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PETITS ÉDITORIAUX SUR LES SIGNES DES TEMPS
CENSURE IMAGIÈRE, TERRORISME, PANIQUE ET PICTORICIDE


PETITS ÉDITORIAUX SUR LES SIGNES DES TEMPS
Une condamnation pour la diffusion du dessin animé Persepolis

3 mai 2012. — Je n’ai jamais vu le dessin animé Persepolis (2007), de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, alias Winshluss. J’ai lu la bande dessinée originale de Marjane Satrapi, que je trouve sans grand intérêt. Mais les temps sont révolus où l’on pouvait se contenter de porter sur les récits dessinés un jugement d’ordre esthétique. Violences et persécutions visent nos pauvres petites images, à la faveur des révolutions islamiques qui engloutissent le Proche-Orient et le Maghreb. En cette journée mondiale de la liberté de la presse, Nabil Karoui, directeur de la chaîne tunisienne Nessma TV, a été condamné à une amende de 2400 dinars (environ 1200 euros) pour avoir diffusé Persepolis le 9 octobre 2011. Le procès avait été reporté deux fois, non pour des complications de procédures, mais tout simplement parce que la foule des émeutiers menaçait de mettre à mort le contrevenant. Après la diffusion du film, le siège de la télévision avait été incendié, la maison de Karoui avait été mise à sac, sa famille molestée.
On reproche à Karoui (et donc à Satrapi et à Paronnaud) d’avoir montré la figure d’Allah, ce qui est interdit dans la version de l’islam, pétrolifère et satellitaire, qui est imposée à coup de bombes et à coup de milliards par toute la terre. Comme toujours dans ces sortes d’affaires, l’accusation elle-même ne tient pas, et serait-on le plus fanatique des iconoclastes. Au début de Persepolis, la petite Marji invente sa propre religion, et elle s’entretient nocturnement avec un vieillard à barbe blanche, qui est donc le Dieu que peut fantasmer une petite fille.

