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L'ADAMANTINE STIRPOLOGIQUE

MYTHOPOEIA
LA CRÉATION DU MYTHE DANS LES LITTÉRATURE DESSINÉES

Par Harry Morgan

QUATRIÈME PARTIE : LA STRUCTURE DU MYTHE DANS LES LITTÉRATURES DESSINÉES

Chapitre 10
Les mondes jumeaux de l’allégorie

Proches du romance et de la satire, et donc explicitement moralisés, les récits dessinés sont aussi fortement allégorisés. L’allégorie, au sens où nous employons ce mot, correspond à un récit où les événements, outre leur sens littéral, contiennent simultanément une référence à une structure supplémentaire, de nature abstraite. Le contenu de ce sens second peut être variable. L’allégorie dans le récit dessiné ne se ramène donc ni à une simple substitution ni à un jeu de devinettes, où un événement est le signe de quelque chose d’autre, qui le remplace, mais correspond à une structure double, et ce qui fait le succès de l’allégorie dépend de la correspondance entre le plan de l’action et le plan de l’allégorie. Lorsque cette correspondance est maintenue tout du long du récit, lorsque le contenu abstrait de l’allégorie est structuré comme le contenu événementiel, l’allégorie est réussie. Dans le cas contraire, elle paraît forcée et artificielle.
Le récit dessiné allégorique ne se présente pas forcément comme une énigme, même si sa composante énigmatique est parfois mise en avant par des auteurs férus d’hermétisme comme Hugo Pratt, Moebius ou Alan Moore. Mais le récit dessiné allégorique produit toujours sur le lecteur un puissant effet d’ordre émotionnel, précisément parce que des idées abstraites sont présentées sous une forme visuelle. (Un équivalent dans le monde réel de cette fonction émotive de contenus abstraits représentés par des signes concrets est donné par les réactions parfois véhémentes générées par des symboles comme des drapeaux ou des attributs politico-religieux.) .
L’allégorie se retrouve dans les personnages comme dans les intrigues, les deux se distinguant mal du reste, puisque le personnage allégorique « porte » une idée abstraite qu’il projette sur l’intrigue. Les genres romanesques, et plus largement les univers fictionnels identifiés comme « populaires » correspondent à ce qu’on pourrait appeler des allégories « modestes ». Angus Fletcher, dans son maître-ouvrage, Allegory : the Theory of a Symbolic Mode (Cornell University Press, 1964) relève ainsi que le genre policier, la science-fiction, le western mettent tous en scène un personnage de sage (respectivement le détective, le savant, le vieux médecin bougon), autrement dit un être qui, au-delà de son aspect littéral, peut être lu – de façon supplémentaire en quelque sorte – comme une allégorie de la sagesse.
Les littératures dessinées, et même les littératures démotiques dans leur ensemble, semblent mériter ce qualificatif d’allégorie « modeste ». Ainsi le récit de détection se place ostensiblement dans un univers social où l’unique activité est le meurtre, de sorte que le détective apparaît comme une allégorie de la justice qui poursuit et confond le criminel. Cette teneur allégorique est dénudée dans les aventures de Sherlock Holmes. « “Vous arrivez au moment crucial, Watson. Si ce papier reste bleu, tout est bien. S’il devient rouge, la vie d’un homme se joue.” Il plongea le papier dans le tube à essai et il prit aussitôt un coloris rouge sale. “Hum ! Je m’en doutais !” s’écria-t-il. » (Le Traité naval, 1893)
Cependant il n’est pas étonnant que l’allégorie en bande dessinée ne soit pas reconnue comme telle, car l’imagerie des univers dessinés diffère notablement de celle d’univers traditionnellement associés avec l’allégorie, par exemple ceux de la mythologie antique ou de la symbolique médiévale.

Cette présence, discrète mais constante, de l’allégorie entraîne des conséquences importantes quant à la conception du personnage et à la conception du récit dessiné. Elle explique le fait déjà relevé : le personnage dessiné ne peut pas être réaliste au sens où un roman est réaliste.
La nature allégorique du personnage justifie son immutabilité. Comme toute allégorie, il est identifié par l’adoption d’emblèmes, d’un costume, d’attributs particuliers. L’impossibilité du changement physique du personnage va jusqu’à la difficulté de changer de costume (Spirou porte son uniforme de groom même chez lui, même en voyage). L’immutabilité physique entraîne l’immutabilité psychologique. À la scène, le bien nommé coup de théâtre est l’exemple-type d’un changement sous les yeux du public, changement à la fois événementiel (la situation se modifie du tout au tout), intellectuel (l’appréciation de cette situation, par les personnages et par le spectateur, est modifiée) et moral (les sentiments permutent, l’amour se change en haine et vice versa). Dans les récits dessinés, l’expérience transformatrice est vécue, mais elle ne transforme pas (son caractère transformateur est simplement souligné dans le récit). Le changement quand il existe n’est pas naturel, il appartient au registre de la métamorphose. Il est imposé « par en haut », autrement dit, il est lui aussi de nature allégorique. Le super-héros passe de son identité civile à son identité de justicier costumé. Ou alors le personnage coexiste sous deux aspects, par exemple la version de lui-même enfant ou adolescent, et sa version adulte. Mais ces versions sont figées. Il n’y a pas d’évolution de l’une vers l’autre.
L’allégorie explique aussi ce que nous avons identifié comme la centralité du personnage. Tout ce qui se produit dans le récit, et même plus généralement dans l’univers fictionnel, advient au personnage, tous les événements lui sont en quelque sorte dédiés, comme s’il était le centre du monde. NOTE

NOTE Angus Fletcher fait une observation très semblable à propos des personnages des grandes allégories, La Divine Comédie, La Reine des fées, Le Progrès du pèlerin. (« the heroes in Dante and Spenser and Bunyan seem to create the worlds about them », Angus Fletcher, Allegory, op. cit., p. 35)

Même composante allégorique dans la centralité du traître, le fait que le héros retombe de façon inéluctable sur son double négatif. Le personnage allégorique suscite ses opposants (une allégorie du bien, par définition se heurte à une allégorie du mal). Il suscite de même, par spécialisation et par divisions successives, ses adjuvants, qui représentent divers aspects que lui-même ne peut pas représenter. On pense ici au personnage central raisonnable d’eiron, Tintin, Charlie Brown, entouré d’humeurs, d’énergumènes, qui sont en réalité des personnalités secondaires. NOTE

NOTE « The allegorical hero is not so much a real person as he is a generator of other secondary personalities, which are partial aspects of himself » écrit vigoureusement Angus Fletcher. Allegory, op. cit., p. 35).

Fixité physique, fixité psychologique, fixité morale finalement, puisque l’allégorie est la personnification d’une idée abstraite. Le personnage devient une sorte d’idée ambulante. Dans les littératures écrites, le héros sage et vaillant des romans d’aventures tend vers l’allégorie. Quand lady Loring, dans Sir Nigel (1906) de Conan Doyle, dit de son époux : « Honor to him was everything — the rest nothing » (ch. VI), l’image que nous avons du chevalier défunt est très proche de celle d’une allégorie de la chevalerie. Dans les littératures graphiques, c’est précisément cet effet qui est reproduit dans le Prince Valiant de Harold Foster.
Mais c’est évidemment du côté comique que la personnification de l’idée fixe est exploitée de façon systématique. La caricature est une forme plaisante d’allégorie. Cela vaut aussi bien pour un personnage à idée fixe de Töpffer, issu du roman comique du XVIIIe siècle, que, au milieu du XXe siècle, pour ce qu’on a parfois appelé le « strip intellectuel » (Peanuts, BC, Wizard of Id, etc.). Les personnages animaux du Pogo de Walt Kelly sont des théories sur pattes, au point que le code des allées et venues est tout à fait particulier, le personnage ne pouvant littéralement faire un pas sans rencontrer un contradicteur avec lequel il se met aussitôt à disputer.

Le cartoon politique relève lui aussi de l’allégorie puisqu’il concrétise des problématiques abstraites en plaçant dans un cadre fictionnel soit une idée abstraite personnifiée (« le monde » sous la forme d’un globe terrestre, un État quelconque, par exemple « Uncle Sam », « le communisme » sous la forme du symbole du marteau et de la faucille apposé sur un être ou un objet quelconque), soit un personnage réel employé comme allégorie.

I. — LA STATUE DESCENDUE DU PILIER : L’ALLÉGORIE COMME AGENT

Tanta gratulatione alacritateque concutitur, ut aliquanto
de ingenito rigore descendens etiam corpore moueretur
.
Une telle reconnaissance, une telle liesse ébranlèrent
[Vertu] que, descendant de sa rigidité
naturelle, elle se permit un mouvement corporel.
Martianus Capella, Noces de Philologie et de Mercure

La composante allégorique des aborigènes des comics est évidente, à telle enseigne qu’on soupçonne que ces personnages sont dans la situation de réfugiés : ce sont des allégories déplacées, qui ont trouvé dans les littératures dessinées la place que les littératures générales leur déniaient. Le personnage du tarzanide, vivant dans la forêt avec les animaux, est selon Northrop Frye une allégorie de la neutralité de la nature. Le caractère allégorique des funny animals, dans la tradition d’Ésope, est tout aussi évident. Comme l’écrit Coleridge (Misc. Lit. 29), le renard est pour le commun des mortels la métaphore de la ruse, le lion la métaphore de la férocité ou bien du courage magnanime. On pourrait continuer l’énumération et noter que le canard portant un costume marin est une métaphore de l’inadaptation sociale, que le canard portant redingote, lorgnons et haut-de-forme est une métaphore de la richesse prodigieuse et de l’avarice sordide. Quant à l’enfant des littératures dessinées, il apparaît comme le véritable hybride, bien plus que les funny animals, car, ainsi qu’on l’a vu sur les exemples de Zig et Puce et de Little Orphan Annie, il est à la fois enfant et adulte, irresponsable et mature, naïf et plus rusé que les adultes, il règle ses problèmes à la fois par le pragmatisme propre à la condition adulte et par des moyens relevant de la magie (principe de l’intention auto-réalisatrice). Autrement dit, il est une allégorie de la liminarité, de la situation de seuil, ce qui explique qu’il habite les interstices de la structure sociale, éternel voyageur, faisant les cent métiers, tour à tour clochard et milliardaire.
Mais c’est le super-héros qui présente le cas à la fois le plus exemplaire et le plus épineux. Créé à l’imitation des héros aventureux des pulp magazines, il se spécifie à travers l’allégorie, avec laquelle il entretient des relations complexes, certaines solutions allégoriques étant explorées mais aboutissant à des impasses. En sens inverse, l’interprétation allégorique du super-héros est remise en cause par une relecture littéraliste, emportant les personnages dans un mouvement catagogique qui caractérise toute la fiction du XXe siècle (catagogie signifie un mouvement descendant, une chute).

