Principes des littératures dessinées
Par Harry Morgan
EXTRAITS DE LA
PREFACE
1.
On distingue dans les trois premières décennies de recherches théoriques sur la bande dessinée deux types d'analyses : d'une part, une analyse sémiotique basée sur la notion de codes ; d'autre part une analyse plus empirique, définissant la spécificité de la bande dessinée par les rapports texte-image et cherchant à décrire ces rapports. Nous conservons cette distinction dans notre ouvrage. Nous consacrerons une première partie à délimiter le territoire de la littérature dessinée, et notre dessein sera d'examiner le critère généralement accepté des rapports entre texte et image. Une autre partie sera consacrée à la description de la bande dessinée comme un langage. Un tel programme peut paraître quelque peu abstrus et inutilement rébarbatif, mais le lecteur constatera qu'il amène à couvrir de façon systématique tous les aspects de la narration en images. Qui plus est, notre perspective est essentiellement inductive. Nous avons cherché à décrire le fonctionnement des littératures dessinées existantes de la façon la plus concrète possible, non à leur appliquer un modèle préétabli.
Plus discutable paraît l'idée d'intercaler entre ces deux parties volontairement techniques un développement sur la littérature dessinée comme littérature enfantine et/ou populaire. Mais la description de la bande dessinée en ces termes est générale, et nous n'avons pas cru devoir éluder la question au prétexte qu'elle relèverait de la sociologie de la lecture, pour nous cantonner dans le monde en quelque sorte idéal de la narrativité. Nos trois parties sont de longueur inégale, et nous n'avons pas cherché à les relier de façon plus ou moins arbitraire.
Parler de littérature dessinée chagrinera et les tenants d'une spécificité du récit dessiné et les partisans de sa fondamentale mixité. L'expression a précisément pour but d'éviter de faux débats comme celui de la bande dessinée « genre hybride » (parce qu'il mélange texte et dessin). Il n'est d'aucune utilité à notre avis de définir les littératures dessinées par comparaison. Nous ne voyons pas pourquoi il serait nécessaire de commencer rituellement toute analyse de la narration par images fixes par la précision qu'elle diffère fondamentalement de ceci ou de cela, n'appartient à rien et mélange tout, ce qui impose en second lieu de qualifier ou de baptiser la forme du récit dessiné (paralittérature, art audiovisuel, etc.) et amène souvent à décrire son fonctionnement sur le mode du paradoxe (la narration en bande dessinée ne serait possible qu'à condition de « tricher » à la fois avec le récit et avec l'image).
Il n'est peut-être pas inutile de préciser qu'il n'existe pas dans le monde francophone, au moment où nous écrivons, de discipline académique consacrée aux littératures dessinées. Les universitaires ayant écrit sur le sujet l'ont donc abordé au titre d'une science humaine quelconque, par exemple en tant qu'historiens, sociologues ou sémiologues. Les auteurs qui ont voué leur existence à l'étude des littératures dessinées opèrent quant à eux dans les cadres les plus divers (par exemple une revue d'études ou un musée de la BD). Ils ne sont évidemment pas moins « scientifiques » que leurs confrères travaillant dans le département d'une université, mais leur domaine d'étude n'a pas d'existence officielle.
Toute étude sur la littérature en images se heurte par conséquent aux problèmes d'une science débutante. D'aucuns ont suggéré que cette science serait par nature transdisciplinaire. Notre lecteur constatera que nous faisons nous mêmes des incursions dans des disciplines établies. Leur liste est déterminée pour partie par les bases scientifiques des études existantes (c'est le cas pour la sémiologie). Une autre partie découle de nos idiosyncrasies (on peut évidemment retrouver nos conclusions sur l'illustration romanesque à partir d'un autre matériau que le roman victorien par livraisons). Mais, si toute science nouvelle emprunte naturellement aux disciplines préexistantes, on ne voit pas par quelle fatalité les études sur la BD auraient besoin de convoquer ensemble, comme on l'a proposé ici ou là, esthétique, histoire, langues, littérature, psychologie, sciences politiques, sociologie, etc. Si l'on tient à dresser des listes de compétences utiles au chercheur en littératures dessinées, le résultat risque d'être aussi pittoresque que la liste des points forts de Sherlock Holmes dressée par le docteur Watson et il est à parier qu'elle intégrera des domaines aussi excentriques que l'histoire du roman d'imagination scientifique plutôt que des domaines académiques plus traditionnels. Qui plus est, il faut lire, semble-t-il, dans les listes proposées, non un programme de travail (qui pourrait servir de base à une très hypothétique formation universitaire en littératures dessinées), mais la permission donnée à des spécialistes des domaines cités d'apporter leur grain de sel.
