-uns 'll git you

Ef you

Don't
Watch
Out !

Ce mélange de moralisme cornichon et d'histoires de revenants destinées à faire peur aux petits enfants et aux naïfs est également très typique du strip de Gray, qui adore ce genre d'effets.


Harold Gray (1894-1968)

Harold Gray naquit le 20 janvier 1894 à Kankakee, Illinois. Il grandit dans une ferme, se jura qu'il ne vivrait pas de la terre, fit des études d'ingénieur, fut instructeur à l'armée pendant le premier conflit mondial et, démobilisé, commença à dessiner pour le Chicago Tribune.

En 1922, il travailla sur les Gumps de Sidney Smith (créé en 1917), où son style est déjà très reconnaissable. Peu soucieux de rester dans l'ombre d'un autre, il lança son propre strip deux ans plus tard.

Selon la légende, Gray voulait créer une histoire d'orphelin. Le capitaine Joseph Patterson, trouvant qu'il y avait déjà beaucoup de petits garçons dans les comics, fut responsable de la transformation d'Andy en Annnie (le titre du strip est, comme on vient de le voir, une réminiscence de Little Orphant Annie, le poème de James Whitcomb Riley).

Patterson avait créé le Chicago Tribune New York News Syndicate en 1919. Il cultiva des strips "expressionnistes". Autre particularité, les sunday pages du CTNYNS n'avaient pas de "toppers" mais des "bottoms" (la petite bande complémentaire est sous la sunday page et non au-dessus).

 

Les gens de Patterson

 

C'est Patterson qui avait, en 1917, trouvé l'idée et le titre des Gumps. C'est lui encore qui changea le nom "Plainclothes Tracy" en "Dick Tracy". "Terry et les pirates" apparut en réponse à la demande de Patterson de "sang et tonnerre dans une bande d'aventure à suspense, vue d'un point de vue juvénile". Et c'est parce qu'il y avait des pirates dans Dicky Dare que Caniff fut choisi pour créer la série. Caniff n'en fit, du reste, qu'à sa tête mais laissa les pirates dans le titre.

La plus mauvaise bande du CTNYNS, Brenda Starr reporter, est une erreur de l'assistante de Patterson, Mollie Slott. Patterson avait refusé le strip. Mollie aida Dale Messick à créer sa bande, derrière le dos du capitaine. Patterson était en vacances. Brenda Starr parut dans le Chicago Tribune. Le capitaine fut mis devant le fait accompli. Mais il ne voulut jamais de la reporter au nez tuméfié dans le New York Daily News.

Annie, quant à elle, aurait vu le jour le 5 août 1924, dans le New York Daily News. Gray la dessina jusqu'en 1968. Le strip fut distribué partout et, dans les années quarante, 25 millions de personnes le trouvaient tous les jours dans la page des bandes dessinées.

 

Harold et Winifred

 

Gray fut marié deux fois, d'abord à Doris C. Platt, qui mourut en 1925, puis, quatre ans après, à Winifred Frost.

Avec l'argent qu'il gagna en dessinant Annie, Gray s'établit dans le Connecticut, à Green farms, et en Californie à La Jolla.

Pour le reste, la vie de Harold Gray tient en peu de lignes pour la simple raison qu'elle se confond avec son strip.

Harold Gray mange et dort dans son strip. Quand, en 1932, Trixie Tinkle, la nouvelle femme de Warbucks, fait redécorer l'appartement dans le plus pur style "Polly and her pals", on sent chez Gray l'horreur d'avoir à dessiner ce mobilier art déco, qui n'est que le reflet de la difficulté qu'éprouvent "Daddy" ou Annie à s'y habituer. Quand on lui demande d'inclure, dans les vignettes, des publicités pour les war bonds, Gray les encadre et finit par les pendre aux murs, comme des tableaux.

Gray faisait, selon sa légende, 40 000 miles tous les ans, pour se documenter sur l'Amérique. Son plan était simple : Il serait Dickens ou rien. Comme le dit, dans le strip, Tuck Buckle, le paysan lecteur : "Prends De Grandes Espérances, rajoute les autos et la lumière électrique et le téléphone et l'eau courante et qu'est ce qui est démodé dans ses histoires ? Ouais, les habits sont différents, et les manières. Mais les gens sont les mêmes. Les émotions aussi. Et Dickens connaissait les gens, Annie."

 

Le remords

 

Conséquence du dialogue avec les lecteurs (et les critiques), Annie apparaît dans des "strips de remords" où elle se justifie, par exemple, d'avoir vécu avec des gangsters et d'avoir échappé à l'orphelinat. Ils existent aussi chez "Daddy" qui, lui, s'excuse d'avoir une fois de plus abandonné la petite orpheline à son sort.

Gray assura, en plus de Little Orphan Annie, Little Joe, un sunday page de son cousin Robert Leffingwell, son assistant sur Little Orphan Annie. Little Joe est un Annie masculin, un orphelin vivant dans un ranch du far-west. L'équivalent de "Daddy" est Utah, un cow-boy au passé mystérieux.

Quand Ed Leffingwell mourut, Little Joe passa aux mains de son frère Robert, et Gray continua à le dessiner. Robert devint à son tour son assistant sur Little Orphan Annie, assurant le lettrage et les décors.

Little Joe, qui paraissait dans le Chicago Tribune et le New York Sunday News, disparut à la fin des années 50.

Gray mourut d'un cancer le 9 mai 1968, à La Jolla, en Californie. Philipp Blaisdell reprit le strip.

 


Little Annie après Harold Gray. Little Annie au 21e siècle

 

A la suite du succès d'Annie sur la scène et au cinéma, le strip fut relancé. Ce fut Léonard Starr qui le dessina. Débutant le 9 septembre 1982, la nouvelle version n'était pas très heureuse. Le contenu polémique était remplacé par une documentation antivivisectioniste assez mal digérée. On n'improvise pas un soap box strip ! D'autre part, l'Annie en jeans de Starr, censée produire le même effet de modernité sur le lecteur que le Tintin en jeans de Tintin et les Picaros, n'était peut-être pas la révolution que croyait l'auteur. Après tout, Annie a passé les années de guerre en salopette.

Chez le chien Sandy, le thème de la culotte fut curieusement sexualisé. Pour nous montrer que lui aussi était devenu "moderne," sinon réaliste, on l'envoya courir les chiennes. Et Annie d'expliquer que pendant toutes ces années, ç'avait été la même histoire à chaque printemps.

Du style de Little Orphan Annie, Starr avait retenu qu'il était naïf, et le talentueux dessinateur de On Stage nous gratifia d'un dessin enfantin, péniblement hachuré, pour finir par jouer d'un style "à la plume" qui eût pu être tout aussi bien un pastiche de Frank Godwin (Connie) que de Harold Gray.