§1 Le super-héros comme figure allégorique

Il est banal d’observer que les super-héros « incarnent la vertu » ou qu’ils « représentent le bien ». Statue descendue de son socle, le super-héros est dans sa conception même une allégorie. Cette allégorie est d’autant plus immédiatement lisible qu’on se rapproche du cœur des valeurs incarnées ou qu’on se rapproche d’une iconographie identifiée comme allégorique.
Un exemple du cœur des valeurs est le patriotisme américain. De pures allégories sont ainsi devenues des super-héros. On peut citer, au fil des décennies : Uncle Sam (Will Eisner, National Comics n° 1, juillet 1940), le Soldat Inconnu (Bob Kanigher, Joe Kubert, Star Spangled War Stories, n° 151, juin-juillet 1970), la statue de la Liberté (Lady Liberty, première apparition dans The Outsiders Special, juillet 1987). Les récits expliquent que le personnage est « l’esprit » de l’allégorie convoquée. Uncle Sam est « l’esprit » d’un soldat tombé pour la guerre d’Indépendance. The Unknown Soldier est une « gueule cassée » qui, dans la logique des comics, puisqu’il n’a plus de visage, les a tous. De façon plus embrouillée, Lady Liberty aspire les pouvoirs « psychiques » de sa référence allégorique au moyen de sa torche.
Des motifs iconographiques immédiatement lisibles comme allégoriques incluent la référence antiquisante (personnages vêtus à l’antique) et les emblèmes. La référence mythologique et antiquisante est omniprésente dans la première génération des super-héros, celle des années 1940. Relève aussi de l’allégorie le motif iconographique des personnages costumés se battant au milieu des nuages. Ce motif traverse l’art occidental et les super-héros ne sont que les plus récentes illustrations du vieux thème de la justice pourchassant le crime. Pour ce qui est des emblèmes, il est frappant de constater la persistance dans les littératures dessinées de l’emblématique (Emblemata d’Andrea Alciato, 1531) et de l’iconologie (Iconologia de Cesare Ripa, 1593), ainsi que la séparation entre une allégorie qu’on pourrait définir comme destinée à un usage général et une symbologie plus ou moins ésotérique. Wonder Woman, créée en 1941, illustre bien la référence antique (elle est fille d’Hippolyte, reine des Amazones) et l’usage de l’emblème (un lasso, des bracelets, une tiare). Quant à la symbologie, elle se confond dans l’espèce avec un message moral : Wonder Woman est belle comme Aphrodite, sage comme Athéna, forte comme Hercule, rapide comme Hermès, ce mix de vertus lui permettant de vaincre les ennemis de l’Amérique alors qu’on est en guerre.
Captain America est l’allégorie du patriotisme américain, et particulièrement des forces de défense. Son arme est son bouclier, accessoire qui symbolise le caractère protecteur de l’armée. Le personnage est créé avant l’entrée en guerre des États-Unis (Captain America Comics, mars 1941) et la projection des forces armées américaines n’est donc pas prise en compte. Captain America réapparaît vingt-trois ans après sa création originale, dans The Avengers n° 4, mars 1964, et vit la suite de ses aventures dans Tales of Suspense à partir du numéro 59, novembre 1964 (le personnage figure déjà au numéro 58 dans les aventures d’Iron Man). Dans cette version postérieure de deux décennies à la guerre, et où le motif de l’isolationnisme serait évidemment anachronique, Captain America lance fréquemment son bouclier comme une sorte de boomerang, alors que, dans la version des années 1940, le bouclier sert sauf exception d’arme défensive.

L’historiographie populaire du super-héros insiste premièrement sur la création ex nihilo d’un genre avec Superman en 1938 puis Batman en 1939. Cette historiographie insiste en second lieu sur l’origine fictionnelle du personnage (dans le premier épisode de ses aventures), origine sans cesse rappelée, à la fois dans la fiction et dans la littérature secondaire, et qui constituerait précisément le « mythe » du personnage, et lui conférerait une qualité « mythologique » (qui serait plus exactement, en l’espèce, une qualité allégorique). À la fin du XXe siècle s’ajoute une troisième idée-force : le « mythe » ainsi établi ferait l’objet d’une relecture « démythifiante » (ou, pour être ici encore tout à fait précis, ce qui était essentiellement une allégorie serait réinterprétée de façon réaliste), en particulier au milieu des années 1980 (The Dark Knight de Frank Miller, Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons).
Ces trois idées demandent cependant à être précisées. Nous esquisserons ici les problématiques qu’elles soulèvent, avant de reprendre les questions en détail.
Premièrement, aucun personnage ne crée, par son apparition même, un genre nouveau qui serait le genre des super-héros. Les créateurs de Superman et Batman pastichent le newspaper strip de leur temps et la littérature des pulps, qu’ils pillent sans vergogne. La structuration en genre est un phénomène progressif, lié au « génie » du médium et au rendement spécifique des motifs narratifs. Graphiquement Superman apparaît comme une sorte de synthèse du strip américain, dont il amalgame tous les codes. Superman est dessiné et mis en récit par Joe Shuster essentiellement comme du mauvais Alex Raymond (Secret Agent X9). La caractéristique principale du personnage du point de vue du dispositif, le fait qu’il échappe à la gravité et se propulse au milieu du champ iconique (alors qu’un personnage pédestre est aimanté par le filet inférieur de la case), doit également tout au strip. Nous avons vu que Tarzan, se balançant dans la canopée, anticipe le super-héros. Habitant du milieu du monde, entre le sol et le ciel, il est aussi l’habitant du milieu du champ iconique. La même remarque vaut pour Buck Rogers, créé la même année que Tarzan, qui, dans son XXVe siècle, bénéficie quant à lui de ceintures d’inertron, matière qui « tombe » vers le haut.
Demande à être précisé en second lieu le rôle de l’épisode-source des « origines » du super-héros, et son importance dans la construction d’un récit « mythologique ». La coïncidence d’un événement éditorial (la parution d’Action Comics n° 1, juin 1938, contenant les premières aventures de Superman) et d’un événement fictionnel (la naissance de Superman avec le « mythe originaire » de ce personnage) est une illusion. Dans le premier épisode de Superman (Action Comics n° 1), Superman, petit extraterrestre qui n’a pas de nom, est expédié bébé depuis une planète en fin de vie, qui n’a elle non plus pas de nom. Il n’est pas recueilli par les Kent. Il ne sait pas voler. Dans ses premiers exploits héroïques, il agit à la façon d’un vengeur masqué plutôt que comme un super-héros opérant au grand jour. Bref, le premier épisode n’est la source de rien du tout. Batman, dans le premier épisode de ses aventures (Detective Comics n° 27, mai 1939), n’est pas témoin enfant du meurtre de ses parents, il ne voit pas voler une chauve-souris, il ne fait pas vœu d’éradiquer le gangstérisme, déguisé en chauve-souris pour terrifier les gangsters. Cette composante tragique du personnage apparaît seulement dans le numéro 33 de Detective Comics, donc au septième épisode. Et il faut encore attendre cinq numéros pour que Bruce Wayne s’adjoigne Robin (Detective Comics n° 38, avril 1940).
Certes, une fois le genre du super-héros devenu canonique, la relecture – et la réécriture – constantes des récits d’origines des super-héros, confèrent à ces récits la valeur d’une histoire infiniment répétée, comme s’il s’agissait réellement d’un mythe tiré de l’antiquité gréco-latine. Et comme chaque auteur met un point d’honneur à donner un sens nouveau au « mythe » originaire, quand il n’en change pas perversement toutes les données, ces auteurs eux-mêmes opèrent selon toute apparence à la façon des mythographes, en donnant chacun une version particulière d’un épisode mythique. Mais une telle appréciation en termes de « mythologie » ne découle-t-elle pas de définitions incorrectes ? Il n’est pas assuré que le mythe soit caractérisé par le fait qu’il est repris sans cesse. Également discutable est la conception selon laquelle le mythe tiendrait dans l’ensemble de ses variantes. Enfin et surtout, ce qui est attribué au « mythe » renvoie plus réalistement à une composante allégorique.
Dernier point, le mouvement catagogique qui fait des super-héros des années 1980 de sinistres miliciens opérant en marge de la légalité, loin de priver les personnages de leur composante allégorique, nous ramène au contraire au temps des origines, où un Fletcher Hanks met en scène un démiurge tout puissant et punisseur (Stardust, le très mal nommé car il n’a décidément rien de féerique, première apparition dans Fantastic Comics n° 1, décembre 1939), rappelant que l'ambiguïté des personnages est indissociable de leur conception même comme allégorie.