Que la recherche sur la bande dessinée se fasse hors des institutions académiques n'empêche pas qu'elle suive les règles de toute entreprise scientifique. Il existe des revues d'études, qui acceptent ou refusent les articles en fonction de critères rigoureux. Les auteurs publient des ouvrages qui sont lus et évalués par leurs pairs. La crédibilité d'une revue et celle d'un auteur s'établissent au fil du temps, par un processus continu d'évaluation et de réévaluation. Un tel système est, quoi qu'on en dise, remarquablement efficace et ses résultats ne sont contestables que pour ceux qui s'ingénient &emdash; ou qui ont intérêt &emdash; à brouiller les cartes.
Comme on trouvera ici des réfutations parfois détaillées d'auteurs dont nous avons noté autrefois qu'ils donnaient des bases solides à la recherche, force nous est d'éclairer ce que des personnes bien intentionnées ne manqueront pas de signaler comme nos apparents revirements. Outre que notre position sur les ouvrages a pu changer à mesure que nos propres travaux avançaient, le lecteur voudra bien considérer la différence de nature entre cet ouvrage et le précédent (Le Petit critique illustré, PLG, 1997). Une bibliographie critique, censée guider le lecteur, n'a pas à prendre parti dans des querelles de spécialistes. Tout différent le cas d'un ouvrage qui expose la doctrine de l'auteur. Une bibliographie critique indique comme méritant d'être consulté un ouvrage qui offre du moins une base à la discussion (et qui, éventuellement, mérite d'être réfuté). Un essai théorique procède le cas échéant à cette réfutation.
Notre longue dissertation sur l'analyse sémio-structuraliste de la BD nécessite elle aussi un avertissement, destiné au lecteur pressé ou négligent. Nous espérons avoir montré que le décalque des méthodes de la linguistique dans l'étude des arts figuratifs et des formes narratives (et la bande dessinée appartient aux deux) conduit à une impasse. On ne peut évidemment pas en tirer de conclusion sur la sémiologie ou le structuralisme dans d'autres domaines (par exemple en anthropologie). De même, nous n'avons pas d'opinion particulière sur la linguistique elle-même, entendue comme l'étude des langues naturelles. La seule exception est la sémantique de Greimas, dans ses différents développements, que nous considérons, à la suite de Pavel, à peu près comme relevant des sciences occultes.
Achevons sur les questions délicates avec un mot sur la censure et les censeurs. Nous n'avions aucune intention, en dressant le plan de cet ouvrage, d'aborder un sujet qui nous ennuie profondément, et nous ennuyait déjà il y a vingt ans. Mais l'histoire d'une littérature se confond avec l'histoire de sa persécution. Dans le cas de la littérature dessinée, les notions habituellement convoquées de littérature populaire, paralittérature, etc., dissimulent ce fait fondamental qu'il s'agit d'une littérature sans statut ni légitimité, et à ce titre menacée en permanence.
Les comptes rendus d'activité de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence ne sont pas les archives de la Stasi et la France des années 1950 et 1960 n'est pas un Etat totalitaire. Cependant, il n'y a aucune raison de dédouaner les censeurs, comme le font trop souvent les études académiques. L'expression « amélioration des publications enfantines » désigne sous la plume des professionnels de l'enfance la suppression pure et simple des bandes dessinées. Il s'agit, comme l'écrit le préfacier d'un opuscule des époux Dubois datant de 1964, de « mener à bien une lutte difficile contre une littérature détestable à tous points de vue » ; cette littérature, c'est la bande dessinée. Donner à l'« amélioration des publications enfantines » un sens nouveau et prétendre aujourd'hui que ces personnes avaient à cur de défendre les « bonnes » bandes dessinées contre les « mauvaises » est une falsification de l'histoire, indécelable si on n'a pas lu les écrits des intéressés, flagrante si on en est familier. Les falsificateurs ne manquent pas de relever la qualité générale de la bande dessinée actuelle, et de l'interpréter comme une victoire des professionnels de l'enfance et une justification a posteriori de la censure. Outre qu'on pense ce qu'on veut de la bande dessinée actuelle, la seule victoire des censeurs aurait été la disparition pure et simple de la bande dessinée en France. Celle-ci représente aujourd'hui un segment important de l'édition, ce qui signifie, en clair, que les censeurs ont manqué leur coup.
