Principes des littératures dessinées

Par Harry Morgan

Résumé des principaux points établis dans le livre trois


 

1. La sémiologie généralise à l'ensemble des systèmes de communication les outils de la linguistique saussurienne. En termes non techniques, elle repose sur deux postulats : a) le caractère arbitraire du lien de signification, amenant à la dichotomie signifiant/signifié, b) L'existence d'un code, ce qui suppose d'une part la présence d'unités et des règles de composition de ces unités selon des modalités permises et défendues, et d'autre part que ces combinaisons définissent le sens.

Aucun de ces postulats n'est vérifié dans le cas de l'image. a) L'image n'est pas compréhensible en vertu d'un système arbitraire de signes, mais en vertu de son caractère analogique. Elle repose sur le rapport non arbitraire d'un signe avec un référent, et non sur le rapport arbitraire d'un signifiant avec un signifié (cette distinction est fondamentale chez Saussure). La linguistique saussurienne n'a donc pas lieu de s'appliquer à l'image. (C'est pour évacuer cette critique que les sémiologues ont soutenu contre l'évidence que toute image, même d'un réaliste photographique, est essentiellement conventionnelle, c'est-à-dire arbitraire.) b) Dans la représentation proprement dite, il n'y a même pas d'unités élémentaires. Par conséquent, il est impossible de découvrir un système, faute d'éléments à relier. Suivant la formulation vigoureuse de Groensteen, l'image est « un système sémiotique dépourvu de signes ».

 

2. Une langue naturelle présente une double articulation, c'est-à-dire que le découpage des unités est différent dans les deux plans du signe, celui des unités de sens (première articulation) et celui des unités distinctives (deuxième articulation). Par exemple le mot veau comprend deux phonèmes, /v/ et /o/, mais trois sèmes « Bovin », « mâle », « jeune ». Le linguiste Hjelmslev exprime cela en disant que, dans une langue, les deux plans du signe sont (doivent être) non conformes. Si les deux plans du signe sont conformes, l'objet ne relève pas d'une sémiotique. Les sémiologues de l'image (Barthes et Eco en tête), ont dénoncé qu'Eco appelle « le dogme de la double articulation », et se sont contentés d'unités découpées ad libitum dans le matériel iconique et qui sont supposées être à la fois des unités de sens et des unités distinctives. (Le /dessin d'un œil/ signifie « œil ». Il se « décompose » en un /point/ qui signifie « pupille » et une /amande/ qui signifie « contour de l'œil ».) Une telle description amène à postuler le papillonnement d'une infinité de codes, qui n'existent chacun que le temps d'une image, et des unités distinctives cachées à différentes couches du message. De telles assertions échappent à toute vérification et elles méconnaissent le but même de la sémiotique, à savoir la « description simple et exhaustive du système qui sous-tend le processus textuel » (Eco). Par conséquent, découper des signes de façon empirique et suspendre l'exigence de double articulation n'amène aucun gain théorique : il s'agit d'une description conventionnelle déguisée par le jargon de la sémiologie.

 

3. En dehors de la représentation proprement dite (qui appartiendrait aux « codes iconiques »), il n'y a pas non plus de codes dans des procédés tels que ceux de la gestuelle, du mouvement, etc. (que les sémiologues décrivent parfois comme des « codes iconographiques »), ni dans des éléments plastiques (le tracé, la pâte, le grain ou la texture, les formes, les couleurs, les contrastes, la luminosité, etc.), toujours faute de régularités combinatoires. Enfin, les fameux « codes de la BD » (codes des ballons, des couleurs, du mouvement, etc.) n'en sont pas. Aucune description n'a été en mesure de mettre en lumière des règles de combinaison d'unités élémentaires, d'où découleraient le sens, sauf à appeler système des des oppositions binaires entre des éléments artificiellement isolés (c'est ce qui explique que les sémiologues ont toujours l'air de faire tissu de « bons exemples »). Les « codes » relevés sont en réalité des ensembles de conventions (qui n'entrent dans aucun système précis). Hjelmslev les appellerait des systèmes de symboles (par opposition à de systèmes sémiotiques). Comme la représentation elle-même, ces symboles se juxtaposent, mais ne se décomposent pas en unités élémentaires et ne s'organisent pas en système. La bande dessinée n'appartient donc pas aux « patterned communications » (Margaret Mead) et par conséquent elle ne relève pas d'une sémiotique.