1. Les sources romanesques des super-héros : une pulpitude indifférenciée

Les super-héros sont des adaptations des héros des pulps. Comme l’a brillamment montré Jim Steranko (dans le premier volume de The Steranko History of the Comics, Supergraphics, 1970), le personnage de Superman tire son inspiration des pulps magazines consacrés aux aventures d’un héros récurrent (hero pulps), à commencer par Doc Savage, dont il partage le prénom. Le nom civil de Superman est Clark Kent ; pour l’état-civil, Doc Savage est Clark Savage, jr. On a parfois écrit que Superman est prénommé Clark du fait de la popularité de l’acteur Clark Gable, mais cela ne fait que confirmer le lien avec les pulps, puisque les instructions données à Walter Baumhofer, l’illustrateur de couverture de Doc Savage étaient précisément de modeler le personnage sur Clark Gable. Doc Savage est The Man of Bronze, Superman est The Man of Steel. Superman a une forteresse de la solitude, comme Doc Savage.
Les emprunts sont parfois de romans entiers. L’aventure de Superman dans Action Comics n° 30 (novembre 1940) est un plagiat de Murder Mirage, le roman publié dans Doc Savage Magazine de janvier 1936. Le fait qu’on puisse, dans le récit, impunément remplacer Doc Savage par Superman suffit à démontrer la proximité générique des récits.
Batman est également un mélange des personnages des hero pulps. (Le premier récit de Batman, dans Detective Comics n° 27, est lui aussi un plagiat, du roman du Shadow titré Partners of Peril, paru en pulp le 1er novembre 1936.) Comme The Shadow, Batman est sinistre, nocturne et il terrifie les criminels. Et comme Doc Savage, Bruce Wayne use de capsules de gaz, porte un gilet pare-balles, dispose d’un laboratoire, fait marcher les gens qu’il poursuit dans une peinture qui devient phosphorescente sous une lumière spéciale. Même le commissaire Gordon est emprunté au pulp magazine consacré au personnage surnommé The Whisperer, créé en 1936 (c’est le Whisperer lui-même qui est dans le civil le police commissioner James « Wildcat » Gordon).
Au-delà des pulps, les inspirations littéraires des super-héros plongent des racines dans la littérature populaire. Le Mouron Rouge de la baronne Orczy (The Scarlet Pimpernel, 1905, d’après la pièce du même titre, 1093) semble bien être – secrètement, comme il se doit – à l’origine de tous les redresseurs de torts à double identité, à commencer par Superman et Batman, avec comme chaînon intermédiaire le Zorro de Johnston McCulley dans les Munsey magazines (« The Curse of Capistrano », All-Story Weekly, août et septembre 1919). Il en découle une incongruité, car la foppishness de Sir Percy Blakeney (son maniérisme de mirliflore) est un trait d’« époque », en l’occurrence de l’époque de la Terreur, qui est le théâtre de toutes ses aventures ; Sir Percy précède immédiatement l’« incroyable » du Directoire et le dandy de la Régence (le futur Régent est un personnage des romans de la baronne Orczy). Un personnage de ce type apparaît plausible, quoique purement conventionnel, dans un roman populaire situé dans la Californie coloniale (Don Diego Vega, alias Zorro, dans les récits de pulp magazines de Johnston McCulley, est, sous son identité civile, rétif aux duels, et poli avec toutes les dames mais réticent à leur faire la cour). Il devient franchement absurde dans un comic book situé dans l’Amérique de l’entre-deux-guerres.
Débordant le modèle de Sir Percy, qui est superficiel et enjoué, mais nullement faible, Clark Kent, alias Superman, joue initialement le rôle d’un lâche, raison pour laquelle il est méprisé par Lois Lane (Action Comics n° 1, juin 1938). Cette prémisse étant clairement absurde (personne n’a envie de lire les aventures d’un lâche, même s’il s’agit d’un simulateur), le trait sera atténué, la lâcheté devenant un manque d’assurance, et c’est ce qui donnera, dans les histoires de Superman, le « mild-mannered Clark Kent ».
Quant à Bruce Wayne, alias Batman, sa caractéristique principale à sa première apparition (Detective Comics n° 27, mai 1939) est que c’est un riche blasé : tout l’ennuie, à commencer par les histoires criminelles dont l’entretient son ami le commissaire Gordon. Le personnage est une version poussée à la caricature de Lamont Cranston, identité civile du Shadow. Mais Bruce Wayne enjambe pour ainsi dire le modèle du Shadow pour retrouver en arrière celui de sir Percy, le Mouron Rouge. En effet, si Lamont Cranston est simplement un oisif fortuné, un homme de la bonne société passant sa vie dans les clubs, ce n’est pas un gandin, contrairement au Bruce Wayne des origines. Ici encore, comme il est contre-productif de mettre en scène un personnage focal qui passe son temps à se plaindre avec affectation qu’on se rase, on comprend que les auteurs aient eu à cœur d’atténuer les traits de foppishness de Bruce Wayne. Dans les épisodes suivants, le personnage n’est plus caractérisé que par le fait qu’il porte une robe de chambre, signe de son aisance et de son oisiveté.
Batman emprunte aux différents genres fictionnels des pulps davantage encore qu’à leurs héros. Dans le numéro 32 de Detective Comics, on est dans une ambiance gothique et centre-européenne, comme dans le pulp fantastique Weird Tales, avec cagoulards, hypnose et vampires. Le n° 33 (novembre 1939) emprunte, lui, à la science-fiction, avec rayon destructeur tiré depuis un dirigeable fantôme (inspiré, quant à la forme, des fusées spatiales de Buck Rogers).
Quant au style graphique dans lequel est représenté Bruce Wayne, dans ces premiers épisodes, il mêle l’influence d’Alex Raymond (Secret Agent X9) à celle de Chester Gould (Dick Tracy), ce qui n’est pas absurde pour un récit à thème policier. Mais on relève aussi l’imitation du style de Milton Caniff (Terry and the Pirates) au numéro 34 (décembre 1939), à telle enseigne que Bruce Wayne finit par ressembler à Pat Ryan. Finalement, par rapport à la version initiale du personnage de Bruce Wayne, il demeure le principe d’un aristocrate (dans sa version américaine du ploutocrate) à identité secrète, mais sans désormais le trait de foppishness qui était sa définition à ses débuts.
Une solution alternative consiste à sélectionner parmi les traits caractéristiques de Sir Percy. Dans les comics de la Marvel des années 1960, Tony Stark, alias Iron-Man, (Tales of Suspense, avril 1963), est un « play-boy », ce qui peut paraître incongru dans un univers dessiné où par définition la sexualité est absente. Mais Tony Stark reprend l’un des traits de Sir Percy : sa paradoxale popularité auprès des femmes, due au fait qu’il est à la fois l’arbitre des élégances et le maître des réjouissances.

