Notes pour servir à l'histoire des littératures dessinées


Narrativité et réflexivité

Les couvertures de Norman Rockwell pour le Saturday Evening Post

par Harry Morgan


Si l'on accepte la notion d'image narrative, il faut faire une place, dans les littératures dessinées, au cartoon, au daily panel, à l'image unique qui raconte un récit. Il y a donc, à côté de l'histoire en images, une histoire en image (au singulier), qui est narrative, mais qui n'est pas séquentielle. Les littératures dessinées se subdivisent en récits par images multiples (bande dessinée, cycle de dessins), et en récits par image unique (cartoon oudaily panel). Ceci permet de mettre fin à l'embarras des théoriciens qui voient bien que le panel et le strip sont cousins (ils sont publiés sur la même page dans les quotidiens), mais qui relèvent à juste titre qu'un daily panel n'est pas de la bande dessinée.

Une image isolée est narrative quand elle contient des relations de type avant/après ou cause/conséquence (et leurs équivalents dans la fiction, crime/châtiment, danger/sauvetage, épreuve/récompense, etc.). Ces phases peuvent être représentées toutes dans l'image. Dans une célèbre case du Trésor de Rackham le rouge, dont Hergé se déclarait particulièrement satisfait, toutes les phases d'un accostage sont représentées, le fond de case étant l'« avant », le premier plan l'« après ». Navire à l'ancre, canot atterrissant, Haddock posant le pied sur l'île se succèdent donc chronologiquement. Mais il arrive aussi que l'avant ou l'après, ou les deux, soient signalés par des inférences. Le lecteur reconstitue fréquemment l'avant par ce que dit le personnage et par le contexte. « Merde, à la fin ! C'était un client régulier », dit le barman au client crocodile dans un cartoon de Barsotti (New Yorker, 10 juil. 2000, p. 36). Le lecteur comprend que le crocodile a mangé le client dont ne restent que les lunettes sur le comptoir. Toute l'évolution du cartoon a d'ailleurs consisté à supprimer ce qui était, par exemple dans le Punch victorien un dialogue comique, pour ne garder que la dernière réplique.

Des exemples pittoresques d'images narratives isolées sont fournis par les couvertures de Norman Rockwell pour le Saturday Evening Post. Rockwell ne se définissait pas comme un peintre, mais comme un illustrateur. La règle du jeu de toutes ses toiles est que l'image doit contenir tous les éléments permettant d'expliquer ce qu'on voit. Rien ne doit être sous-entendu ou laissé dans le vague. Dans The Flirts, un camionneur à la Oliver Hardy effeuille la marguerite, sous l'œil d'un comparse qui ressemble à Stan Laurel, pour une belle dont la décapotable est rangée à côté de son camion. Un reflet dans le rétroviseur du camion nous montre que cette brève rencontre a lieu à un feu rouge. Cela revient à intégrer dans l'image les relations de type avant/après ou cause/conséquence. Le récit est donc le suivant : profitant de ce qu'ils sont arrêtés côte à côte à un feu rouge, un camionneur à la Oliver Hardy flirte avec une jolie conductrice. A propos de Girl at the Mirror, où une fillette au seuil de l'adolescence, vêtue seulement de sa combinaison, se contemple dans la glace avec mélancolie après une tentative d'application de rouge à lèvre, Peter Schjeldahl écrit avec dégoût (New Yorker, 22 novembre 1999, p. 193) : « Pourquoi, grand Dieu, faut-il qu'elle ait une saloperie de magazine de cinéma sur les genoux ? » Schjeldahl comprend parfaitement la logique narrative de Rockwell, mais le recours à des procédés tels que le magazine de cinéma (où on voit une photo de Joan Crawford) ou la poupée rejetée dans un coin (qui symbolise la fin de l'enfance) écarte pour lui le tableau de la peinture « sérieuse » et le ramène dans le domaine de l'illustration, c'est-à-dire de l'art populaire. On peut supposer que, sans le magazine de cinéma et la poupée, la toile, qui est de l'avis général l'une des plus belles de Rockwell, acquérerait le mystère d'une toile de Whistler ou de Sargent. Il est en effet parfaitement légitime, en histoire de l'art, de considérer un tableau comme une étude psychologique, mais à condition que le message ne soit pas « vendu » d'avance, c'est-à-dire qu'il reste une part d'incertitude.