Le rôle d'Annie dans le strip ne fut pas mieux maîtrisé. Chez Gray, Annie est une médiatrice entre le lecteur et l'action. Elle reste en coulisse mais commente l'action. Le scénariste de Starr, à contresens, fit d'Annie une "brave fille" qui, tandis que "Daddy" Warbucks disputait ses batailles financières, ravaudait ses chaussettes en répétant qu'elle ne comprenait rien à ces affaire.

Enfin, les ambitions du nouveau strip paraissaient curieusement étriquées. On eût cherché en vain l'universalité des thèses de Gray ou même son "populisme", remplacé par un bêlement.

Ceci dit, Starr maintint le strip sur les rails et il paraît toujours, 20 ans après sa re-création. On peut évidemment déplorer des intrigues répétitives et axées de plus en plus souvent sur un fantastique confus, un dessin parfois hâtif, et parfois usiné à la chaîne (les mêmes plans d'ensemble photocopiés, recadrés et retouchés sont réutilisés indéfiniment), il reste en dépit de tout quelque chose de la magie de Harold Gray.

En 2000, Starr raccrocha et le strip fut confié à des gens qui s'appellent Maeder et Pepoy (voir l'illustration). Au bout d'un moment, Pepoy raccrocha et c'est maintenant Alan Kupperberg qui dessine Annie, toujours sur scénario de Maeder.

 


Dans le microcosme

Little Orphan Annie

à cosmic City

 

C'est dans les petites villes que Gray est à son meilleur. Petites querelles, petits ragots, concurrence déloyale, pauvres à secourir, occupent les quatre cases quotidiennes. Annie remporte victoire sur victoire sur les mauvaises langues, la sottise, la pauvreté et les concurrents. Elle récolte les fraises, racle les feuilles mortes sur la pelouse, va à l'église le dimanche et joue sur les routes empoussiérées.

Un dimanche de 1932, Annie arrive dans le microcosme de Cosmic City, patelin pas différent, sans doute, de celui où Gray a passé son enfance. "Où est passé tout le monde ? Oh, l'église, c'est là qu'il sont tous".

Guidée par la comptine, "Rich Man, Poor Man, Beggar Man, Thief, Doctor, Lawyer, Merchant, Chief", Annie découvrira, au fil des jours, les figures de ce monde en miniature.

La comptine est une façon de rappeler qu'un enfant est dans une position idéale pour contempler les gens. Un enfant aime ou déteste cordialement, mais il n'a pas d'idée préconçue. Pour lui, la bosse fait partie du bossu, et l'avarice de l'avare. Aux yeux de l'enfant, chaque homme est une espèce. L'intempérance de l'ivrogne, la paresse du fainéant n'éveillent en lui que la curiosité de voir "comment ils fonctionnent". Aussi l'enfant est-il, à l'instar du biologiste, un scrupuleux et fiable observateur. La comptine d'Annie nous rappelle d'autre part que les gens décrits sont des types (des "bonhommes", pour reprendre la terminologie enfantine), voire des allégories.

Les sunday pages, véritables "strips en arrêt", seront donc l'occasion d'autant de portraits, tandis que les daily strips traiteront le tout venant. (Les Futile, les pauvres de service, chez qui l'orpheline s'est établie, seront-ils expulsés par l'infâme Pinchpenny qui détient l'hypothèque de leur maison ?)

 

Bons apôtres et imbéciles heureux

 

Un thème favori de Gray est la description des bons apôtres, bien-disants, imbéciles heureux, à la face lunaire et au sourire en quartier d'orange. Ce sont gens de peu de discernement, qui passent souvent trois cases à proférer des lieux communs, tandis que, dans la quatrième, Annie nous livre son propos de véritable bon sens.

Gray excelle dans les scènes de foule, qui montrent ces béjaunes donner en bloc dans tous les panneaux montés par des bonnes âmes professionnelles. Les bonnes âmes sont remplacées parfois par des ambitieux sans envergures ou des bolcheviques barbus qui ont l'air sortis de Thimble Theatre (Popeye).

Les bons apôtres ont très mauvais goût et sont sûrs de se tromper dans tous leurs jugements. Un nouveau venu arrive-t-il, dont tout le monde est entiché ? C'est invariablement un escroc. A l'inverse, Annie et ses amis, francs comme l'or, sont très mal vus par nos bien-pensants.

Gray partage avec son personnage une extrême défiance vis à vis des professionnels de la charité. Annie a des raisons de les détester. Ils veulent la retirer de ses foyers adoptifs, appliquer la réglementation sur le travail des enfants (pour l'empêcher de gagner sa croûte !) livrer Sandy au chenil et j'en passe. Gray, de son côté, leur reproche leur hypocrisie.

Les Do-gooders, les moral uplifters, les busy-bodies (tous ces termes désignent les hypocrites professionnels de la charité) sont une cible favorite des esprits libres. L'inspiration de Gould rejoint ici celle du cinéaste David Wark Griffith. Méfiance instinctive de l'artiste contre les obscurantistes et, sans doute, réflexe de défense. Les champions de la vertu, sous leurs déguisements religieux, pédagogique, etc., sont les plus acharnés ennemis de la fiction. Dans le meilleur des cas, ils la tolèrent.

 

Les gosses

 

Et les enfants ? Ils n'apparaissent pas aussi fréquemment qu'on pourrait le penser. Annie les rencontre dans deux cas :

1) quand elle fréquente l'école, ce qui suppose qu'elle soit établie bourgeoisement, de préférence dans une petite ville, parfois dans un faubourg. Gray multiplie alors les références attendries au temps béni de la communale (l'univers proprement scolaire restant exclu du strip : que l'orpheline soit scolarisée ou non, Little Orphan Annie ne tombe jamais vraiment dans le genre si populaire de la School Story). Pour quelques strips, Little Orphan Annie devient l'équivalent de "Our school days" de Clare "Dwig" Dwiggins, c'est-à-dire d'une évocation du paradis enfantin - mais pour la small town le plus souvent, et non pour les tous petits patelins.

Annie a, somme toute, peu de rapports avec ses camarades de classe. Comme elle a de l'épluchage en retard, elle n'a jamais le temps de jouer avec les petites filles, dépeintes du reste comme des versions miniatures - jusqu'au costume et à la coiffure - de leurs crétines de mère.

Annie défend le souffre-douleur de l'école contre ses bourreaux. Dans les cas importants, elle enrôle les gamins pour quelque travail d'intérêt général. A cela se bornent ses rapports avec les écoliers.

2) au travail. C'est l'occasion pour l'auteur de déployer une théorie de petits misérables, petits infirmes, petits voleurs, privés de soleil et d'enfance. Annie y va de son laïus, pour le bénéfice de son jeune lecteur. Les gosses de la classe moyenne qui rouspètent tout le temps devraient voir comment est la vie dans l'impasse. Ils devraient venir faire un stage.