2. L’impasse allégorique dans les littératures démotiques

Les super-héros systématisent une composante allégorique présente dans les pulps. Mais dans les pulps, cette composante allégorique relève essentiellement de la rhétorique. En effet, sur le plan stylistique, le discours allégorique est épidictique : la convention est qu’on louange le personnage allégorique. Dans les comics, l’allégorie intervient à tous les niveaux du récit, dans la conception imagière du personnage, dans la séquence imagière, dans les facteurs éditoriaux.
Dans les pulp magazines, Doc Savage est le parfait exemple d’une allégorie animée, d’une statue descendue de son piédestal. « He pressed the binoculars to his eyes and focused them on the amazing bronze statue. The bronze masterpiece opened its mouth, yawned – for it was no statue but a living man. » (The Man of Bronze, Doc Savage Magazine, mars 1933). L’homme de bronze sera rituellement décrit comme une statue forgée dans ce métal (« a statue sculptured from solid bronze », « a mighty bronze statue »). Plus subtilement, Doc est décrit comme un géant, mais si bien proportionné qu’il faut le voir à côté d’un quidam qui donne l’échelle humaine pour s’apercevoir de son gigantisme ; c’est, à la lettre, la description d’une statue qui, sur son socle, a l’air d’être aux dimensions humaines alors que, pour être visible, elle est évidemment « larger than life ».
Si Doc Savage est une statue animée, que représente-t-elle ? La réponse est également donnée de façon rituelle dans les romans. Doc Savage est « la Némésis de bronze » (« the bronze Nemesis »), ce qui signifie que ladite statue est l’allégorie de la Vengeance des dieux, de la rétribution divine du crime. Comme il est difficile de donner la biographie et les traits de caractère d’une statue, la peau perpétuellement bronzée du personnage est aussi, de façon plus prosaïque, un caractère transitoire devenu permanent, attestant sa longue habitude des tropiques (« His skin was of an unusual bronze hue, as if burned by countless tropical suns »), c’est-à-dire, en dernière analyse, son lien avec la fiction d’aventures, et spécifiquement le roman d’aventures impériales.
Les comics de super-héros conservent le style épidictique des pulps. C’est ce qui explique les compliments textuels adressés à Superman. (« It is Superman, champion of the weak and helpless », annonce un récitatif dans Action Comics n° 4, septembre 1938.) Mais les super-héros intègrent la composante allégorique dans leur définition graphique et dans la logique narrative propre à un récit dessiné. Le super-héros est une allégorie en action. Les attributs allégoriques deviennent la panoplie du personnage (au sens de l’armatura d’un gladiateur) : le lasso de Wonder Woman oblige ceux qu’il enlace à obéir et à dire la vérité ; les bracelets de l’Amazone lui permettent de repousser les balles, sa tiare peut se lancer comme un boomerang.
Le Shadow des pulp magazines doit son caractère allégorique à son origine radiophonique. Il est la voix qui annonce, sinistre, que « le crime ne paie pas », puisque le Shadow est initialement le « host », le présentateur de nouvelles policières dans la Detective Story Hour (1930). Dans le radio show, le présentateur ricane de façon sinistre et déclare : « I am the Shadow... conscience is a taskmaster no crook can escape. It is a jeering shadow even in the blackest lives. The Shadow knows... » (Suit le placement de produit : « And you too shall know if you listen as Street and Smith’s Detective Story Magazine relates for you the story of... ») Dans les romans écrits par Walter Gibson (qui signe Maxwell Grant), les fins de chapitres désignent rituellement le Shadow comme un agent omniscient, qui voit clair dans le jeu de l’ennemi et s’apprête à le mettre en échec. Ainsi, le malfaiteur ne peut ni cacher son forfait ni échapper à ses conséquences. La connaissance du mal, associée au caractère fatal de la rétribution, définissent ensemble la justice immanente. La punition est déjà contenue dans le forfait. « The Shadow, cognizant of the truth, has mapped a new campaign », « The Shadow has knowledge superior to that his agents had given him », « The Shadow was already positive that he would have a complete trail, before this work was finished », « His was the task to learn, that he might be prepared », « The Shadow knew », « Only the Shadow knew », etc. Cette grandiloquence des fins de chapitres est commandée par le fait que le Shadow n’a pas de personnalité propre (ce qui le rapproche d’une allégorie « pure »). Comme il est un maître du déguisement, il est en quelque sorte éparpillé tout au long des romans entre ses identités d’emprunt ; même son identité « civile », celle du milliardaire Lamont Cranston, est empruntée au véritable Lamont Cranston, perpétuellement en voyage dans des pays éloignés. Il n’est point besoin d’insister sur le caractère forcé, voire saugrenu du procédé des fins de chapitres sentencieuses dans un roman populaire. En revanche, cette façon de procéder par maximes fonctionne parfaitement dans les comics. On le vérifie aisément sur le comic book du Shadow (Street and Smith, 1940), où les « But the Shadow knows ! » et les « Crime does not pay ! » ponctuent efficacement le récit, et où le personnage se comporte strictement comme un justicier costumé, tel Superman ou Batman. Si le modèle des super-héros est transposé à son tour du pulp magazine aux comics, on obtient logiquement un super-héros de plus.
En somme, la composante allégorique du personnage fonctionne de façon plus naturelle dans le récit dessiné que dans le roman populaire, son rendement spécifique est meilleur. Ceci permet peut-être de répondre à une interrogation : si les hero pulps ont si fortement influencé les super-héros, pourquoi le super-héros n’est-il pas né dans les pulps ? L’examen comparé est ici encore riche d’enseignement.
Captain Hazzard par « Chester Hawks », publié en mai 1938 par Ace Magazines, est une imitation de Doc Savage à destination d’un public juvénile (le cœur de cible de Doc Savage était apparemment constitué de garçons d’une douzaine d’années). Le personnage, qui apparaît donc un mois avant Superman, est remarquablement proche d’un super-héros. Aveugle pendant 15 années d’enfance, il a occupé ses loisirs forcés en étudiant les sciences occultes et la parapsychologie et il est devenu télépathe et extralucide. Quand une opération lui rend la vue, il se consacre à lutter contre le mal. Il est de plus un génie scientifique comme Doc Savage (et comme bien des super-héros, à commencer par Superman).
Le caractère allégorique du personnage est fortement marqué. Quand le jeune héros recouvre la vue, comme il n’a droit initialement qu’à trois minutes de vision par jour, il réclame successivement la photographie de ses chers parents (qu’il n’a jamais vus), de la bannière des États-Unis et finalement de la Justice, représentée les yeux bandés (la Justice est aveugle comme lui-même l’a été durant ses quinze premières années ; et il poursuivra sur la voie de cette cécité garante de neutralité).
Ne comptant qu’un unique numéro paru, Captain Hazzard n’est pas un succès, nonobstant les « super-pouvoirs » que sont la télépathie et la métagnomie. La recette des super-héros est visiblement d’un mauvais rapport en roman populaire, même si l’idée « est dans l’air ».
Dix ans plus tard Captain Zero, novembre 1949, publié par une filiale de Popular Publications, est souvent donné comme le dernier des hero pulps. Captain Zero a été aveugle lui aussi. Une opération délicate lui a rendu la vue, mais sa vision reste médiocre et en conséquence il a été réformé au moment de l’entrée en guerre des États-Unis. Le cœur brisé de ne pouvoir contribuer à l’effort patriotique, il choisit de devenir cobaye pour la médecine et expérimente un « arsenic radioactif », possible remède contre le cancer. Le résultat est qu’il devient invisible entre l’heure de minuit et l’aube. Les fibres animales qui sont directement au contact de sa peau deviennent invisibles aussi. Le personnage revêt donc un slip et un t-shirt de laine blanche, ainsi que des socquettes auxquelles il a cousu avec du catgut des semelles de cuir pour ne pas se faire mal aux pieds. Tel quel, le personnage représente donc une version, à vrai dire quelque peu ridicule, d’un super-héros dans son uniforme moulant. Le journaliste, Lee Allyn est l’’identité civile de celui qui se fait appeler Captain Zero, en référence à sa visibilité nulle (zero zero, ou ceiling zero désignent, en argot d’aviateur, des conditions atmosphériques où l’on ne voit pas à un pas). Créé une dizaine d’années après l’émergence des super-héros, le personnage semble en somme un mélange à parts égales de Superman (double identité) et de Captain America (cobaye humain sur lequel on a fait des expériences). Le fait que le personnage peut se rendre invisible renvoie certes aux pulps de science-fiction, qui ont régulièrement recours au motif de l’invisibilité, et à un personnage populaire, le Shadow, (qui peut se rendre invisible, mais seulement dans le radio show créé en 1937), mais Captain Zero procède au premier chef des comics, et subsidiairement seulement des pulps. Au surplus, l’aventure de la veine « sang et tripes », qui était en quelque sorte consubstantielle aux pulps, est passée de mode, à telle enseigne que les aventures du Captain Zero sont rédigées dans le style policier « hard boiled ». On ne compte que trois numéros parus de Captain Zero. Un quatrième roman fut écrit mais jamais imprimé. Ceci semble confirmer l’inaptitude des littératures écrites à donner des versions super-héroïques convaincantes. Captain Zero paraît à une époque où, dans les comics, les super-héros sont génériquement stabilisés. Superman possède à l’époque sa version adolescente, Superboy, la kryptonite est définie comme l’unique produit pouvant lui nuire (Superman n° 61, novembre-décembre 1949). Son petit univers, défini par un petit nombre de lois permettant des variations infinies, est complet, même si tous les détails sur Krypto le super-chien, sur les différentes variétés de kryptonite, sur Lex Luthor comme ennemi principal, se mettront progressivement en place dans la décennie qui commence en 1950.
La relation entre la littérature des pulps et les super-héros semble donc n’opérer que dans un seul sens. De fait, pendant les années 1950 et 1960, l’aspect allégorique du super-héros de National Periodical sera mis en parallèle avec cette autre allégorie modeste qu’est l’univers de la science-fiction, sous la houlette de Mort Weisinger et Julius Schwartz, venus tous deux du fandom, et qui emploient comme scénaristes des auteurs de science-fiction comme Edmond Hamilton, Otto Binder, Alfred Bester.