C'est donc sa nature d'image narrative qui exclut Rockwell de la peinture sérieuse (y compris à ses propres yeux) et non une qualité quelconque de sa peinture, même si certains critiques semblent dire que Rockwell n'est pas un peintre parce que ses toiles sont bien peintes et que les gens les aiment.

Les couvertures de Rockwell appartiennent donc à la littérature peinte, cousine de la littérature dessinée (rappelons que Hogarth a peint The Rake's Progress avant de le graver - les tableaux servaient de publicité pour les gravures - et qu'il appelait ses cycles de dessins des « romans en peinture »).

A cause de leur nature de littérature peinte, les couvertures de Rockwell présentent certaines caractéristiques, non seulement dans la thématique, mais aussi dans la structure.

On a constamment relevé l'optimisme de la peinture de Rockwell (ses grands thèmes sont le farniente, l'enfance, la musique, le retour à la maison) et la fidélité du reflet de la société, que ce soit dans les activités typiques (le match de base-ball, le départ pour la messe, la représentation théâtrale par une troupe d'amateurs) ou les rites de passage (le choix de la robe pour le bal des débutantes). Une pareille thématique a des rapports évidents avec la littérature dessinée nord-américaine, en particulier celle de la section de BD des quotidiens (strip et panel).

Plus fondamentalement, la littérature peinte de Rockwell partage avec la littérature dessinée une qualité bien mise en évidence par Groensteen ( « bandes désignées », Conséquences, n° 13/14), qui est la réflexivité, c'est-à-dire la faculté de se réfléchir soi-même. Groensteen en distingue cinq modalités : l'objectivation du code (une BD fait référence aux institutions de la BD), le travestissement du code (le code est donné pour ce qu'il n'est pas : Achille Talon gonfle une bulle comme un ballon d'enfant), la dénudation du code (l'image se donne pour dessinée, le personnage explique comment on imprime une BD, etc.), la métaphorisation du code (le cube d'Urbicande métaphorise les cases de la BD) et l'égospection du code (le lecteur apparaît). Il faut préciser que, contrairement à ce que prétendent les sémiologues, grands pourfendeurs du récit, censé abuser le bon peuple à des fins inavouables, la réflexivité, ou l'auto-référentialité, n'a pas pour effet de mettre fin à l'illusion référentielle : loin de désigner la fiction comme fausse, la réflexivité la conforte au contraire. (Par exemple, si l'auteur lui-même figure dans son dessin, on ne peut plus douter de la réalité de celui-ci.)

La peinture de Rockwell, dès qu'il eut dépassé le stade des père Noël joviaux, c'est-à-dire dès le milieu des années 1920, est traversée par une interrogation constante sur le réel et sa représentation - c'est-à-dire par la réflexivité -, dont la figure rhétorique est la mise en abîme (que Groensteen classerait dans l'objectivation du code) : on voit un peintre d'enseignes dans Sign Painter, un peintre de publicité, son équivalent moderne, dans Billboard Painter, Rockwell réfléchissant à une peinture de couverture du Saturday Evening Post (!) dans Blank Canvas (qui appartient donc aussi à la dénudation du code, puisqu'on explique comment on fait une couverture du Post), l'art du vitrail dans Stained Glass. Ce discours sur la peinture est donc, entre autre, un discours sur la matérialité de la peinture, la plasticité, ce qui signifie que Rockwell, non content d'être un grand peintre narratif, est aussi un grand critique. Il n'existe pas, à notre connaissance, d'œuvre picturale qui cite aussi constamment et aussi abondamment l'ensemble de l'histoire de la peinture, implicitement (Saying Grace est une citation du Bénédicité de Chardin) ou explicitement (le faux Pollock de The Connoisseur ; Rosie the Riveter, basée sur le prophète Isaïe de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange).

La peinture dans la peinture peut ne pas être le sujet principal. Dans April Showers, la peintre du dimanche chassée par la pluie représente littéralement le beau temps chassé par l'ondée, et le beau temps est conservé comme sur une photo sur l'esquisse que vient de brosser l'artiste, l'ondée étant quant à elle inscrite dans un cercle au fond de l'image, ce qui contribue à en faire également une icône. Dans Vote for Casey, le candidat qui s'est fait battre à plate couture s'effondre devant sa propre affiche dont le sourire confiant se vide de sens sous nos yeux. A droite, son équipe dégoûtée disparaît par la porte (illustrant littéralement une expression américaine : they walk out on him).