Dans le monde enfantin, citons pour finir les gosses de l'orphelinat. Les orpheline sont toujours un troupeau de sourdes-muettes en tabliers à carreaux, toutes coiffées à la Jeanne d'Arc. Annie elle-même a l'air de les considérer comme des sortes d'animaux. C'est que les orphelines, contrairement à notre héroïne, se satisfont de leur sort, et ne songent pas à courir les routes pour découvrir la vraie Amérique.

En dernière analyse, Gray paraît considérer que les enfants ne sont guère plus appétissants que leurs aînés. Sauf exception, ils parlent et agissent comme leur classe, jamais comme des individus.

 

Dickens

 

Gray éprouve envers son confrère Dickens une fascination qui le fait, dans les années 30, renoncer aux personnages emblématiques pour peindre de véritables caractères. Signe indiscutable de sa maturité de romancier, les personnages deviennent ambigus.

Voici Mrs Buckle, en 1939, la femme de tête, indépendante certes, mais qui tyrannise son mari et délaisse son foyer pour courir ses réunions. Son frère, "écrivain" et parasite, est une personnalité plus simple. Il fait partie des poseurs, envers qui l'auteur éprouve une détestation sans nuance.

Voici Mme Sleet, en 1943, veuve hautaine et ronchonne en apparence, qui se révèle une femme jeune encore, recluse dans son veuvage et murée dans son chagrin.

Le "ne jugez-pas", que Gray appliquait au domaine policier (aux gangsters), il l'étend au domaine moral et à l'étude de ses caractères.

Gray éprouve pourtant une certain difficulté à échapper à ses personnages emblématiques. Il refait plus naturellement le Pilgrim's Progress de Bunyan que Great Expectations de Dickens. Reprenant à Chester Gould (Dick Tracy) le procédé qui consiste à inverser les noms, Gould appelle son docteur Eldeen, son homme d'affaires véreux Thaddeus Tidnab. C'est une façon déguisée de revenir à la description d'un type plutôt que d'un individu. Ces noms à l'envers situent le strip dans un envers du monde. L'univers que contemplent les yeux vides d'Annie n'est pas le nôtre. On pourrait l'appeler, comme l'utopie de S. Butler, Erewhon.

 

Little Orphan Annie à Nosey Park

 

La ville la moins propice à l'épanouissement d'Annie est peuplée de mêle-tout qui ne songent qu'à l'expédier à l'orphelinat. Elle ne craint rien autant que Nosey-Park et les nosey-parkers.

En 1944, Gould décide de régler leur compte définitivement aux bien-disants et autres professionnels de la charité, aux nosey-parker, en somme, au travers de madame Bleating-Hart.

Véritable usine à catastrophes - comme tous ses charitables congénères - madame Bleating-Hart prive Annie de son foyer adoptif, soigneusement sélectionné par "Daddy" (chez une veuve ; Annie entre dans la période des veuves). Mrs Bleating-Hart trouve plus "normal" de placer Annie dans un orphelinat. Elle s'est renseignée sur le passé d'Annie. Dans une autre ville, Annie a exercé un emploi salarié en étant mineure, s'est inscrite à l'école grâce à un extrait de naissance falsifié, et a habité avec de petits voleurs. Conclusion : elle est endurcie au mal et il faut la [re]dresser.

Après un dimanche à l'orphelinat, la brave dame, dans sa bonté, se ravise et décide "d'adopter" Annie. Elle lui fait passer l'uniforme (sale) de sa bonne, la fait coucher au dessus de la cuisine et la fait briquer (en en la payant pas, puisque il est "illégal" de faire travailler des enfants, mais en empochant par contre les allocations familiales que l'Etat lui octroie si généreusement !). Notons au passage que ce genre de mésaventure ne pouvait advenir qu'à Annie, victime en quelque sorte de son propre personnage, puisqu'elle trouve tout naturel de cumuler les fonctions de cuisinière, de servante et de femme de peine. D'une certaine façon, elle est prise à son propre jeu.

Madame Bleating-Hart se passerait volontiers d'envoyer Annie à l'école, pour l'atteler tout le jour à son joug. Elle se rattrape en la faisant trimer dès l'aube et jusque dans la nuit. Raffinement de sadisme, madame Bleating-Hart empêche la fillette de faire ses devoirs, afin qu'elle ramasse des mauvaises notes. Elle ne dissimule nullement son mépris pour les "classes inférieures" dont elle est une défenderesse professionnelle, ironise sur la prétention de ces lourdaud à l'éducation, et fait miroiter à Annie un long avenir d'esclavage abject. ("Bien entendu, quand tu seras plus grande tu pourras travailler beaucoup plus dur").

Pour achever de se rendre sympathique, la douce madame Bleating-Hart essaye de faire abattre Sandy, et fait torturer Annie par son fils, un vaurien renvoyé de toutes les écoles. Après quoi, comme Annie - qui, à tout prendre préfère être renvoyée à l'orphelinat - commence à rendre quelques coups, leurs rapports s'établissent sur la base d'un matraquage quotidien.

Jamais Gray n'était allé aussi loin dans la dénonciation des professionnels de la charité. Jusque là, il leur reprochait, pour l'essentiel, de faire un usage libéral... de l'argent des autres. Mais cette fois, il les assimile à des esclavagistes, des hypocrites méprisant ceux qu'ils prétendent aider, et des sadiques. Les réactions furent vives.

 

La guerre à Gooneyville

 

Nous sommes dans les années quarante. Les Etats-Unis sont en guerre. Les comics aussi. Le format des strips se réduit, à cause des restrictions de papier. La qualité de l'impression baisse. Dick Tracy, Alley Oop, Buck Rogers, Little Orphan Annie et leurs copains perdent leurs hachures, remplacées par des aplats noirs, plus lisibles. Le clair-obscur de Caniff a démontré qu'on pouvait faire un strip d'ambiance sans user la pointe de ses plumes.

"Daddy", nommé général, est en Chine, avec Wun Way, combattant sans doute aux côtés de Terry et les pirates (Notons ici, avec Wallace Wood, que Terry et les pirates est un curieux nom pour un adolescent). Annie, bombardée "colonel" (avec des guillemets, comme il se doit), récupère le vieux métal et organise les junior commandos, en cassant la figure aux rétifs des mauvais quartiers. Cette guerre, explique-t-elle, est une nouvelle croisade des enfants.

Elle qui n'avait pas de mots assez durs pour fustiger les "tapeurs" professionnels, à présent explique longuement qu'il faut donner tout son argent pour acheter des war stamps. Elle tombe entre les mains d'un imposteur nazi, fait sauter un sous-marin de l'Axe, et sauve l'inventeur Zane que l'infect docteur Eldeen s'apprêtait à faire mourir de faim pour lui voler l'invention d'un explosif surpuissant.