On cernera assez bien je crois l’esprit des temps nouveaux en paraphrasant une sentence gauchiste : si tu ne t’occupes pas de théologie, la théologie s’occupera de toi. Dans la chrétienté, c’est le second concile de Nicée (787) qui a réglé la question de la représentation du divin, après la querelle des iconoclastes :
« Nous décidons que les saintes images, soit de couleur, soit de pièces de rapport, ou de quelque autre matière convenable, doivent être exposées, comme la figure de la croix de Notre Seigneur  Jésus-Christ, tant dans les églises, sur les vases et les habits sacrés, sur les murailles et les  planches, que dans les maisons et dans les chemins : c'est à savoir l'image de Jésus-Christ, de sa sainte mère, des anges et de tous les saints ; car plus on les voit souvent dans leurs images, plus ceux qui les regardent sont excités au souvenir et à l'affection des originaux. On doit rendre à ces images le salut et l'adoration d'honneur, non la véritable latrie que demande notre foi, et qui ne convient qu'à la nature divine. Mais on approchera de ces images l'encens et le luminaire, comme on en use à l'égard de la croix, des Évangiles et des autres choses sacrées ; le tout suivant la pieuse coutume des anciens : car l'honneur de l'image passe à l'original ; et celui qui adore l'image adore le sujet qu'elle représente. Telle est la doctrine des saints Pères, et la tradition de l'Église catholique, répandue partout. Nous suivons ainsi le précepte de saint Paul, en retenant les traditions que nous avons reçues. Ceux donc qui osent penser ou enseigner autrement ; qui abolissent, comme les hérétiques, les traditions de l'Église; qui introduisent des nouveautés, qui ôtent quelque chose de ce que l'on conserve dans l'église, l'Évangile, la croix, les images, ou les reliques des saints martyrs ; qui profanent les vases sacrés, ou les vénérables monastères : nous ordonnons qu'ils soient déposés, s'ils sont évêques ou clercs ; et excommuniés, s'ils sont moines ou laïque. » (Concile de Nicée II. Septième session.)
Cependant la figuration de Dieu le père sous la forme d’un vieillard à barbe blanche ne s’est répandue en Occident qu’à partir du XIIe siècle. On a toujours pris garde naturellement à ce que l’image ne soit pas confondue avec l’original. Le concile de Trente adresse ainsi cette mise en garde : «  Si quelquefois on représente en images les histoires que raconte la sainte Écriture, ce qui peut être utile pour une masse peu instruite, on enseignera au peuple qu’elles ne représentent pas pour autant la divinité, comme si on pouvait la percevoir des yeux du corps ou l’exprimer par des couleurs et des formes. » (« Décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints, et sur les images saintes », concile de Trente, les 3 et 4 décembre 1563.)
L’islam wahhabite ne connaît rien de tel. Dans sa violence simplificatrice, il proscrit strictement toute représentation du divin, et le contrevenant encourt la peine capitale.
Ce qui me consterne dans l’affaire Karoui est la complaisance, pour ne pas dire l’aveuglement, de nos médias. Le journaliste de France Culture parlait à midi d’un verdict mitigé. Ainsi, quand le « blasphémateur » échappe à la torture et à la mort, quand on ne le jette pas au fond d’un cul-de-basse-fosse, nos commentateurs concluent qu’on est dans la clémence et augurent au mieux du succès de la révolution tunisienne. La date choisie pour le procès devient même, compte tenu de la légèreté de la sentence, un symbole par lequel le nouveau pouvoir tunisien afficherait son respect pour la « liberté d’expression » (Le Monde.) Curieuse clémence qui condamne un innocent pour « trouble à l’ordre public », autrement dit pour avoir attiré sur lui la colère des émeutiers, et pour « atteinte aux bonnes mœurs », autrement dit pour avoir diffusé une image que lesdits émeutiers ont discrétionnairement jugée offensante. Quant à la « liberté d’expression », ce concept n’a tout simplement pas cours en terre d’islam, et Karoui a été le premier à rappeler que sa télévision disposait d’un service de censure qui coupait toute scène pouvant être jugée choquante (propos réitérés hier, 2 mai, sur Slate Afrique). En dissertant sur la « liberté d’expression » comme si elle existait, ou du moins comme si la question de son existence se posait (comme s’il était envisageable par exemple qu’un directeur de journal, qu’un directeur de chaîne pût décider, à propos d’une image potentiellement litigieuse, qu’on la passerait « quand même »), nos médias ne font que prolonger la fiction du « printemps arabe », du prétendu mouvement démocratique, qui serait seulement menacé par ses extrémistes.
Que nos journalistes et nos experts aient pris le parti de l’islamisme, désormais paré de toutes les vertus par la simple adjonction du qualificatif « modéré », c’est infiniment regrettable, mais après tout l’histoire les jugera — et les jugera, je crois, très sévèrement. Je veux croire, pour ma part, que nos publicistes ne sont que niais, qu’ils s’illusionnent parce que, fanatisés dans la sainte doctrine diversitaire, ils succombent à un paralogisme : les révolutions arabes sont nécessairement démocratiques, puisque penser qu’elles ne le seraient pas, ce serait être « raciste » ou « islamophobe ».
Reste que nos jocrisses donnent une impression très fâcheuse, parce qu’on pourrait croire qu’ils parlent pour eux-mêmes, qu’ils envisagent une situation — qui, après tout, n’est pas inconcevable — dans laquelle ils seraient amenés à expliquer en faisant la grosse voix que, en Europe même, tel écrivain, tel dessinateur, tel réalisateur « s’en est pris à l’islam » (traduire : est la proie des islamistes) et qu’il peut s’estimer heureux d’en être quitte pour un tabassage en règle suivi d’une condamnation pour « trouble à l’ordre public ».
Du reste, qu’ils soient naïfs ou complices, nos journalistes sont coupables d’une chose bien plus grave que l’empressement ou que la servilité envers des régimes criminels. Ils nous convertissent à un mode de pensée qui nous est profondément étranger. Ils nous accoutument à l’idée qu’on peut risquer sa vie ou sa liberté parce qu’on a dessiné rien — une barbe blanche, un ours en peluche, une tasse de thé —, et que celui qui est ainsi menacé est forcément coupable, qu’il ne saurait en être autrement, puisqu’il y a des gens qui le cherchent pour le tuer.