 

4. Réduire le « code » à un ensemble de conventions n'entrant dans aucun système précis est de peu d'intérêt théorique. Le « sens » en BD découle de la succession des dessins (qui ne relève pas d'une sémiotique), complétés par le langage (qui est, lui, le modèle de toute sémiotique). Les « codes » (au sens de conventions) qu'on a repérés ont un rôle tout à fait marginal. De plus, ce relevé de conventions n'est par forcément d'une grande utilité, parce que c'est précisément le résultat, c'est-à-dire la combinaison des effets produits, qui compte et non les procédés eux-mêmes (qui sont le bien commun de tous les dessinateurs d'une aire culturelle), et que cette combinaison d'effets est unique à chaque instant. Les effets littéraires en BD doivent par conséquent être étudiés au niveau de leur apparition, ce qui signifie que, pas plus que l'évolutionnisme (voir le livre 1), le réductionnisme n'a sa place dans l'étude des littératures dessinées.

 

5. L'articulation des éléments formels de la BD (case, strip, etc.) ne produit pas automatiquement un récit dessiné : la présence d'un récit doit toujours être vérifiée séparément, ce qui montre bien qu'on n'est pas en présence d'une sémiotique (le sens ne découle pas de la combinaison des éléments !). Une conséquence est ce que nous proposons d'appeler le problème du passage entre les « codes de la BD » et le modèle narratif convoqué par les sémiologues (c'est en général celui de Greimas). Des sémiologues comme Fresnault ou Masson commencent par étudier les « signifiants » de la BD, en proposant une sémiologie des cases, des bulles, des relations texte-image, etc., après quoi ils passent au contenu (c'est-à-dire au récit), et ils convoquent alors brusquement une sémiotique entièrement différente, qui est celle de Greimas, elle aussi complète, et sans rapport avec la première.

 

6. La sémiologie aspire à une lucidité supérieure en examinant la vérité des structures, au-delà de la surface trompeuse du contenu. Mais, en réalité, la méthode consiste à renvoyer le contenu à la structure. On trouve de nombreux exemples de ce phénomène &emdash; dans l'analyse barthésienne du récit, dans l'analyse barthésienne du signifié de connotation, dans l'analyse de l'image chez des féministes américaines et dans l'analyse par les sémiologues de l'idéologie du récit dessiné. Un problème connexe est celui de la coïncidence un peu trop parfaite entre structure et contenu (Grandes Figures Obsessionnelles du sémio-structuralisme, en particulier le récit structurellement déterminé, ou le récit comme métaphore de son fonctionnement, et le récit génétiquement déterminé, ou le récit comme métaphore de sa propre élaboration).

 

7. La sémiologie prétend arriver à une interprétation de l'idéologie d'une bande dessinée, en allant au-delà de la surface de l'œuvre, toujours trompeuse, pour étudier ses structures mêmes, où l'idéologie serait dissimulée. Ce programme se heurte à la fois à un problème de fond et un problème de méthode. a) A l'inverse de ce que croient les sémiologues, l'idéologie de toute fiction, même si elle passe par des éléments formels, est clairement et immédiatement lisible. L'idée qu'il faille décoder les œuvres pour en révéler l'idéologie appartient aux idées reçues du sémio-structuralisme. b) La mise au jour d'une hypothétique idéologie cachée dans des éléments structurels paraît techniquement impossible. Les auteurs se livrent en réalité à des inférences à partir du contenu ou de leur connaissance préalable des positions de l'auteur. C'est souvent la structure narrative qui est censée contenir l'idéologie du message. Mais il semble que la structure narrative soit préalable à tout intention et puisse accueillir des contenus idéologiques variés.

 

8. Sous l'influence du barthésisme, certains sémiologues ont prétendu se placer à égalité avec l'auteur de bande dessinée (et ont prétendu placer leur critique à égalité avec l'œuvre), ce qui a pu, dans le meilleur des cas, ouvrir des pistes nouvelles à la création, mais a amené aussi certains théoriciens à suivre des intuitions personnelles et à produire, à grand renfort de métaphores, un douteux mélange entre métalangage et poésie. Par un mouvement inverse, les théoriciens ont noté que les meilleurs auteurs de BD était eux aussi critiques, d'où une surévaluation absurde de la « dénudation des codes de la BD », tout auteur jouant sur l'autoréférentialité étant considéré comme infiniment plus fin, plus original et plus évolué que celui qui se contentait de raconter une histoire.

 

9. Le principal défaut des sémiologues étudiant la bande dessinée est leur ignorance de l'histoire du domaine, qui les a amenés à aventurer des thèses qui sont démenties par des littératures dessinées entières. L'insistance sur les codes (assimilés par la force des choses à une collection de procédés avec leur mécanisme sous-jacent), ramène l'analyse du côté de la technique graphique ou narrative, voire du style, mais on constate une incapacité générale des théoriciens à proposer une description qui soit pertinente. Enfin, les théoriciens n'échappent pas toujours, en dépit de l'apparent radicalisme d'une certaine rhétorique, à des attitudes petites bourgeoises vis-à-vis de la création littéraire et artistique (création comme processus inanalysable, littérature comme jeu de devinettes, etc.).