En 46, la bombe atomique, la vraie, remplacera l'explosif du professeur Zane. "Daddy" Warbucks viendra apporter aux kidnappers teutons le puissant Atome qu'ils lui réclament, dans une petite boîte de Pandore, et leur fera sauter à la figure.

Preuve de sa bonne éducation, Annie s'abstient, pendant la durée du conflit, d'ironiser sur la "justesse" des guerre. Elle sait bien, elle l'a souvent répété, qu'en face, on honore également les héros qui luttent contre l'ennemi lâche et cruel. Mais elle ne fait pas de commentaire (ou pas trop).

Nazis et Japonais, évidemment, sont veules, piètres et méchants à souhait. Mais Annie sait distinguer entre "les Allemands" et "les nazis". Vis-à-vis des Japonais, par contre, on tombe dans l'injure raciste, cas unique chez l'auteur, à notre connaissance.

Mais Gray n'arrivait décidément pas à fermer sa grande bouche, et Annie vitupéra aussi Roosevelt et sa femme, devenus des politicards ridicules, le maire Gull et sa femme Gnomy. Ici encore, le syndicate intima l'ordre à Gray de modérer sa diatribe ; les journaux commençaient à se désabonner. Nouvelle polémique. Nouveau scandale.

La guerre se termine et, avec elle, les grandes années du strip.

Dans les années 50, Annie démasquera les communistes. Les sixties la verront tourner en ridicule les contestataires. Ce n'est jamais ennuyeux, mais on a tout de même l'impression que Gray comprend de moins en moins bien le monde. Sa tendance à pontifier n'est plus qu'une façon d'édifier autour de ses idéaux en péril une muraille protectrice. Harold Gray est devenu un (sympathique ?) vieux cornichon. On songe évidemment à l'évolution d'un Al Capp (Li'll Abner), l'un des plus grands satiristes contemporains, dont l'humour dévastateur finit par tourner à l'aigre, parce qu'il avait cessé de comprendre son univers.


Au chien qui rit

ou

les chiens de "Daddy" Warbucks

 

Little Orphan Annie développe au fil des ans une thématique fantastique qui deviendra prépondérante.

Dès l'origine, certains personnages sont dotés de facultés plus qu'humaines. A commencer par Sandy. Chiot vite grandi, Sandy est le seul chien, en dehors des "funny animals" qui soit doté de la capacité de sourire. Il est bien obligé de sourire des lèvres puisque ses yeux sont aussi vides que ceux de sa maîtresse. Une observation impartiale révèle que Sandy arbore sur sa tête de cabot un visage humain qui ressemble beaucoup à celui de "Daddy".

La présence de Sandy est d'autant plus nécessaire qu'Annie est bavarde. Sandy est le public muet du monologue de la fillette. Il est également fort utile pour protéger sa maîtresse.

Accessoirement, Sandy est le diable. En témoigne l'horripilation de Trixie, chaque fois qu'elle essaye de se débarrasser du toutou et qu'il réapparaît, intact et tout sourire, pour la narguer. Annie a un don de se tirer des situations les plus explosives qui l'assimile à un Doc Savage en jupons. Mais chez Sandy, la survie (la résurrection ?) tient carrément du miracle. Sandy est en réalité le premier des inquiétants hommes de main de "Daddy".

S'ajouteront rapidement The Asp et Punjab. The Asp est un exécuteur turc qui frappe comme la foudre (il dit d'ailleurs clairement, à un endroit, qu'il est "la grande faucheuse"). The Asp manifeste une souveraine indifférence à la mort. Il parle aux esprits et, en 1946, il promet à un fantôme d'aller avec lui hanter le château ancestral, si la bagarre tournait mal.

Punjab est un géant hindou capable de terrasser un bataillon d'adversaires. Sa taille augmente encore pendant les années de guerre pour atteindre, en 1943, des proportions dignes de Goliath. Punjab est à l'épreuve des balles, aidé parfois, il est vrai, par une veste en eonite, matériau indestructible qui fait partie des accessoires du strip.

Tels sont ceux qu'on pourrait appeler les chiens de "Daddy" Warbucks. Ils s'entendent du reste fort bien avec Sandy, en qui ils ont reconnu une âme sœur.

Wun Wei, le mandarin chinois, fait partie des fidèles qui gardent leur individualité. Il est un ami dévoué, il n'est pas un serviteur.

 

Le père Noël, Dieu le père et tous les dieux

 

Le goût de Gray pour les mages exotiques se manifestera encore en pleine guerre du Vietnam avec la belle et caniffienne Lily Hu She et son oncle How Kum, représentants tardifs de la sagesse millénaire des Chinois (des Indochinois, en l'occurrence).

Mais dès 1932, le père Noël passait dans le strip et... Dieu le père lui-même, the Great Am, devint un personnage semi-permanent en 1937.

Ce géant à barbe blanche habite au dessus d'une cité souterraine, appartenant à une humanité disparue, et contenant des trésors inestimables. Am est immortel. Quand il visite la grande ville, il se souvient, mi amusé, mi blasé, de Babylone et de Ninive. Il manifeste une divine indifférence aux menées des méchants, qu'il châtie distraitement d'un revers de main. Am est un passe-muraille de premier plan. Mais l'énumération complète de ses facultés prendrait trop de temps.

Am, c'est, en hébreux, le peuple, et encore, en anglais, le sujet parlant, que l'on pourrait traduire par : "je suis celui qui est", ou bien "encore moi", ou autrement : "l'Eternel, Dieu lui-même en personne", c'est à dire Yahvé. Vu la qualité du personnage, on ne s'étonnera pas de ce que la principale étude en anglais sur Little Orphan Annie soit signée par un théologien. (voir ci-dessous la bibliographie.) Comme tous les dieux et toutes les providences, Am raffole de la petite orpheline qu'il tire plus d'un fois d'embarras.

Roman social, roman à thèse, roman d'apprentissage, Little Orphan Annie lorgne donc, de surcroît, vers la métaphysique. Histoire d'aventure et roman financier, le strip n'attendait que l'irruption du merveilleux.

En 1937, arrivent les fantômes, encore qu'on ne les voie pas. En 43, c'est Annie qui joue les fantômes pour faire peur aux nazis. Mais en 1947, Twiffy est un fantôme très visible, du moins pour Annie, recluse avec les Toggle, sur Spook Island. En 1950, apparaît un spectral forty niner (prospecteur de la ruée vers l'or). En 1954, c'est un grenier plein de fantômes chez un magicien. Annie a aussi une passionnante conversation avec un Leprechaun, Leppy.

Ce n'est pas par hasard si ce courant de merveilleux se développe avec les années de guerre. En 1941, la pièce de théâtre "Harvey", de Mary Chase connut un grand succès. Elle met en scène un Pooka, qui ressemble à un grand lapin blanc, et que que le riche toqué Elwood est seul à voir. Elwood est décrit comme un doux dingue, mais la pièce conclut qu'Elwood est plus heureux que le commun des mortels et qu'une guérison serait sa perte. (Un film fut tiré de la pièce, sous le même titre, Elwood étant interprété par James Stewart.)