2.
Le domaine de la littérature dessinée englobe naturellement les productions des siècles passés. Mais nous commençons avec William Hogarth, parce que les productions précédentes précèdent non la littérature de masse (dont elles sont au contraire de frappants exemples), mais la littérature moderne. Les cycles de gravures de Hogarth sont aisément disponibles dans une édition bon marché (aux éditions Dover, New York). On aimerait croire qu'ils ont été consultés par les bons esprits qui décrètent qu'ils n'ont aucun rapport avec la bande dessinée, dont ils constitueraient, dans le meilleur des cas, un lointain ancêtre.
De la même façon, nous sommes conscients que remettre à leur place (c'est-à-dire dans la narration séquentielle) des auteurs comme Edward Gorey ou le graveur Frans Masereel frise le paradoxe aux yeux de l'amateur de BD.
Il n'y a, en réalité, aucune raison pour laquelle la littérature dessinée devrait être constitutionnellement une littérature « populaire » (en admettant que la notion ait un sens). On constate que tout ce qu'on range généralement dans la culture savante ou simplement littéraire est arbitrairement exclu du domaine ou &emdash; une fois de plus &emdash; ramené au rang de précurseur, par des auteurs qui « démontrent » ensuite que la bande dessinée est un art populaire par essence. C'est d'autant plus choquant en ce qui concerne le 19e siècle que les auteurs dont le public a gardé le souvenir sont des classiques de la littérature enfantine ou de la littérature tout court, au moins dans leur pays : c'est le cas pour Busch, pour Christophe et pour Töpffer. On peut faire la même remarque au sujet de « la bande dessinée, genre pour enfants » : la position n'est tenable qui si on commence par faire abstraction de toute la BD qui, depuis six siècles, s'adresse aux adultes.
Un mot de modestie ne sera pas inutile à cet endroit. Nos conclusions sont le fruit d'une longue réflexion et nous partagions initialement toutes les idées courantes sur la littérature dessinée, dont on trouvera certainement des traces dans nos textes anciens. Nous nous souvenons de notre indignation, enfant, quand on nous proposait pour nous séduire des choses telles que des images d'Epinal comme des bandes dessinées. C'est que, précoce lecteur de Lacassin, nous savions qu'une « vraie » bande dessinée est non seulement imprimée, mais fait usage de la bulle. De même, nous avons gardé un souvenir très vif de notre émerveillement devant les tentatives maladroites vers un style plus réaliste d'un strip comme le Buck Rogers de Dick Calkins (lu dans la réédition de Chelsea House) et nous y voyions une occurrence d'un progrès général, comme si la bande dessinée n'était arrivée à l'illustration réaliste que par des tâtonnements et un effort prolongé. De telles idées sont séduisantes et il est difficile d'y renoncer. Le purisme et l'évolutionnisme sont des maladies infantiles de l'érudition.
3.
On a déjà compris que nous avons de la notion d'histoires en images une conception plus large que la plupart des auteurs. Même à l'intérieur de la bande dessinée canonique (avec cases et bulles) la plupart des ouvrages traitent d'un domaine étroit. Dans les études en langue française, c'est très généralement la BD « franco-belge » qui est examinée. Nous considérons pour notre part les aires culturelles non pas strictement à égalité (nous insistons beaucoup moins sur le manga que sur la BD occidentale), mais du moins sur le même plan. De même, nous ne voyons aucune raison d'exclure les formes les plus populaires (au sens sociologique) de la littérature dessinée, telles le « petit format » français, les fumetti italiens, les comic books américains. Il convient d'en avertir le lecteur, qui s'étonnera parfois que nous donnions un exemple américain, italien ou japonais là où une série de Spirou lui vient spontanément à l'esprit.