3. Catagogie du super-héros

Un certain type d’interprétation allégorique voit dans le criminel recherché par le détective, le justicier ou le super-héros la véritable victime. C’est ce que G. Legman nomme, sous l’influence de l’École de Francfort, « institutionalized lynch » (« Be a killer nightly... you hunt human beings (the murder mystery is the backbone of civilization) » (Love and Death, Breaking Point 1949, p. 22.) On décèle peut-être ici une surinterprétation, ou alors, pour reprendre une formule de Töpffer, dans la Notice sur les Essais d’autographie (2 juillet 1842 dans Le Courrier de Genève), « un de ces utiles systèmes comme on en invente aujourd’hui tous les six mois, dans le but exprès d’expliquer pourquoi les scélérats tuent leur prochain sans qu’il y ait de leur faute, et pourquoi les gens de bien les font pendre sans en avoir le droit. »
Les récits de super-héros de Fletcher Hanks (Stardust, 1939-1941) illustrent par l’absurde ce qui se passe lorsque le super-héros se montre réellement plus préoccupé de « lyncher » l’antagoniste que de rétablir la justice. Une fois que le lecteur se rend compte du véritable enjeu du récit, l’allégorie de la Némésis cesse d’opérer. Reste l’extrême bizarrerie de l’imagerie et la rationalisation de pulsions associées dans l’espèce à la sociopathie de Fletcher Hanks (« Tous les alcooliques sont paranoïaques » avouait un compagnon de beuverie d’un autre caractère difficile, Ed Wood, le plus mauvais cinéaste d’Hollywood.) D’un autre côté, Fletcher Hanks travaille bel et bien au moment où le genre du super-héros éclôt et il en propose par conséquent une version possible. Le super-héros est, dans la droite ligne de la Poétique d’Aristote, supérieur aux hommes ordinaires soit par nature (Superman) soit par degré (Batman). Fletcher Hanks nous propose une lecture radicale du héros supérieur par nature, puisque ses personnages tendent à être omniscients et omnipotents. En tant qu’allégories de la rétribution, ils prennent tous les caractères du Dieu du monothéisme. C’est vraisemblablement cette exagération dans la conception de l’allégorie qui condamne la version du super-héros selon Fletcher Hanks, davantage que les motifs sadiques, ou que les images hallucinatoires inspirées par l’intoxication alcoolique.
On trouvera dans l’underground, un quart de siècle après la période d’activité de Fletcher Hanks, des solutions curieusement similaires, chez le dessinateur Rory Hayes. Ses histoires de nounours monstrueux parues dans les années 1960 et 1970 sont à la fois la continuation de ses juvenilia, un hommage parodique à ses lectures formatrices (les contes moraux déguisés en récits d’horreurs des EC Comics) et, sur le plan allégorique, une tentative de représentation du mysterium tremendum de la drogue, avec son illusion d’une puissance infinie. L’addiction aux amphétamines de Hayes, comme l’alcoolisme de Hanks, communique une expérience qui correspond à une descente aux enfers. (Le trope du voyage infernal fait partie des lieux communs sur l’addiction.) La figure ultime qui est révélée chez Hayes est celle d’un démon tout-puissant, l’équivalent de Lucifer dans la Comédie de Dante. Mais contrairement à Fletcher Hanks, Rory Hayes ne peut raisonnablement représenter une version alternative, une version possible, de l’histoire des comics (pas même des comics underground : il appartient à la catégorie des dessinateurs mineurs de l’underground, cantonné aux demi-pages à la fin de Arcade).
La véritable postérité de Fletcher Hanks réside dans la vingtaine de récits de science-fiction et d’horreur dessinés dans les années 1950 par le dessinateur Basil Wolverton, qui représente lui aussi des méchant avec des gueules impossibles, des monstres cauchemardesques, des catastrophes cosmiques entraînant la fin du monde. Mais la production de Wolverton est semi-blagueuse. Ou plus exactement, elle correspond à une tentative de récit réaliste par un dessinateur qui foncièrement appartient non seulement au genre comique, mais au genre grotesque (genre qui était passé de mode après-guerre, ce qui obligea précisément Wolverton à chercher un nouveau débouché). On se situe donc sur la ligne de crête entre les deux variantes génériques du récit allégorique, qui sont le romance et la satire, ce qui peut expliquer la difficulté de Wolverton à placer ses récits réalistes auprès d’éditeurs qui se doutaient vaguement qu’il y avait anguille sous roche.
La composante allégorique des super-héros est remise en cause dans la seconde moitié du XXe siècle par la déchéance graduelle d’un personnage de plus en plus restreint dans ses moyens. Les super-héros de la Marvel des années 1960 sont censés avoir des peines de cœur et les problèmes de gens de la rue, à commencer par la contrainte budgétaire. (Les Fantastic Four ne savent comment payer le loyer. L’adolescent Peter Parker, alias Spider-Man, doit financer ses études et faire vivre sa vieille tante.) Sur le plan éditorial, pareille stratégie consiste pour les scénaristes à mélanger les genres fictionnels des comic books publiés par leur firme. Les personnages de super-héros de Marvel ont des peines de cœur comme les personnages des romance comics de l’éditeur, alors déclinants, Teen-Age Romance (dernier numéro daté de janvier 1962), Love Romances (dernier numéro daté de mai 1963), ou comme les personnages des comic books humoristiques, toujours populaires quant à eux, mettant en scène des adolescents (Kathy) ou des jeunes femmes (Patsy Walker, Millie the Model). Les personnages de super-héros de Journey into Mystery (Thor), Amazing Fantasy (Spider-Man), Tales of Suspense (Captain America, Iron-Man), Tales to Astonish (Ant-Man, Hulk), sont, comme les individus moyens des histoires courtes que publiaient ces titres (qui sont des équivalents en bande dessinée de pulp magazines d’horreur et de science-fiction), confrontés à des créatures légendaires, des abominations d’outre-espace. C’est le remploi systématique, des héros comme des monstres, qui crée, via la contrainte sérielle, la catégorie des super-héros et des super-traîtres. Un scénario de Stan Lee pour une histoire de monstre devient un scénario pour un épisode des Fantastic Four quand on pose le principe qu’un monstre est réutilisable, tout comme l’équipe des héros est réutilisable, et qu’un unique Homme-Taupe ou un unique Skrull remplacent la séquelle des Groot the monster from planet X, Tim Boo Baa, Glop, Taboo, Blip, Kraa, Zzutak, Sporr, etc. (Cette tendance au remploi sériel est déjà perceptible dans les littératures sources, c’est-à-dire les pulp magazines de science-fiction et d’horreur gothique. Le lecteur a toujours plaisir à retrouver un personnage familier, plutôt qu’un inconnu dont il n’entendra plus parler après la fin de la nouvelle ou du roman.)
Mais ce sont surtout les super-héros des années 1980 qui témoignent du caractère catagogique de l’évolution du genre. Dans The Dark Knight Returns, 1986, de Frank Miller, et dans Watchmen, 1986-1987, d’Alan Moore, les personnages costumés, dépeints dans un univers naturaliste, vieillis et désabusés, critiqués par les médias et par les politiques comme des miliciens opérant hors la loi (vigilantes), apparaissent comme des allégories depuis longtemps bonnes pour le musée.
Chez Miller, comme chez Moore, cette déchéance naturaliste est placée sous le signe du journalisme. Dans The Dark Knight Returns, les écrans de télévision des chaînes d’information en continu sont des cases de forme particulière, les propos des « têtes parlantes » apparaissant au-dessus, sous forme de récitatifs, et le tout constitue un dispositif spatio-iconique secondaire, intriqué dans celui du graphic novel et qui en exagère les traits (en particulier le caractère haché, jusqu’à l’incohérence, associé à de constants traits d’ironie). Dans Watchmen, le point focal du récit, son agora, et aussi l’équivalent du chœur antique, est un kiosque à journaux, qui devient le point de convergence de différents discours, celui des médias, celui de groupes religieux apocalyptiques, et celui des comic books de piraterie qui satisfont pour leurs jeunes lecteurs le besoin d’évasion que les super-héros ne peuvent pas donner puisque dans ce monde ils existent « réellement ». Les médias, télévision et presse écrite (les récits de Miller et de Moore se situant juste avant la révolution internétique), sont pris eux-mêmes dans la spirale catagogique, puisqu’ils produisent une imagerie sordide à l’appui d’interprétations fautives. Watchmen relate ainsi la plus gigantesque fake news de tous les temps : une (fausse) invasion extraterrestre.
Ce mouvement catagogique correspond au dernier degré, à la fin du XXe siècle, du grand mouvement d’abaissement littéraire entamé au début du XVIIIe siècle avec le réalisme de Defoe et qui, à l’intérieur du roman, s’est poursuivi avec les naturalistes au XIXe siècle, puis au XXe siècle avec la déchéance du personnage. « L’histoire du roman moderne est celle de la disparition du personnage classique », écrit Jean-Yves Tadié (Le Roman au XXe siècle, Pocket, 1997 [1990], p. 37), avant que, à la fin du XXe siècle, la forme romanesque elle-même ne cède, et que la littérature devienne pour l’essentiel une version fictionnalisée du discours médiatique.
Mais paradoxalement, ce mouvement catagogique remet au centre le caractère allégorique du super-héros. Chez Miller comme chez Moore, les super-héros retraités reprennent du service, et la description naturaliste qui est faite d’eux contribue à rendre plus crédible leur composante allégorique. Dans The Dark Knight Returns, un « psychologue de plateau télévisé » accuse Batman d’être le véritable responsable des crimes dépravés des « mutants », un gang de délinquants juvéniles adonnés à l’ultra-violence. « Batman commits the crimes using his so-called villains as narcissistic proxies. » Il y a là certes le portrait-charge d’un bien-pensant « libéral », suffisant et manipulateur, et qui possède lui-même les traits de psychopathie de ses protégés (tous les monstres expliquent à leurs victimes qu’elles ont fait d’eux ce qu’ils sont). Mais sous la satire, on repère un élément de l’allégorie déjà relevé : le traître est une personnalité secondaire du héros allégorique, que celui-ci suscite par opposition. La fin du récit de Miller confirme cette lecture, puisque, contre toute attente, les gangs, dont celui des « mutants », assurent l’ordre à Gotham City, sous la houlette de Batman, après l’apocalypse. On ne sort donc pas, chez Miller, de l’allégorie et ce qui change est seulement la nature de cette allégorie. Le contenu « abstrait » véhiculé par l’allégorie est désormais le doute lui-même portée sur les normes qui structurent la cité, doute qui affecte naturellement la symbologie, puisque c’est à travers elle que la cité s’explique à elle-même ses propres valeurs. Un corps politique qui ne croit plus à sa propre légitimité, et qui est porté à la suspicion, à l’auto-accusation, voire à l’auto-flagellation, lira délibérément l’allégorie justicière à contresens : ainsi la double identité du super-héros – qui est à la fois un individu « moyen » et Némésis – sera interprétée comme une stratégie de dissimulation, voire comme une manœuvre délibérée pour échapper aux conséquences de ses actes délictuels. Une telle lecture n’est évidemment pas une lecture « réaliste », mais est elle-même une lecture allégorique. En dernière analyse, The Dark Knight Returns de Frank Miller est une allégorie de la città corrotta.