D'autre part, comment ne pas reconnaître sur Spook Island les troncs noirs et nus du strip Barnaby (par Crockett Johnson), mettant en scène un petit garçon, aux prises avec son parrain-fée, petit bonhomme ailé, incompétent, froussard et hâbleur. Le fantôme Twiffy est un peu le mister O'Malley de la petite orpheline.

 


Une stylistique orpheline

 

On a beaucoup critiqué le dessin de Gray, généralement sans y regarder de près. Un euphémisme commode consistait à parler de l'école expressionniste du Chicago Tribune New York News Syndicate.

Apparu en 1924, Little Orphan Annie ne tient pas compte de l'évolution du strip vers le réalisme, en particulier des innovations d'un Roy Crane. Mais Gray invente des procédés équivalents pour son propre compte.

Les seules influences qu'on lui connaît sont celles de strips frères du CTNYNS, ceux de Gould et Caniff. Encore sont-elles transcendées par sa patte inimitable.

 

Hiératisme

 

La technique de Gray utilise un éventail réduit d'effets. Ses maladresses, il les surmonte en tendant vers une sorte de hiératisme. Al Capp (Li'll Abner) fit un jour remarquer à Rick Marschall que les personnages de Gray avaient tous la vitalité de statues de l'îles de Pâques. Ces personnages montagne apparaissent souvent en plans fixes, faisant ressortir par contraste la spontanéité d'un mouvement dans la dernière case.

Le propre du génie est de simplifier les règles et de se tenir à une façon qui, au public, semble incommode et paradoxale. Ceci explique que les grands créateurs soient souvent si peu de leur temps. Ils évoluent selon leur temps propre. Le graveur Blake, dont l'obsession à repasser dans ses traces était considéré par Chesterton comme un signe de folie, n'eut aucun succès de son temps. En pleine époque des Lumières, il dessinait des allégories dans le style roidi des statues des cathédrales. Le cinéaste David Wark Griffith "tomba" progressivement hors de son temps en restant fidèle à l'Amérique d'avant 14, à ses femmes-enfants et ses femmes-fleurs. Son cinéma était, en 1930, devenu inacceptable par la masse. Gray au contraire, sans modifier son style de façon sensible, eut la chance de rester extrêmement populaire jusqu'à sa fin, en 1968.

 

Un strip fossile

 

Dans les décennies qui suivirent la guerre, Little Orphan Annie représenta, sur la pages des comics, une enclave du strip des années 30. Il y avait beau temps que Roy Crane (Buz Sawyer) avait renoncé aux hachures, au profit d'un trait franc et et d'aplats noirs. Frank King (Gasoline Alley) avait, de mystérieuse façon, modernisé son style. Le Mickey Mouse de Gottfredson était devenu aussi patatoïde (et donc moderne) qu'il avait été saucissonesque (et donc suranné). Même l'increvable Alley Oop fit progressivement des économies de hachures et simplifia son trait.

Annie restait "telle qu'en elle-même...", ou plutôt, son évolution était l'évolution naturelle du style de l'auteur. Elle se passait de toute influence extérieure, même inconsciente, et on a un peu l'impression que l'auteur avait renoncé même à lire les autres strips du CTNYNS, et même qu'il ne lisait plus du tout, sauf Dickens et son journal - mais le journal, il ne le lisait pas, à vrai dire, il le regardait fixement.

Ironie du destin, ce qu'il existe de plus proche, dans les années 60, de ce strip fossile, c'est l'école underground, inspirée des grands cartoonists des années 30. Le dessin de Crumb, en particulier, lorgne tant du côté de Harold Gray (pour le hachurage) que de Sidney Smith, l'auteur des Gumps, (pour les personnages).

Le strip de Gray, devenu réactionnaire (au sens propre du mot) connut donc sa postérité paradoxale dans la nouvelle vague.

 

Un primitif

 

Que Gray ne soit pas un virtuose du dessin, est une évidence. Mais il convient de nuancer l'idée selon laquelle son dessin serait maladroit.

L'examen révèle que l'auteur utilise une grammaire des formes réduite, mais parfaitement correcte. Sa représentation du corps humain est globalement juste. Les déformations, quand elles existent, tiennent à un effet de style. Ce qui, dans les silhouettes de Gray, nous paraît maladroit provient souvent de la mode de l'époque, et de la façon dont elle contraint la forme humaine. Ces messieurs des années 20, à la chemise qui blouse et au col fermé par un bouton de laiton sont d'époque. Aussi ces femmes en forme de potiche, aux jupes entravée. L'absence de cou chez les femmes, pendant les années 30 est également fort bien observée, il suffit de voir un film du temps pour s'en rendre compte.

Un critique mal intentionné relèvera probablement l'inaptitude de Gray à dessiner des enfants. De fait, ils ressemblent soit à des adultes en miniature, soit à de petits bossus. En une sorte de plaisanterie à son propre usage, Gray insiste, en 1942, sur le fait que le nain Panda passe partout pour un enfant. C'est, dans le strip, inévitable, puisque Gray dessine les enfants comme des nains !

Gray travaille volontiers d'après croquis. Telle case d'Annie, saisie en pleine cueillette de fraises, fait un petit tableau plein de fraîcheur. Et sa représentation du corps en mouvement (essentielle en BD), dans sa lourdeur un peu naïve, impressionnera favorablement un artiste compétent.

Comme Chester Gould, Gray maîtrise imparfaitement la perspective et les proportions des objets lointains. Il est perdu aussi dans une case de grandes dimensions. Le strip, (pas seulement celui de Gray) n'a jamais été à l'aise, il faut bien l'admettre, dans les surfaces étendues.

Tributaire du cadrage des bandes "comique", Gray campe ses personnages en plan américain ou en plan d'ensemble. Annie ne connaîtra jamais le gros plan.

Enfin, Gray n'emploie pas d'onomatopées. Ce sont les personnages qui, le cas échéant, répètent les bruits qu'ils entendent.

 

L'abrégé des merveilles

 

Le lecteur moderne trouvera peut-être que graphiquement, la petite orpheline n'est pas des plus réussies. Ses traits caractéristiques sont des cheveux frisés et une robe de lainage. Hâtons-nous de préciser que cette simplicité est voulue.

L'unité minimale d'un strip, selon Gray, c'est la case. Au delà, apparaissent des effets de redondance (ne serait-ce que la répétition du personnage). En deçà, on perd des éléments d'information.

Le personnage isolé de sa case est à peine reconnaissable. Bulle, contour de case, fond de case sont des éléments de la ressemblance d'Annie, au même titre que les traits qui servent à la dessiner. Il en va de même pour beaucoup de personnages des années 20 et 30. Proprement découpées et collées sur une feuille, leurs têtes deviennent difficilement identifiables.