L'illusion peut aussi utiliser d'autres supports que pictural. Dès 1919, un petit-fils fait la caricature de son grand-père sous la forme d'un bonhomme de neige, à la grande joie du modèle (Gramps Encounters Gramps). Dans Busts, un homme tient deux bustes sur ses genoux comme si c'étaient ses enfants, et paraît être en conversation avec eux. De tels procédés ressortissent à ce que Groensteen appelle la métaphorisation du code (le bonhomme de neige et les bustes sont des métaphores).

L'illusion concerne parfois des êtres de chair et de sang : une femme se transforme en Elizabéthaine pour une séance de théâtre dans une grange (Summer Stock). Un enfant surprend le père Noël en civil (Santa on a Train), un autre découvre le costume paternel de Père Noël (Bottom Drawer). Dans le touchant Playbill, Rockwell joue sur le fait que les salle de spectacle conservent un peu de leur magie même après que les lumières sont rallumées. Deux femmes de ménage, âgées et usées par les durs travaux, s'arrêtent un moment de nettoyer le théâtre vide et lisent un programme en rêvant elles aussi à la grâce aérienne du ballet.

La mise en abîme - modalité principale de la réflexivité - rend l'image ambiguë. Il peut s'agir d'un simple trompe-l'œil. Dans Double Take, on croit voir le buste d'une lectrice du Saturday Evening Post, mais c'est en réalité la couverture de la revue qu'elle tient ouverte qui lui donne sa tête et on comprend à deuxième vue que cette femme sophistiquée n'a rien faire sur le corps de cette écolière. Dans Portrait un ouvrier s'est encadré lui-même, en promenant un cadre vide à travers un musée. Dans The Prom Dress une jeune fille au miroir, en jeans, chaussettes et chemise de flanelle tient devant elle sa robe de bal, pour juger de l'effet. Son reflet dans la glace la montre donc vêtue de sa belle robe. Mais le plus souvent on retrouve la figure de l'oxymore, c'est-à-dire que la représentation construite en abîme est donnée à la fois pour vraie et pour fausse. On décèle ici, au-delà de la réflexivité, l'économie de la fantasy, l'une des modalités du fantastique, si fréquente dans les littératures dessinées : dans la fantasy, réel et imaginaire sont tous deux vrais et présentés dans leur contradiction. Dans Statue of Liberty, la statue de Bartholdi est simultanément renvoyée à sa monumentalité (il s'agit seulement d'un très grand édifice de fer et de pierre, sur lequel travaillent des peintres) et installée dans sa nature allégorique : les hommes sont semblables à des Lilliputiens escaladant avec des cordes et des échelles ce nouveau Gulliver. On note d'autre part qu'ils redorent sa flamme, ce qui donne au tableau un sens symbolique très fort (dans Man Painting Flagpole, c'est l'aigle américain que redorait le peintre). Les personnages des tableaux sont vivants eux aussi (comme dans les BD) et participent à l'action. Dans la belle couverture de nouvel an pour 1944, la fiancée du GI Willie Gillis n'a pas attendu minuit pour se mettre au lit et elle s'est endormie en relisant les lettres de son fiancé. Mais les photos de Willie, au mur, s'animent et veillent sur son sommeil. Dans Fire, le pompier peint renifle le cigare mal éteint.

Le principe des deux réalités distinctes triomphe dans les faux tableaux. Le lion qui louche de sa cage vers le sandwich du gardien de zoo (Feeding Time), exactement comme les personnages des tableaux, est pourtant un lion en chair et en os ; l'autre espace dans lequel il se trouve n'est pas métaphorique, mais celui, bien réel de la cage : et c'est seulement la fragile protection du grillage qui sépare les deux mondes. Le procédé est repris dans University Club. Les vieux professeurs, dans leur club étouffant à l'angle de la 5e avenue et de la 54e rue, observent l'idylle printanière entre un marin et jeune femme, dont ne les sépare qu'une vitre, mais ils en sont aussi éloignés, dans leur bâtiment en pierre de taille, que s'ils se trouvaient dans un autre monde.