§2 L’ allégorie en action ou la prouesse impossible

L’allégorie imagière dans le récit dessiné se heurte à une tâche apparemment impossible. Un personnage allégorique fait une très bonne image (qu’on pense à une statue ou à un tableau d’un personnage tel que la Justice, la Concorde, ou encore à l’allégorie d’un pays, par exemple Gallia, Germania ou Britannia), mais sa nature même le rend d’utilisation malaisée dans un récit imagier. La situation du créateur d’un récit dessiné est analogue à celle de l’enfant imaginatif et rêveur qui se mettrait en tête d’imaginer des aventures à une figure allégorique qu’il repérerait dans son environnement. Le problème est en somme de transformer une allégorie en un protagoniste. Une première difficulté est que ce personnage se comporte de façon insatisfaisante sur le plan strictement romanesque, précisément pour coller à son « contenu » allégorique. Par exemple, dans La Reine des fées de Spenser, le Chevalier de la Croix-Rouge (qui est en théorie le symbole de la piété ou de la sainteté) devient facilement le jouet de la rhétorique de Désespoir, dans la caverne de ce dernier, et Croix-Rouge est sur le point de se poignarder pour en finir – une scène digne d’une parodie de Mad – quand Una (symbole de la vérité, ou de la vraie foi, qui est naturellement la foi anglicane) le tire d’affaire. Inversement, si le personnage allégorique est trop incarné, il perd sa valeur allégorique. Les personnages du Progrès du pèlerin de Bunyan ont des traits humains accusés et ressemblent à des êtres réels affublés de surnoms, selon l’amusante mais très juste remarque de Coleridge. (« Where an abstraction is too strongly individualized, it ceases to be allegory ; this is often felt in The Pilgrim’s Progress, where the characters are real persons with nicknames. » (Misc. Crit. 33).
Comme on l’a vu, le personnage qui vit dans la forêt avec ses amis les animaux, est en réalité une allégorie de la nature, caractéristique du romance. Ce panisme explique pourquoi, dans la nouvelle In the Rukh, Kipling commence par décrire Mowgli comme un avatar du dieu grec, qui la nuit venue fait danser les loups sur leurs pattes arrières. La conception d’un tel personnage, régnant sur la jungle comme une divinité bienfaisante, se prête à d’excellentes illustrations, mais un scénariste (et en particulier un scénariste de récits sériels en images) ne peut rien en tirer. Chaque aventure d’un personnage de ce type reposera donc précisément sur le fait qu’il perd son statut d’allégorie. Il y a donc nécessairement une sécularisation du motif, le protagoniste cessant d’incarner un être surnaturel (ou une abstraction), pour devenir un personnage tout à fait concret. Une conséquence est que le personnage perd en grande partie sa spécificité. Au lieu d’être une allégorie de la neutralité morale de la nature, il devient banalement un justicier. C’est le cas en bande dessinée de Tarzan et de tous les tarzanides.
Les super-héros de la première génération, celle des années 1940, sont l’allégorie d’une idée abstraite. Mais de tels personnages ne peuvent fonctionner précisément que s’ils cessent d’être l’incarnation de la Liberté (Ms Liberty) ou du Patriotisme américain (Captain America), pour devenir des héros costumés engagés dans une partie de cache-cache avec des espions ou des super-traîtres. Quant à la génération de super-héros des années 1960, sa nature allégorique est moins clairement posée : au motif allégorique (par exemple à la liste des vertus de Wonder Woman) se superpose le motif narratif (au sens que nous donnons à cette expression, par exemple la liste des super-pouvoirs qui caractérisent le personnage de l’Amazone, ou la liste de ses techniques de combat lorsqu’elle perd ses super-pouvoirs à la fin des années 1960). En d’autres termes, il faut que les auteurs s’accommodent du contenu allégorique pour le combiner avec la logique narrative. Lorsque la combinaison est possible, l’allégorie fonctionne en tant que récit. Mais les littératures dessinées, en tant qu’elles reposent sur l’image et sur une logique imagière, opèrent une telle synthèse bien plus aisément que les allégories littéraires.

1. Le super-pouvoir comme principe allégorique

Les Fantastic Four sont très clairement des allégories des quatre éléments : Reed Richards acquiert la faculté de déformer son corps, autrement dit, il devient fluide comme de l’eau, la Torche obtient la faculté de s’enflammer, Sue Storm celle de se rendre invisible comme l’air, Ben Grimm devient massif et informe, allégorie de la terre ou de la matière primitive.
Cependant le cas de Reed Richards est ambigu. Sa nature liquide est surtout évidente dans les premiers épisodes de la série, où Reed coule sous des portes, passe par des tuyaux, ou bien s’introduit dans la structure poreuse d’un béton. Mais la logique narrative de la série en fait un personnage plastique, caoutchouteux, plutôt que liquide. Reed Richards est proche à cet égard de son modèle dans les comic books, le Plastic Man de Jack Cole (créé pour le premier numéro de Police Comics, paru en 1941 chez Quality Comics), ou de ses équivalents dans d’autres aires culturelles, par exemple le Tiramolla (en français Elastoc) de Giorgio Rebuffi (créé dans le numéro huit de Cucciolo, publié en août 1952 par les éditions Alpe). Le motif de l’homme liquide se modifie donc en celui de l’homme protéiforme, pour une raison évidente : ce motif permet de déployer le principe de transformation. Dans les Fantastic Four, un autre personnage fluide est le Sandman (en français l’homme-sable), qui comme son nom l’indique peut se changer en sable. Mais ce dernier utilise également ses facultés dans une optique protéiforme, déployant des sortes de tentacules, changeant son poing en marteau géant, etc.

2. L’allégorie morale

L’allégorie consiste fréquemment dans la personnification de la conscience morale et des instincts. Les littératures dessinées, plutôt que de représenter l’individu comme une totalité, comme dans le roman moderne, représentent souvent ses conflits sous forme dissociée, à la façon d’une allégorie médiévale. Comme le notait C. S. Lewis :

« If you are hesitating between an angry retort and a soft answer, you can express your state of mind by inventing a person called Ira with a torch and letting her contend with another invented person called Patientia. This is allegory. » The Allegory of Love : A Study in Medieval Tradition, Galaxy Books, 1958 [1936], chapitre II, I.

Un procédé qui traverse les littératures dessinées est celui des doubles miniatures d’un personnage, sous la forme d’un diablotin et d’un angelot, représentant les bons et les mauvais instincts du personnage (ou sa conscience et la tentation), à travers une iconographie chrétienne : la conscience arbore une aube blanche, des ailes de cygne, un nimbe, et se confond peut-être avec l’ange gardien ; la tentation est naturellement figurée avec les attributs d’un diablotin. Chez Hergé, quand Milou a un conflit de conscience, on voit apparaître autour de lui un Milou diablotin et un Milou ange-gardien et ce sont eux qui règlent le cas de conscience.
La mascotte, c’est-à-dire le personnage annexe animalier (Alfred dans Zig et Puce, Milou, le marsupilami, la coccinelle de Gotlib, etc.) a une fonction similaire. La mascotte duplique, exagère ou révèle les passions du héros. Zig et Puce sont des garçons trop bien élevés pour avoir des défauts ou des mouvements d’humeur, et ce sont donc Alfred le pingouin, ou le cheval Marcel, qui les assument. Ils les assument même complètement et sont par conséquent des humeurs. Spirou et même le fantasque Fantasio ne sauraient présenter de pulsions trop marquées et ce sont Spip et le marsupilami qui expriment leur gourmandise ou leur agressivité. Milou joue le même rôle auprès de Tintin.
Le motif du déguisement répond à la même finalité. Le personnage des littératures dessinées est figé dans sa posture. En le déguisant, l’auteur lui permet de manifester des sentiments qu’il n’a pas à l’état naturel. Ceci explique le dilemme du Spider-Man de Steve Ditko (Amazing Fantasy n° 15, août 1962), transcrit graphiquement par l’image très frappante de son visage divisé verticalement entre son identité de jeune étudiant et son alias de héros costumé. Pareille dissociation paraît illogique à première vue, puisque le jeune homme a bel et bien les pouvoirs conférés par une araignée radioactive (et de fait, l’image se lit aussi comme l’indication que, sous le masque de Spider-Man se cache le modeste Peter Parker). Mais le dilemme qui est représenté est l’incompatibilité des deux personae, le post-adolescent complexé et le super-héros qui se répand en fanfaronnades juvéniles. Et ceci permet de vérifier que le Spider-Man de Steve Ditko est une réinterprétation personnelle de Superman, où les deux personae incompatibles sont celle de l'homme de Krypton, personnage adulte et plein d’assurance, et celle de Clark Kent, qui est un sissy, une mauviette.
Le motif de la transformation monstrueuse remplit la même fonction d’allégorisation des passions. Dans le Hulk de Jack Kirby (The Incredible Hulk, n° 1-5, 1962-63), Bruce Banner se transforme quand il se met en colère. Dans sa relation avec Betty Ross, une dispute d’amoureux n’est donc jamais une simple dispute, Banner devenant un être qui tient le milieu entre le monstre de Frankenstein des films de la Universal et Mister Hyde. Dans sa persona de monstre, le protagoniste est cognitivement très limité, alors que Bruce Banner est un savant génial, ce qui ramène l’allégorie de l’ira masculine à la figure de la brute primitive.