Raymond Queneau admirait la puissance d'évocation d'un alexandrin isolé ou d'une photo de film, et s'étonnait qu'elle fût absente d'une photo de théâtre. Dans le strip, celui de Gray en particulier, cette capacité de citation est maximale. Une case d'un strip les résume toutes, donnant infiniment plus d'information sur l'ensemble de la séquence que ne le ferait une page défaite d'un roman. Chaque vignette de Gray est l'abrégé de son œuvre.

 

Sur-cécité

 

La trouvaille graphique de Gray, ce sont les yeux vides dont il dote son orpheline. Hérités des Gumps, sur lesquels Gray a travaillé, ils ont la fonction du masque de la tragédie antique et sont supposés permettre au lecteur de lire sur le visage de l'orpheline l'expression de son choix. Gray joue sur la gestuelle (ou la pantomime), le montage (l'opposition des cases) ou quelque autre élément pour doter son personnage d'expression.

Les yeux caves emblématisent aussi l'absence d'âge d'Annie et son inquiétante étrangeté. Comme le dit Miss Trick : "those eyes !" (Brrr...)

Gray, las des critiques, a tenté de donner des pupilles à Annie, en 47. Quoique discrètes, elles font d'Annie une espèce de louchonne, et l'auteur y a sagement renoncé.

Les décors eux-mêmes tiennent de cette vision à yeux blancs, de cette sur-cécité. Il y a, chez Gray, un blanchissement qui n'est pas un effet de réalisme, mais, tout au contraire, la reconnaissance du caractère conventionnel de la représentation. Ainsi, les pages des journaux que lit Annie restent blanches. On ne peut représenter, en abîme, l'imprimé dans l'imprimé.

La convention des décors se dénote aussi par les vastes zones hachurées, qui signifient à peu près : Ceci est un dessin. Ces hachures d'ameublement se confondent avec la "surface d'inscription", en particulier avec les hachures qui entourent les ballons.

 


Temporalité et économie narrative dans Little Orphan Annie

 

Annie au jour le jour

 

Little Orphan Annie est un strip en "temps réel". L'action des quatre cases se passe le jour de la parution, définissant un au-delà du strip, où les personnages continuent à vivre dans l'intervalle de la parution.

Le "temps réel" ne joue pas pour les année. Annie ne vieillit pas, ou, plutôt, son âge évolue par plateaux, par l'évolution du style. Fillette vêtue d'organdi en 1924, petite boulotte en robe de lainage dans les thirties, quasi adolescente des forties, elle est moins réussie après, devenue une sorte de lutin sans âge. (Rappelons qu'Annie a la sagesse "d'un million d'années".)

Tout différent est Gasoline Alley de Frank King, autre strip se passant "au jour le jour", mais où les personnages vieillissent "normalement". Skeezix sera suivi à travers tous les âges de la vie, du berceau à la vieillesse.

On imagine les difficultés techniques du dispositif de Gray. Dans les années trente, l'auteur s'excuse, dans un encadré, quand le strip suit la scène de la veille. "Aujourd'hui, Annie poursuit la conversation d'hier". Ou du moins, il se croit tenu à un "quelques minutes plus tard" en tête du strip. Gray se libère de sa convention dans les années quarante et il n'est pas rare, alors, de voir une même scène continuer toute la semaine.

 

Actions et réactions

 

Chez Gray, narrateur économe, l'action est à peine vue et souvent suggérée par métonymie (un nuage de fumée pour le coup de pistolet. Deux pieds qui dépassent derrière un fauteuil pour un cadavre).

Dans sa grande période, les années 30, Gray excelle à alourdir l'atmosphère, de jour en jour. La menace qui pèse sur l'usine d'Eon, la séquestration d'Annie chez Axel ou chez Tidnab, montent crescendo vers leur résolution.

Mais le plus souvent, comme dans les romans de Virginia Woolf, on nous offre les moments où il ne se passe rien, manière qui, soit dit en passant, suffit à établir Gray comme un maître romancier. En gros, Annie fait la vaisselle ou parle au jardinier en commentant les derniers événements.

On aurait tort de croire le strip improvisé au jour le jour. A l'instar de cet autre grand "plotter", Harold Foster (Prince Valiant), Harold Gray se lance dans de grands cycles, mûrement médités. On le prend rarement en défaut.

En 1937, cependant, ni Snorty ni l'auteur ne savent au juste pourquoi ils épargnent la vie d'Annie. Le prétexte n'est trouvé que quelques jours après : Annie servira d'appât pour cambrioler un richard qui a un faible pour les enfants. Et les méchants de se congratuler : Alors, tu la gardais pour ce genre d'occasion, malin, hein !

 

La malédiction des lecteurs du dimanche

 

La répartition de la même histoire entre strips et sunday pages devient régulière en 1932. Elle est très progressive, puisqu'au début, en principe, il ne se passe rien le dimanche. Annie va jouer.

Il arrive aussi que les personnages changent de lieu, transformant la planche dominicale en un strip dans le strip. Annie dit au revoir à la ville et à ses lecteurs quotidiens dans la dernière case du strip du samedi et leur donne rendez-vous dans le strip du lundi. Le dimanche la retrouve à sa résidence de campagne.

N'était la dernière case du strip du samedi, et la première de celui du lundi, ces aventures dominicales pourraient très bien être considérées comme des histoires autonomes.

Puis, au bout d'un moment, la continuité devient effective, et l'action proprement dite progresse le dimanche comme en semaine.

Il faut, cependant, que chaque série reste lisible dans les deux formes indépendamment, car bien des journaux ne paraissent pas le dimanche et ne publient dont pas la planche dominicale. A l'inverse, il y a des gens, les enfants, par exemple, qui ne lisent les comics que dans les suppléments dominicaux en couleur.

En réalité, le tour de force est moins grand qu'il n'y paraît.

Raccrocher le daily strip à la page dominicale n'est pas trop difficile, encore qu'un peu cavalier. Selon le mot de Georges Wolinski (à propos de Dick Tracy) : "Les personnages adorent raconter le lundi ce qu'ils ont fait le dimanche". C'est leur façon d'informer les lecteurs du daily strip qui n'ont pas lu la planche en couleur.

A l'occasion, Gould se fend d'un panneau pour situer le contexte (en particulier quand le strip du lundi se ressent des effets du dimanche, c'est à dire quand on n'a pas encore fait le ménage dans les débris de l'explosion).

Pour les lecteurs du dimanche, qui ignorent le daily strip et ne connaissent que les planches, la question est plus difficile, parce qu'ils ont six strips de quatre cases à rattraper, répartis, dans la fiction comme dans la réalité, sur une semaine.