Il est probablement nécessaire de justifier notre insistance sur le newspaper strip américain. Le corps de doctrine actuel sur la bande dessinée découle directement des analyses du strip, d'abord aux Etats-Unis, puis en Europe. Sur une question comme la définition de la bande dessinée, il est frappant de constater que les trois critères généralement retenus émanent de l'ouvrage pionnier de Coulton Waugh sur le strip américain (The Comics, 1947). L'expression même de bande dessinée désigne semble-t-il les strips. La thèse de la bande dessinée comme littérature de masse invoque rituellement la guerre d'audience des quotidiens new yorkais à la fin du 19e siècle, ici encore de seconde ou de troisième main à partir de Coulton Waugh. L'opposition de la linéarité et de la tabularité, qui a fondé vingt ans d'études savantes, a elle aussi été dégagée en opposant le strip à la page, c'est-à-dire le daily strip à la sunday page ou à la planche franco-belge. On est donc contraint de revenir sans cesse au strip, car il constitue la référence, implicite ou explicite, tant en ce qui concerne la forme qu'en ce qui concerne l'évolution du médium. Ceci n'explique pas entièrement que nous y puisions si souvent nos exemples, y compris dans des analyses de contenu. Ce choix se relie à ce qui a été dit plus haut : le strip est une bande dessinée destinée aux adultes. Théoriquement, nous aurions pu emprunter nos exemples à d'autres littératures dessinées destinées aux adultes &emdash; par exemple aux bandes des quotidiens japonais ou aux romans en gravures européens ou américains &emdash;, mais c'était courir le risque de l'obscurité. Ceci étant précisé, les références à la bande dessinée européenne et à la bande dessinée américaine sont à peu près en nombre égal dans notre ouvrage. Il serait dommage que le lecteur ait l'impression que nous avons déguisé un livre sur le strip américain en ouvrage général sur la BD.
L'histoire d'une littérature, a écrit Ezra Pound, est l'histoire de ses chefs-d'uvre et non celle de ses échecs ou de ses médiocrités. On ne voit pas pourquoi les études sur la bande dessinée devraient fatalement porter sur les meilleures ventes ou sur ce que lit un public quelconque. Une telle position est malheureusement loin de faire l'unanimité, en particulier dans la critique universitaire, souvent tentée par le sociologisme.
On pourrait craindre qu'à ne parler que de chefs-d'uvre, nous nous déplacions dans un air trop ténu. Mais c'est de l'abondance d'uvres de qualité que souffre la littérature dessinée, non de leur rareté. S'il n'existait que six noms dans l'histoire de la bande dessinée &emdash; mettons Töpffer, Busch et Christophe pour le 19e siècle, Herriman, Hergé et Tezuka pour le 20e &emdash;, ces six auteurs auraient leur place dans les histoires de la littérature, et le fait qu'ils racontaient leurs histoires en dessins serait considéré comme une excentricité, à mettre au même plan que le fait que Van Gulik illustre ses histoires policières du juge Ti par des gravures dans le style chinois.
Il serait singulier qu'un ouvrage sur les littératures dessinées commençât par le constat qu'elles sont, dans leur majorité, dénuées d'intérêt. Cependant, la réaction de nos premiers lecteurs nous prépare à ce qu'on accueille nos analyses avec un brin de scepticisme, comme si, en insistant sur les uvres remarquables, nous nous étions ingéniés à masquer la médiocrité du reste, et comme si cette médiocrité invalidait nos conclusions. De là à penser que c'est par une sorte de lubie que nous récusons pour la BD les qualificatifs de paralittérature, de littérature populaire ou de littérature enfantine, il n'y a qu'un pas. Et l'on pourra soutenir de même que les attaques des éducateurs contre les comics ou les illustrés ne sont pas aussi injustifiées que nous le laissons entendre, si l'on tient compte de la laideur, de la bêtise et de la vulgarité de la production de l'époque ; ou bien encore que les sémiologues français n'ont pas absolument tort de dénoncer dans le strip américain répétition et conformisme. A toutes ces critiques nous répondons de la même façon : que les analyses émanent d'historiens populaires, d'éducateurs ou de théoriciens, leur critère n'est jamais celui de la qualité. Ce n'est pas à cause de sa médiocrité que la bande dessinée est qualifiée de paralittérature, de littérature populaire ou de littérature enfantine, mais à cause de la présence du dessin. La campagne contre les comics et celle contre les illustrés ne visent pas leur bonne ou leur mauvaise qualité mais leur caractère criminogène ; l'un de leurs traits les plus frappants est précisément que des chefs-d'uvre de la bande dessinée et des productions de tâcherons malhabiles sont mis strictement sur le même plan. Enfin, les théoriciens inspirés par le structuralisme déduisent les caractères du strip américain de sa forme même (c'est-à-dire de sa structure), non de l'intérêt ou de l'absence d'intérêt de tel ou tel exemple particulier (qui relève du contenu et n'est pas retenu dans l'analyse).