Liste des préjugés d'Harry Morgan

Etant d'esprit chagrin, étroit, borné - et de caractère morose et acrimonieux, nous éprouvons une indifférence qui confine à l'aversion pour les catégories sociales suivantes :

• Les autocéphales ou spécialistes autoproclamés, c'est-à-dire les personnes professant avec une assurance emphatique des spéculations invérifiées et souvent invérifiables, ou se prévalant de lumières qu'elles n'ont point. Pour des raisons sociologiques, il est plus facile de trouver un spécialiste autoproclamé des comics qu'un spécialiste autoproclamé de Dickens. Il arrive qu'en dehors de son domaine, l'autocéphale ou spécialiste autoproclamé se montre un brave homme.

• Les talapoins, qui sont des individus pédants et fanfarons, cachant des opinions d'une grande platitude et d'un grand conformisme sous des systèmes confus mais à la mode, et un style volontairement obscur et amphigourique, pour se faire admirer de leurs pairs et des sots. Ils sont fréquemment universitaires. Il arrive qu'en-dehors de sa cuisine, le talapoin apparaisse immédiatement et sans ambiguïté comme un crétin.

• Les turlupins, variante des talapoins, se penchent sur un auteur ou un artiste mort (en se concentrant sur sa biographie) munis d'une longue liste de préjugés qu'ils ont pris le soin de déguiser en science humaine, et font de leur sujet de la bouillie pour chat. L'auteur ou l'artiste, humble ou célébré, a toujours eu tort d'exister. Reconnu, c'était un mégalomane à tendances cupides. Obscur, c'était un raté complet et un détraqué, et son oeuvre n'est que l'expression de son déséquilibre. (Beaucoup d'auteurs ou d'artistes ont été obscurs dans un premier temps et plus ou moins reconnus ensuite, ce qui autorise, successivement ou ensemble, les deux analyses.) Le turlupin s'est souvent évadé de son alma mater avec une bourse. Il espère que, s'il est suffisamment repoussant, son petit caca trouvera un éditeur et sera lu.

• Les pneumatomaques. Autre variété de talapoins. Ceux-là nient l'inspiration. L'auteur est le fruit de l'histoire, le produit des rapports économiques, la voix de sa classe sociale, de son sexe, de son groupe ethnique, de son temps, le jouet des événements, de sa névrose, d'une hallucination ou de ce qu'on voudra, à condition qu'il ne soit jamais question de littérature. D'ailleurs, l'auteur n'existe pas. La seule chose qui existe, c'est le texte, et il est mauvais. Les pneumatomaques expriment souvent, dans un jargon pseudo-scientifique, les credos et les superstitions de la petite-bourgeoisie.
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