Jusque tard dans les années 30,une rapide exposition, dans les deux premières cases, des personnages et de leur intention suffit à mettre au courant le lecteur, de dimanche en dimanche.

Les détails de l'intrigue, on s'en passe d'autant plus volontiers que le lecteur régulier lui-même les oublie de semaine en semaine, sauf s'il a la prudence de découper le strip, de le coller dans son scrap-book et d'y recourir de temps en temps pour se rafraîchir la mémoire.

Dans les années quarante, l'affaire devient épineuse. En théorie, l'action éclate le dimanche, où elle dispose de douze cases d'un coup, et pendant la semaine, on en parle, on se prépare, on fait, autant que possible, monter la tension. (Le dispositif est rigoureusement le même pour Dick Tracy et Terry et les Pirates, les strips frères du CTNYNS).

Nolens volens, l'auteur est dès lors contraint de raconter l'histoire deux fois, dans les strips et dans les planches. Le Dick Tracy de Chester Gould éleva - avec quel talent - ces redites au rang d'effet de style. Le génie de Caniff nous valut parfois une solution différente. Trichant habilement avec son lecteur, il lui arrivait de découper l'action dominicale dans l'ensemble de l'histoire. Les planches du dimanche s'en tenaient à une intrigue simplifiée, faite de morceaux isolés dans la continuité de la semaine. Certains personnages secondaires étaient laissés en dehors des planches du dimanche, certaines détails mineurs de l'intrigue oubliés. Parfois même, on faisait croire au lecteur dominical qu'il lisait la suite de la scène du dimanche précédent, alors que les personnages avaient fait mille chose avant de se retrouver au même point.

Gray reprendra avec bonheur le procédé de Chester Gould et, sporadiquement, celui de Caniff. Mais il semble penser surtout que les gens qui ne lisent pas le journal le dimanche ne sont pas tellement privés, et choisit bien souvent de ne pas montrer l'action du tout, ou de la montrer de loin. Comme dans la tragédie classique, on raconte volontiers les événements au lieu de les montrer.

 

Harry Morgan

 


Bibliographie

 

Reprints

Cupples and Leon republiaient les daily strip de Little Orphan Annie en albums carrés, en coupant les sunday pages et en ôtant les strips qui intégraient l'histoire dans la continuité générale (on coupait "Daddy" quand il n'intervenait pas dans l'histoire, mais s'ennuyait d'Annie du fond d'une jungle). De la sorte, les petites livres de Cupples et Leon enfermaient Annie dans le microcosme.

On trouvera le reprint de deux de ces ouvrages, dans un volume (devenu deux volumes) des éditions Dover : Little Orphan Annie (une séquence datant du début du strip, vers 1925) et Little Orphan Annie in Cosmic City (des strips de 1932).

(Aux éditions Dover, il existe aussi : Little Orphan Annie in the Great Depression (une collection originale, semble-t-il, de 231 strips de 1931).)

Dans Nemo numéro 8 on lira le contenu du volume de Cupples and Leon Little Orphan Annie Bucking the World.

Heureuse surprise, à partir de 2000, le Pacific Comics Club a republié les Cupples and Leon, sous couverture souple, soit

• 1. Little Orphan Annie The Sentence (les strips de 1925 déjà parus en Dover),

• 2. Little Orphan Annie in the Circus,

• 3. The Haunted House,

• 4. Bucking the World (déjà paru dans Nemo n° 8),

• 5. Never Say Die,

• 6. Shipwrecked, dont voici une brève analyse,

• 7. A Willing Helper,

• 8. In Cosmic City (correspondant aux strips de 1932 déjà parus en Dover sous le titre Little Orphan annie in the Great Depression),

• 9. Little Orphan Annie And Uncle Dan.

Après quoi Pacific Comics compléta les trous dans la série des Cupples and Leon, dans le même format, fabriquant pour ainsi dire de "vrais faux" reprints de Cupples and Leon. Les titres parus sont un "premier" volume, Little Orphan Annie The Early Adventures (les trois premiers mois de 1925, venant donc AVANT le premier "vrai" Cupples and Leon, Little Orphan Annie), The Dreamer (des strips de 1926 qui précèdent In The Circus), Daddy (qui suit In the Circus). The Hobo, et Rich Man, Poor Man (strips de 1927), s'insèrent avant The Haunted House. The Little Worker, The Business of Giving, suivent The Haunted House. Entre Never Say Die et Shipwrecked, On trouvera This Surprising World, The Pro and the Con, et The Man of Mystery.

Il faut prendre "suit" ou "précède" au sens très large. Voulant publier des suites complètes, alors que les "vrais" Cupples and Leon sont des anthologies, cette seconde série de "vrais faux" reprend éventuellement AU MILIEU des "vrais" Cupples and Leon. Le "vrai faux" volume This Surprising World reprend ainsi le "vrai" volume Never Say Die quelque part entre la page 48 et la page 49 et le poursuit, mais en ne manquant aucun strip.

Tout cela est confus, contradictoire, frustrant, assorti de préfaces mal écrites qui n'expliquent rien et qui promettent des choses qui n'arrivent pas (les "vrais faux" Cupples and Leon sont censés contenir les sunday pages quand elles poursuivent le récit, mais elles n'y sont pas). Ceci étant, en gros, on peut lire Little Orphan Annie de sa deuxième année d'existence, 1925, jusqu'au début des années 1930.

Mais la bible des amateurs fut et reste le volume géant : Arf ! the life and hard times of Little Orphan Annie, 1935-1945, Arlington House, 1970. Sans les sunday pages et avec de nombreuses lacunes, le volume souffre d'une laide couverture et d'une "introduction" nauséabonde d'Al Capp. Ceci dit, c'est une mine, une merveille, un livre à emmener sur une île déserte, parce que la reproduction est bonne et parce qu'on peut prendre connaissance d'une dizaine d'années de Little Orphan Annie.

Enfin, en ce qui concerne l'édition scientifique, Rick Marschall a republié Little Orphan Annie, strips et sunday pages, dans la série The Nemo Bookshelf, chez Fantagraphic Books, d'après les archives de Gray lui-même. Il a commencé par l'année 1931 (en 1987). Edition en tous points admirables, complète, lisible, peu chère, que nous ne saurions trop recommander. Le volume 2 est consacré à l'année 1932 (Little Orphan Annie à Cosmic City). Les volumes 3 (1933), 4 (1934) et 5 (1935) sont parus, mais il n'y a pas eu de suite. Le volume 5 souffre d'un défaut de fabrication. Les strips sont décalés par rapport à la planche du dimanche. Il faut, pour avoir la continuité, lire la planche puis le strip qui la précède immédiatement. C'est malheureusement le genre d'erreurs qui coûtent cher et il n'y aura jamais de volume 6.

On trouve encore des strips de 1945-46 dans la collection The Best of the Tribune Co, n. 4, chez Dragon Lady Press.