3. Paysage moralisé : l’allégorisation de l’espace fictionnel

De même que les personnages, les univers des récits dessinés sont fortement allégorisés. Cette allégorisation concerne à la fois l’espace physique et le déplacement dans cet espace.
Le paysage allégorique est un paysage hanté, où rien n’est réellement ce qu’il a l’air d’être. C’est vrai même pour le paysage gothique qui a priori n’a rien à voir avec l’allégorie, puisque ce paysage vise à produire les sentiments élémentaires que sont la peur, le dégoût, qu’il est sensationnel, au sens que nous avons donné à ce mot. Mais on a vu que le sublime au sens de Burke peut provenir d’une idée (terreur, confrontation à une force prodigieuse, immensité, etc.) plutôt que d’un élément réel (par exemple un gouffre dans les Alpes ou un torrent impétueux). Si cette idée est projetée sur le terrain, on obtient un paysage allégorique ou paysage moralisé.
En ce qui concerne l’espace, l’allégorisation est liée au premier chef au petit nombre de lieux dans lesquels se déroule l’action, lieux qui sont toujours investis de significations précises. Il y a déjà été fait allusion, les univers dessinés se partagent entre lieux utopiques et contre-utopiques. Dans la bande dessinée « franco-belge », les mondes d’Astérix, des Schtroumpf, de Benoît Brisefer, etc., sont décrits dans les grandes cases initiales comme des utopies, et la fin des albums illustre le retour des personnages à ces univers rassurants et sans aspérités. Inversement les univers incidents ont tendance à être des dystopies. C’est vrai même dans le Charlot de Forest, dont l’environnement familier relève de ce qu’on pourrait appeler un confort miteux. C’est vrai naturellement dans Barbarella, où la Terre du XXXe siècle est une utopie post-industrielle, alors que tous les autres espaces de la fiction sont dystopiques. On retrouve donc dans l’univers fictionnel lui-même l’opposition entre paradis et enfer, qui double en quelque sorte celle, relative aux personnages, entre le héros et le traître.
Le déplacement dans l’univers diégétique, ou l’expérience cruciale, correspondent à une transformation allégorique du personnage. Zig et Puce ne deviennent eux-mêmes, au fond, que parce qu’ils ont décidé de partir pour l’Amérique. Sans ce départ providentiel, ils resteraient, le premier, garçon de bureau, le second, homme de ménage. Little Orphan Annie n’est réellement définie qu’au moment (en janvier 1925) où elle décide de quitter l’orphelinat pour partir sur les routes, et ce n’est pas un hasard si elle commence par rencontrer le couple de paysans nommés les Silos, allégories de de l’agrarianisme de Harold Gray.
Mais, ici encore, c’est l’exemple des Fantastic Four qui est le plus éclairant. Le premier vol spatial des Fantastic Four emprunte apparemment aux récits de conquête spatiale, alors populaires. (La série de Lee et Kirby apparaît à la fin d’une décennie qui a vu se multiplier, au cinéma et la télévision, les films et les séries mettant en scène des astronautes. Inversement, les comic books de science-fiction ont décliné après le milieu des années 1950.) Mais en réalité les Fantastic Four ne vont dans l’espace que pour y acquérir leurs super-pouvoirs. (Ils sont bombardés par des rayons cosmiques qui interagissent avec leurs organismes de façon différentielle.) On voit donc que le motif emprunté au roman scientifique ne fait que déguiser la transformation allégorique. Une fois cette transformation accomplie, le voyage cosmique dans les Fantastic Four change de nature. L’espace interplanétaire dans lequel se rendront régulièrement les Fantastic Four (ils sont même capables de changer de galaxie pour se rendre dans celle des Skrulls) n’a plus aucune des caractéristiques de l’espace rayé par les rayons cosmiques du premier épisode. Le cosmos devient un simple lieu de transition entre deux topoi planétaires, ou même entre deux endroits de la terre, puisque les Fantastic Four utilisent le vol suborbital pour se déplacer d’un point à l’autre de la planète. (Il y a quelques exceptions. Le Red Ghost se rend dans l’espace avec ses singes dans le but explicite d’être affecté par les rayons cosmiques. The Fantastic Four n° 13 : « The Red Ghost and His Indescribable Super-Apes », avril 1963.)

§3 L’allégorie comme structure du récit

Dans l’épisode « Prisoners of Kurrgo, Master of Planet X » (The Fantastic Four n° 7 : Octobre 1962), les Fantastic Four sont capturés par Kurrgo, dictateur de la planète X, qui va disparaître dans un cataclysme cosmique. Kurrgo attend de Mr Fantastic qu’il crée une flottille d’aéronefs pour sauver son peuple. Mais c’est techniquement impossible et Mr Fantastic crée à la place un gaz rapetissant, pour que les cinq milliards d’habitants de la planète tiennent dans l’unique fusée disponible. Mr Fantastic a aussi créé un gaz agrandissant, afin que la population retrouve sa taille une fois arrivée sur une planète habitable. C’est la fin du récit qui nous intéresse ici. Kurrgo tient la bonbonne du gaz agrandissant et fait part dans un soliloque de son intention de la garder pour lui seul, de façon à régner en despote absolu sur un peuple réduit à la taille de fourmis. La bonbonne est trop lourde et Kurrgo manque le départ de la fusée, victime de son hubris. Dans un coup de théâtre ironique, Mr Fantastic, qui ramène son équipe sur Terre dans une soucoupe volante, explique qu’il n’y a jamais eu de gaz agrandissant, car il n’a eu le temps de fabriquer que le gaz rapetissant. Mais comme tous les habitants de la planète X ont à présent la même taille minuscule, ce point importe peu. Il apparaît donc que Kurrgo est mort pour un rêve chimérique.
Il est évident qu’un tel récit ne prétend nullement au réalisme. Il n’est pas vraisemblable que Kurrgo porte seul sa charge, alors qu’il dispose de robots. Au surplus, on ne voit pas comment le fait que Kurrgo porte l’unique bonbonne de gaz agrandissant peut empêcher ses sujets de s’en emparer. C’est donc bien une donnée du récit — l’intention de Kurrgo de garder pour lui le gaz agrandissant — qui est mise en images (nous voyons Kurrgo tenant la bonbonne de gaz). Le contenu allégorique – la punition de l’hubris du personnage – est également montré de façon imagée, selon la logique simplifiée qui est celle du dessin : la bonbonne est trop lourde et Kurrgo, qui court sur une planète qui s’effondre littéralement sous lui, rate le départ de la fusée.
Voici un deuxième exemple de motif allégorique dans le récit. Dans l’épisode « The Dreaded Diablo » (The Fantastic Four n° 30 : Septembre 1964), l’alchimiste Diablo a réussi à retransformer partiellement la Chose en Ben Grimm. Ben est humain, mais il porte sur la peau, comme tatouée, la structure en nid de guêpes qui caractérise la Chose. Ce fait est remarquable, car cet transformation partielle est normalement transitoire, elle sert précisément à figurer la métamorphose de Ben en la Chose, et vice versa. Le fait que Ben soit stabilisé dans cet état, par définition intermédiaire, constitue par conséquent une entorse aux règles qui régissent le monde fictionnel. Sur un plan abstrait, cela signifie que Diablo a la faculté d’interrompre les processus, ou de les stabiliser, en somme de rendre le provisoire définitif. Bientôt Diablo vend ses potions miraculeuses aux magnats et aux potentats du monde entier. Mr Fantastic, sceptique, analyse l’un des philtres utilisés par Diablo. Son tube à essai explose. De fait, dans la suite du récit, il apparaît que Diablo est un imposteur. Ses philtres fonctionnent, mais leur effet n’est jamais que provisoire. Ben Grimm constate ainsi que, au bout d’un certain temps, il se retransforme en la Chose. Ainsi, la promesse attestée par l’aporie imagière d’un Ben gelé au milieu de sa transformation (rendre le provisoire définitif) s’avère illusoire, le processus de transformation devant fatalement se réenclencher. Autrement dit, le définitif de Diablo n’est jamais que du provisoire. C’est cette instabilité du processus qui est métaphorisée par l’explosion du tube à essai de Reed Richards.
Dans certains cas, l’allégorie n’est pas simplement un motif du récit ou la leçon morale tirée de ce récit. Elle se confond en entier avec le récit. Les péripéties et l’arc même des événements sont isomorphes à sa signification allégorique.
Dans le huitième épisode des Fantastic Four, « Prisoners of the Puppet Master », novembre 1962, le Puppet Master est une version pseudo-scientifique d’un féticheur vaudou. Il a découvert une argile radioactive qui lui permet d’avoir le contrôle sur les êtres : il lui suffit de sculpter une statuette d’un individu quelconque et de la faire bouger dans un décor miniature pour que l’original se mette à agir à l’identique. Le clou de la collection du Puppet Master est sa propre statuette, en roi du monde, et il explique à sa fille aveugle, Alicia, comment il a l’intention de régner en despote oriental. Alicia, horrifiée, lui dispute sa statuette. La statuette tombe. Aussitôt, le Puppet Master trébuche et tombe par la fenêtre.
Le personnage du Puppet Master est naturellement une allégorie du manipulateur clandestin, de l’individu qui « tire les ficelles ». « Puppet Master » est employé en particulier en politique, comme une expression péjorative, pour désigner l’homme politique qui manipule et contrôle d’autres hommes politiques. Ce qui distingue cet exemple est la coïncidence parfaite du thème et du phore. Du point de vue du thème, le pouvoir du manipulateur repose naturellement sur le caractère secret de ses agissements. C’est précisément pourquoi, dans le récit (qui constitue le phore), Alicia est aveugle. Toujours du côté du thème, la révélation ou l’aveu de la véritable nature du manipulateur entraîne inévitablement sa chute, puisque, une fois démasqué, le manipulateur se voit dépossédé de son pouvoir par ses dupes désabusées. Dans le récit de Jack Kirby, le motif est explicitement moralisé, conformément aux conventions du mélodrame. Le Puppet Master est, comme Kurrgo, maître de la planète X, victime de son hubris : sa folie de pouvoir entraîne sa chute. Alicia est à la fois l’incarnation de l’innocence (elle est horrifiée par les plans de son père) et du destin aveugle (c’est involontairement, précisément parce qu’elle est aveugle, qu’elle provoque la chute de son père). L’enchaînement entre l’aveu et la chute dans le thème, enchaînement de type logique (le manipulateur démasqué est mis hors d’état de nuire), est rendu, du côté du phore, par un principe de magie sympathique, inspiré des pouvoirs du houngan vaudouisant, la règle « ce qui arrive à la statuette arrive à l’original » impliquant que la chute de la statuette entraîne par magie la défenestration du Puppet Master. La réussite de l’allégorie repose donc ici sur l’isomorphie du thème et du phore. (Par comparaison, la chute de Kurrgo maître de la planète X, décrite plus haut, relève seulement de l'illustration du motif abstrait dans le récit dessiné.)

§4 Motifs allégoriques :  : navigatio vitæ et Psychomachia

L’allégorie impose certaines situations où l’idée abstraite peut s’ébattre. Deux motifs allégoriques en particulier reviennent constamment dans les littératures dessinées, le voyage allégorique et le combat des vices et des vertus, que nous désignerons par leurs dénominations latines de navigatio vitæ et de psychomachia. NOTE L’un et l’autre présentent un aspect rituel. Une forme ritualisée du voyage est la procession (on pense, chez Alain Saint-Ogan, à ces défilés qui remontent depuis le bas de la planche, en boustrophédon). La bataille possède elle aussi un caractère rythmique, à la façon d’une danse. C’est évident dans les bandes dessinées de super-héros de Jack Kirby, qui présentent fondamentalement des combats chorégraphiés.