Chez Rockwell, comme dans les littératures dessinées, les animaux, qu'ils soient des jouets (les peluches) ou vivants (chiens, chats, lapins) sont anthropomorphisés. Même quand ils ne sont pas des funny animals, il faut lire leurs réactions comme s'il s'agissait de personnes. Les animaux offrent une sympathie détachée (les chiens posent souvent le museau sur la cuisse de leur maître, équivalent canin d'un main sur l'épaule) ou dorment, tout simplement, ce qui montre que les soucis de leurs maîtres n'en sont pas, de leur point de vue. Les animaux représentent de plus la nature, c'est-à-dire qu'ils sont à la fois parfaitement affranchis et parfaitement innocents. La chatte dans The Facts of Life a fait le tour de la question, en ce qui concerne les choses de la vie, puisqu'elle a une portée de chatons, et elle peut donc dormir en paix, abritée de l'angoisse sexuelle qui est le douteux privilège de l'être humain. Ses chatons escaladent le fauteuil, version innocente des pulsions qui travaillent le jeune garçon à qui son papa donne un cours d'information sexuelle, en faisant un gros effortpour paraître à l'aise.


La proportion d'images consacrées à la masturbation est remarquable si l'on considère qu'il s'agit de couvertures pour un magazine familial.


Quand les sentiments du personnage constituent le vrai sujet du tableau, ils s'ancrent toujours autour de l'image construite en abîme. La préadolescente de Girl at the Mirror contemple sa propre image avec consternation. Il arrive que l'image spéculaire soit déformée (Distorting Mirror) ou idéalisée (l'affiche montrant l'auteur d'un cours de musculation dans Be A Man). Alternativement, le personnage contemple l'image de son désir, souvent sublimé en rêverie fantastique ou d'évasion : un gamin lit une histoire de pirates en épluchant des patates (On the High Seas), un jeune lecteur s'identifie au chevalier du roman qu'il dévore (The Age of Romance), un vieux gratte-papier rêve d'un gallion (Adventure), un jeune homme qui doit être étudiant s'endort sur sa lecture, devant l'âtre, et rêve lui aussi de vieille chevalerie (The Age of Chivalry). Inversement, un vrai pirate rêve du cottage anglais de son enfance (Home). Contrairement à ces impuissants adonnés aux fantasmes de réalisation, un commis épicier plongé dans un livre ne rêve pas. Il étudie le droit et son modèle, Lincoln, dont le portrait est scotché au mur, éclaire ses ambitions (Law Student).

Les désirs prennent parfois des contours plus charnels, fantasmatiques (les ondines de Summertime) ou réels (dans Twins, un courtisan est sérieusement embarrassé car il ne sait à laquelle des deux sœurs identiques faire sa déclaration. Mais le regard de la deuxième sœur montre fort clairement que l'autre a connu l'amour la première). La proportion d'images consacrées à la masturbation est remarquable si l'on considère qu'il s'agit de couvertures pour un magazine familial. Il n'y a guère de doute sur les raisons des yeux cernés du jeune garçon qui contemple les photos des belles actrices de Hollywood dans Starstruck. Sa contrepartie est Dreamboats, où ce sont des jeunes filles qui contemplent des photographies de stars masculines, dans leur chambre d'internat. Mais, contrairement au petit onaniste de Strastruck, ces demoiselles se contentent visiblement de soupirer. Dès 1922, une Cendrillon rêve sur une photo d'acteur du cinéma muet, dans un magazine (Cinderella). A l'inverse, le petit garçon de Springtime est encore à l'abri dans un paradis pré-pubertaire et peut parler à un couple de lapins, monsieur et madame, qui ne sont que des funny animals.

Le fantasme est parfois mis en scène dans le vrai monde. Dans The Runaway, un brave motard de la police et le serveur d'un lunch counter s'intéressent à un petit garçon qui fugue. A l'évidence, l'affaire n'a rien de grave, et le petit fugitif est seulement en train de faire un rêve en actes (il a décidé de « faire le tour du monde », comme en témoigne son petit baluchon, mais pense rentrer pour le goûter). On devine que le gentil policier ramènera le gosse chez lui, que sa jolie maman sera trop émue pour penser à le gronder, et que le policier se verra offrir du café et de la tarte au pomme. Dans Lunch Break (1962) le gardien d'un musée médiéval casse la croûte devant le monde de simulacres des armures médiévales. Les rêveries de The Age of Chivalry (1929), sont devenues tridimensionnelles et remplissent l'espace, repoussant le pauvre gardien à l'extrémité d'un socle.