 

Etudes

 

Pas d'études en français à notre connaissance à part les nôtres. Notre article dans les Cahiers de la bande dessinée, n. 79, janv. 1988. Notre autre étude dans Bulles en noir : la Ville dans la BD Polar, Rencontres de Gadagne, 2005, Musée Gadagne de Lyon, 1, place du Petit Collège, 69005 LYON.

Dans les ouvrages sur la BD destinés au grand public, les notules sont souvent de parti pris et parfois franchement grotesques, on en a eu un aperçu en tête de ces pages.

Les index des ouvrages spécialisés renvoient fréquemment à l'autre orpheline prénommée Annie, Little Annie Rooney, oeuvrette assez médiocre mais qui eut un certain succès chez nous. Elle fit notamment les grandes heures du Journal de Mickey, avant et après-guerre, où elle eut d'ailleurs des ennuis avec la si sympathique Commission de surveillance, chargée d'éradiquer la BD en France - et non, ce n'est pas une « légende tenace », nous pouvons le prouver !

Il existe un volume de Little Annie Rooney - un peu cher pour des photocopies d'un album de la Jeunesse Joyeuse - dans la collection Copyright, chez Futuropolis.

En américain, magistrale étude systématique, dans Nemo n° 8 (août 1984) de Kenneth Barker, théologien protestant. Le même numéro offre une étude formelle, signée de Donald Phelps et un remarquable article sur Gray, signé de Harry McCracken.


Liens

 

Vous pouvez lire tous les jours Little Orphan Annie sur le site du Chicago Tribune Syndicate.

Il existe une page célébrant les 75 ans d'Annie, avec un bref historique, reprenant quelques strips célèbres. Rien de très exaltant, et beaucoup de publicités.


Annie on stage

 

Annie était aussi connue par les feuilletons radios, sponsorisés par Ovaltine, que par le strip. Notre ami Bernard Joubert nous fait observer que la célèbre chanson du générique ("Who's that little chatterbox...") ressemble beaucoup à "Roses Rouges", tiré de l'opérette romantique Monsieur Beaucaire, musique de André Messager. Plagiat ?

Annie eut les honneurs d'une comédie musicale de Broadway ; générale en avril 1977, dernière le 2 janvier 1983, après 2377 représentations. La pièce obtint le Tony Award.

"Annie" était créé par Mike Nichols, produit par Irwin Meyer, Stephen R. Friedmann et Lewis Allen. Le livret était de Thomas Meehan, les textes de Martin Charnin, la musique de Charles Strouse ; la chanson vedette : fut "tomorrow !" ("l'avantage avec demain, c'est qu'il n'est jamais éloigné que d'un jour"). Il y eut cinq Annie, de Andrea McArdle à Dorothy Loudon (les fillettes grandissaient et il fallait les remplacer).

Le musical devint un film de John Huston. "Une petite orpheline dont personne ne veut... rencontre un milliardaire mal-aimé... et leur vie ne sera plus qu'un merveilleux lendemain plein de soleil" (Ce volapük tente évidemment de résumer l'esprit de la chanson "Tomorrow").

Le film de Huston est un Columbia film de 1982, une production Ray Stark, avec Albert Finney, Carol Burnett, Bernadette Peters, Ann Reinking, Tim Curry, et. al.

La novelisation fut publiée la même année chez J'ai Lu. On trouva aussi un hideux illustré (aucun rapport avec le strip de Gray) dont nous préférons ne rien dire.

Sandy, le terrier de la comédie musicale, est mort en août 90, à l'âge de seize ans. Il avait été, comme son modèle du strip, un chiot maltraité et avait failli être euthanasié dans un chenil.

Une deuxième comédie musicale, "Annie 2 : Miss Hannigan's Revenge" - du nom de la terrible mégère qui persécute l'orpheline - connut une carrière plus contrastée et une révision hâtive entre une clôture anticipée le 20 janvier 1990, à l'opéra du Kennedy center de Washington, où on la testait (ce qui fit capoter le lancement à Broadway), et un nouvel essai à l'Opera de Goodspeed, Connecticut, durant l'été 1990.

Annie 2 eut ainsi le privilège douteux d'être la comédie musicale de Broadway la plus chère qui ait fermé ses portes pendant les "essais" hors de la ville.

 


Annie et Omaha the Cat Dancer

Par J-P Jennequin

On ne peut qu'être frappé par les ressemblances de Little Orphan Annie avec Omaha the Cat dancer, de Reed Waller et Kate Worley.

-Les deux séries sont d'interminables soap-operas, où une intrigue se conclut quand une autre commence.

-Les héroïnes n'ont ni passé ni nom de famille et s'attirent rapidement la sympathie de tous ceux qu'elles rencontrent (ou plutôt, elles rencontrent rapidement des gens sympathiques), en se faisant, tout aussi rapidement des ennemis des "méchants".

-Les auteurs utilisent le strip pour transmettre leurs idées sur la société et les mœurs. Tout comme Harold Gray, Waller et Worley nous présentent un modèle de société. Ils peignent souvent le monde tel qu'ils voudraient qu'il soit, et non tel qu'il est en réalité.

-Le thème de l'errance, cher à Annie, revient régulièrement dans Omaha. Celle-ci est obligée de quitter Mipple City (Minneapolis) à la fin de sa première aventure. On la voit débarquer à San Francisco, puis se faire enlever (situation très Annie) par le père de Chuck, Charlie, qui la retient dans sa maison de San Pedro. Le père mort, les deux jeunes gens reviennent à Mipple City pour s'y établir.

Mais récemment, Omaha a quitté Chuck et est partie se cacher dans une petite ville où elle commence déjà à se faire des amis

L'image de la small town américaine, sans être aussi noire que chez Gray, n'est cependant pas toute rose chez Waller et Worley : hypocrisie, esprit de clocher, médisance, préjugés...

-Les deux bandes sont riches en dialogues. Dans l'une comme dans l'autre, l'action avance le plus souvent par des conversations entre les personnages.

-Les deux séries regorgent de personnages secondaires. Dans Annie, leurs noms les définissent ; dans Omaha, c'est leur espèce animale.

-Tout comme Annie, Omaha a son riche sugar "Daddy", Chuck (fils de millionnaire et millionnaire lui-même à la mort de son père). C'est en somme un "Daddy" Warbucks doté du même âge que l'héroïne, ce qui permet la consommation charnelle de leur relation.

-La politique, les gangsters mais aussi les difficultés pour survivre au jour le jour font partie des thèmes des deux séries.

-Les deux héroïnes sont rousses ! difficile à savoir dans une bande en noir et blanc comme Omaha, mais Waller et Worley ont vendu la mèche dans un récent numéro.

 


(La première version, beaucoup plus maigre, de ce magnifique dossier est parue dans Le Gentleman de la nuit n° 3)