Pour finir, l'illusion s'applique à la vie sociale. Rockwell montre continuellement l'homme en représentation, ce qui constitue à la fois une mise en abîme (l'homme devient une sorte de peinture de lui-même) et un oxymore (le personnage est à la fois lui-même et celui qu'il veut jouer). D'où l'importance de la self-consciousness, pour employer une expression intraduisible en français, qui désigne un mélange de timidité et de pose, par exemple chez le jeune garçon qui examine le menu dans la voiture-restaurant en consultant les ressources de son porte-monnaie, sous l'œil paterne du butler noir (New York Central Diner). Les personnages de Rockwell ont peut-être quelque raison d'être self-conscious. Le thème du voyeurisme est parfois explicite (Park Bench, Voyeur), mais c'est souvent le lecteur qui est placé en position de voyeur : une contreplongée lui donne vue sur une partie de bridge (The Bid) ou bien il voit les joueurs de base-ball dans leur abri, à quelques centimètres du public (Dugout). De tels procédés relèvent de ce que Groensteen nomme l'égospection du code.

Les illustrations de Rockwell partagent un autre trait avec la bande dessinée ou le cartoon, qui est le caractère conventionnel de la définition de l'individu (qui n'existe après tout que comme un peu d'encre sur du papier). Deux de ses conséquences en littératures dessinées sont le caractère précaire du personnage (sans cesse menacé de disparition ou de métamorphose, commes les personnages de Wilhelm Busch) et le relativisme de sa définition (par exemple dans les attributs des deux sexes : on obtient Minnie en dotant Mickey de trois cils, d'une jupe, de chaussures à talon et d'un bibi à fleur). A ce titre, la peinture de Rockwell pourrait être qualifiée de post-moderne, car son but est clairement de subvertir les catégories considérées à tort comme naturelles et qui ne sont que des constructions sociales. Mais en réalité ce que les pomos ont présenté comme un changement de paradigme a toujours été mis en scène par les littératures dessinées !

Une catégorie aussi fondamentale et indiscutée que celle de sujet est mise à mal dans le célèbre autoportrait (Triple Self-Portrait), où Rockwell fragmente la notion même de personnalité et qui pourrait servir de couverture à des ouvrages de Janet sur la dissociation.

Les fameux rites de passage eux-mêmes (la fête du lycée, le premier bal) sont une réflexion sur la transformation des corps, particulièrement des corps féminins. La fillette en pyjama de Going Out qui regarde avec envie sa grande sœur parée pour le bal pourrait devenir, quelques années plus tard, la Girl at the Mirror qui se désole devant son propre reflet, et, encore plus tard, l'adolescente en jeans et chemise de flanelle de The Prom Dress, qui tient sa robe de bal devant le miroir. Ces demoiselles sont souvent, à l'origine, des garçons manqués. Dans The Shiner, une petite diablesse en haillons, avec un œil au beurre noir, est convoquée chez le principal de son collège. Dans Marbles Champion, c'est la petite fille qui gagne toutes leurs billes aux garçons. A l'inverse, The Lost Tooth présente des fillettes se livrant à toutes leurs petites minauderies avec un réalisme presque embarrassant.

Rockwell remet constamment en cause la définition des deux sexes, comme en témoigne la très belle couverture (24 mai 1930) où Gary Cooper, en cow-boy emblématique, se fait appliquer du rouge à lèvre par un maquilleur. Afin d'éviter des connotation parasites (le travestisme, l'homosexualité) l'image est désexualisée (le maquilleur est aussi peu séduisant que possible, il mâchouille un cigare et son air concentré signifie qu'il fait un travail délicat, Garry Cooper est agenouillé dans l'attitude du preux chevalier au moment de l'adoubement) et devient une pure réflexion sur le caractère conventionnel des attributs des deux sexes. On peut verser au même chapitre les larmes sur le visage d'un dur à cuir (par convention, les vrais hommes ne pleurent pas), illustrées au moins deux fois : le pittoresque vieux cow-boy au visage buriné de Dreams of Long Ago pleure en écoutant un disque sur un antique phonographe, et le shérif dans Sheriff and Prisoner étouffe ses sanglots dans son mouchoir en entendant l'harmonica de son détenu, dont la complainte est aussi une supplique pour demander sa liberté.

Thanksgiving (24 novembre 1945) utilise le relativisme de la définition sociale des sexes à d'autres fins. Une femme déjà âgée s'arrête de peler des patates pour regarder, surprise, son fils, fraîchement démobilisé et mûri par la guerre, en train de peler lui aussi de façon compétente des pommes de terre. Le regard de la mère contient clairement l'interrogation : comment la guerre a-t-elle changé mon fils ? Et l'indice qui lui est donné (il a appris une activité pacifique, domestique et féminine !) est à la fois incongru (il suffit de regarder le GI pour comprendre qu'il a fait autre chose pendant quatre ans que peler des patates), rassurant (le fils est intact, puisqu'il entre dans le giron maternel) et sublime.

Inversement, le petit garçon en tunique et sandales, censé incarner (avec couronne de laurier, codex et torche) The Spirit of Education est clairement embarrassé par un costume qu'il considère comme efféminé (la « culture cultivée » et le goût pour les études sont en eux-mêmes, dans la mythologie américaine, l'indice d'un manque de virilité, incarné dans le personnage du sissy). Le fait que le garçon soit dans les bras de sa mère (qui le le cajole -  coaxes him - dans le but d'obtenir sa collaboration) renforce le message, et les vêtements de garçon jetés à terre sont un symbole sans équivoque. Une telle image pourrait faire partie de la série de panels de Clare Briggs, When a Feller Needs a Friend. Dans The Choirboy, le même procédé est appliqué à un enfant de chœur, mais il est trop en retard pour être embarrassé et n'a d'autre hâte que d'endosser son travesti social pour éviter une réprimande de monsieur le curé.

Les catégories de l'espace et du temps elles-mêmes ne sont pas indemnes. Dans The Partygoers, le couple de jeunes fêtards qui a passé la nuit debout est encore à hier, tandis que le laitier qui leur donne l'heure en mimant sa désapprobation est déjà au matin. Ils sont donc séparés non par quelques centimètres, mais par une métaphorique ligne de changement de date. En leur montrant son oignon, le laitier remet leur pendule à l'heure, mais, plus fondamentalement, il remet leur calendrier au jour.

De tels contenus ne sont pas accidentels mais sont au cœur de la peinture de Rockwell. Si sa peinture était moins réaliste, la mise en cause des conventions ne pourrait avoir lieu de la même manière. De même, le discours sur le caractère arbitraire des genres n'aurait guère de sens si Rockwell ne peignait pas aussi vivement et aussi constamment le commerce entre les deux sexes, amours adolescentes (Young love), flirts (les deux camionneurs et la belle automobiliste de The Flirts), rapports conjugaux (Dolores and Eddie) ou sociaux (Bargaining,), et parfois rapports métaphoriques (Springtime, 25 avril 36, où une promeneuse met un œillet à la boutonnière d'un placide épouvantail, The Chase, où un chien poursuit un chat).

Rockwell est rarement séquentiel. Les exceptions sont le départ et le retour d'excursion dominicale d'une famille, en deux longues cases superposées (The Outing), Gossip, qui utilise le vieux principe de la chaîne (A raconte à B, B raconte à C, etc.), 24 heures dans la vie d'un garçon, 24 heures dans la vie d'une fille. Le tardif Cheerleader est raté et ressemble à une mauvaise imitation de Mad ou à une page de Little Annie Fanny sans les bulles. Mais si le Rockwell des couvertures du Post n'a que peu de rapports avec la bande dessinée, il appartient sans conteste aux littératures dessinées, par sa thématique et par le principe sous-jacent de la réflexivité. La réflexivité passe, dans son cas, par le procédé de la mise en abîme et la figure de l'oxymore. Une telle imagerie donne une place prééminente à l'intériorité et à la psychologie. Elle remet en cause l'unité de la personnalité, définit l'individu par sa plasticité (à la fois physique et mentale) et insiste sur le caractère arbitraire de la distinction des sexes. En ce sens, elle a une fonction mythopoétique (elle fabrique des mythes), comme le reste des littératures dessinées.

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