NOTE Notre dette est envers Ernst Robert Curtius pour la navigatio vitæ, envers C.S. Lewis pour la psychomachia. Mais en associant les deux, nous étions retombé, comme nous le découvrîmes par la suite, sur une observation d’Angus Fletcher qui cite ensemble le progress et la psychomachia (Allegory, op. cit., p. 22), l’un et l’autre étant pour lui des images narratives de la libération du héros (par le voyage et par la lutte). Comme en littérature dessinée, le progress est une forme spécifique, qui va en gros de Hogarth à Töpffer et aux töpfferiens, nous conserverons navigatio vitæ comme désignation générale du motif allégorique du voyage. Angus Fletcher cite comme les premiers progress de notre littérature L’Odyssée, Les Argonautiques et L’Énéide, qui sont précisément des navigationes. ( Allegory, op. cit., p. 151).

1. Psychomachia : le combat des vices et des vertus

La moralisation explicite des récits dessinés associée à la mimesis imagière aboutissent à la mise en scène d’un combat allégorique entre les forces du bien et du mal. Dans les histoires de super-héros de Jack Kirby, ce combat devient un affrontement physique, qui constitue la matière même du récit. Cependant ce combat conserve sa nature allégorique, et par conséquent il est stylisé. Personne n'est jamais tué ni sérieusement blessé. Les batailles titanesques au sommet des immeubles de Manhattan n'entraînent même pas de dégâts économiques, car elles se déroulent dans un inépuisable quartier voué à la démolition.
De fait, dans les Marvel Comics, l’affrontement allégorique du héros et du traître (parfois de deux héros, à la suite d’un quiproquo), s’il suit en gros les règles de la compétition sportive – de la plus concrète (le pugilat) à la plus abstraite (la bataille des cerveaux, dont le modèle serait la partie d’échecs) –, s’avère un curieux mélange de danse, de mime, de catch (le match est truqué, le bien triomphant invariablement). De même, le « super-pouvoir » qui justifie l’entrée dans l’arène d’un protagoniste est un déroutant amalgame entre « don » féérique, « prouesse » au sens du roman de chevalerie (dont le principe est que le preux est soumis à l’épreuve extrême), et simple «constitution athlétique. (Ceci fait le désespoir des fans, qui sont préoccupés par la logique interne du récit et qui constatent que des héros qui n’ont en réalité pas de super-pouvoirs affrontent des adversaires qui ont la force de cent hommes.)
Parce que héros et traîtres sont fortement allégorisés, ils font couple et se présentent comme les deux aspects d’un même phénomène. Le héros triomphe finalement parce qu’il a « compris » comment s’y prend le traître. La vertu emprunte donc passagèrement son arme au vice et le vainc par ce moyen.
Si le principe allégorique de loin le plus fréquent est celui de l’affrontement du bien et du mal, le récit recourt fréquemment au principe de l’affrontement de deux personnalités emblématiques de deux ordres, de deux qualités, de deux visions du monde. Des exemples de tels affrontements sont l’âge mûr contre la jeunesse, la tradition contre la modernité, la règle contre la transgression, le pragmatisme contre l’idéalisme. Le fait que de tels ordres « dérivés » soient lus comme témoignant d’un degré supérieur de sophistication révèle par contraste l’importance de la psychomachia comme forme structurante.

2. Le voyage allégorique : navigatio vitæ

Le récit dessiné est fréquemment structuré par le motif du voyage, soit que ce voyage en constitue l’enjeu, soit que la pérégrination des personnages en consiste pour ainsi dire la matière. Le prétexte de ce voyage peut être comique, aventureux, onirique. Ce voyage est constamment investi d’une signification allégorique. Il représente la vie elle-même (navigatio vitæ). On peut d’ailleurs noter l’évidente proximité des littératures dessinées avec un corpus comme celui des Voyages imaginaires, Songes, Visions, et romans cabalistiques, compilés en 36 volumes in-8° entre 1787 et 1789 par Charles-Georges-Thomas Garnier (qui venait de publier avec un grand succès le Cabinet des fées en quarante-et-un volumes et qui cherchait à renouveler son entreprise). Le corpus est composé d’utopies et de voyages extraordinaires, mêlés à des degrés divers d’allégories. La collection est répartie en trois classes. La première, qui constitue l’essentiel du corpus, comprend quatre divisions : voyages imaginaires romanesques ; voyages imaginaires merveilleux ; voyages imaginaires allégoriques ; voyages amusants, comiques et critiques. La seconde classe comprend les songes et visions, la troisième les romans cabalistiques. On pourrait conserver cette structuration pour des éditions des grands strips américains des années 1900 à 1940. Voyages imaginaires romanesques (Little Orphan Annie, 1924, Captain Easy, soldier of Fortune de Roy Crane, 1933, Terry and the Pirates de Milton Caniff, 1934), voyages imaginaires merveilleux (The Explorigators de Harry Grant Dart, 1908, Flash Gordon d’Alex Raymond, 1934), voyages imaginaires allégoriques (The Kin-der-Kids de Lionel Feininger, 1906), voyages amusants, comiques et critiques (The Katzenjammer Kids, 1897). Songes et visions (Little Nemo, 1905, les sunday pages oniriques de Gasoline Alley de Frank King). Romans cabalistiques (The Wigglemuch de Herbert Crowley, 1910).
Quand le voyage relève du type de fiction que Bakhtine nomme roman d’aventures et de mœurs, les pérégrinations du héros s’accompagnent d’une transformation qui correspond à l’accomplissement de sa destinée. (La psychomachia est elle aussi censée « changer » les héros, à travers la grande bataille ou la grande épreuve, La Grande Menace ou Le Grand Défi, pour reprendre deux titres prépubliés dans l’hebdomadaire Tintin, respectivement en 1952 et 1958.) Mais comme il a été suggéré plus haut, dans les récits dessinés, les personnages effectuent le plus souvent une sorte de « sur place ». C’est précisément pour stériliser l’aspect transformationnel de l’expérience vécue que, dans le strip de Harold Gray, Little Annie et les autres personnages sont si prompts à tirer la leçon des événements. Parce que ces expériences sont reconnues comme bouleversantes, elles sont mises à l’écart en quelque sorte, et expulsées de la fiction sous la forme de la morale que l’on tire.

§5. L’allégorie remontée sur son piédestal

Nous pouvons, au terme de nos analyses, conclure que l’art du conteur, dans le récit dessiné, se ramène en grande part à sa faculté de traduire un contenu abstrait sous une forme immédiatement visible. Cette traduction obéit à trois principes. Premièrement, les catégories abstraites sont incarnées : elles sont représentées soit par des êtres soit par des éléments concrets. En second lieu, les personnages et les éléments allégoriques ainsi obtenus sont représentés en action. Troisièmement, l’action elle-même est stylisée de façon à mettre en lumière la situation actantielle, de sorte que prédominent des relations telles que l’irruption, la transformation, l’affrontement, l’alliance.
Ces trois caractéristiques assurent la traduction de l’allégorie en motif narratif. Ceci éclaire la rareté de la parfaite isomorphie du thème et du phore. Dès lors qu’on est devant un motif narratif, celui-ci tend à fonctionner de façon autonome, et la correspondance avec la signification allégorique devient dès lors imparfaite. Ainsi, dans les Fantastic Four, l’explication pseudo-scientifique qui nous est donnée des pouvoirs de la Torche humaine est que Johnny Storm vole parce que ce qui est chauffé s’allège. « I’m lighter than air!! I can fly!! » (Fantastic Four n° 1, novembre 1961, planche 13, case 3). Cependant Johnny est essentiellement une allégorie du feu et c’est précisément cette allégorie qui fournit la règle du jeu : Johnny vole parce que les flammes dansent et s’élèvent. Mais on voit aussitôt que cette règle du jeu nous écarte du strict plan allégorique, car en tant que personnage qui vole, Johnny est impliqué dans des situations narratives caractéristiques de la locomotion aérienne (il se bat contre d’autres personnages volants, il sert d’éclaireur à ses camarades en survolant les environs, etc.), situations qui sont sans rapport avec une allégorie du feu. Finalement, les plans sur lesquels l’allégorie se maintient le mieux sont le plan moral et le plan physiologique. L’embrasement de Johnny métaphorise son caractère impulsif (il s’enflamme lorsqu’il se met en colère). Sa flamme correspond à son énergie vitale (elle s’éteint lorsqu’il est au bout de ses forces).
Le propre de l’action dramatique est de faire passer au second plan le contenu allégorique. Dans le récit dessiné, des deux plans, celui du récit imagier (le phore) et celui du contenu allégorique (le thème), c’est en réalité le premier qui prime. A l’évidence, les récits dessinés n’auraient guère d’intérêt si le lecteur devait sans cesse en traduire la signification allégorique. Le jeune lecteur des Fantastic Four ne se demande pas si le Dr Doom est une allégorie du mal, ni si le récit illustre le triomphe final du bien sur le mal. Il est fasciné par le caractère sinistre du personnage et frémit à la vision des dangers qui guettent les Fantastic Four. Cette prédominance du phore se vérifie aussi au niveau de l’image. Le personnage et l’univers dessinés demeurent toujours au premier plan, et la signification de l’allégorie imagière ne se substitue pas à l’image au prix de quelque processus mental propre au lecteur. Elle en fait partie et la complète. Ceci nous amène à faire justice de la conception erronée d’une allégorie instrumentale, qui s’effacerait derrière le contenu qu’elle voudrait faire passer, en une sorte de jeu de devinette.
Dès lors, ce qu’on perd en faisant choir le personnage allégorique de son piédestal, pour en faire un simple protagoniste, est regagné d’un autre côté. Les implications allégoriques du personnage demeurent, mais elles sont reléguées à l’arrière-plan. De plus, comme ce personnage est intégré dans un récit, c’est dans l’univers fictionnel qu’est transposée la tonalité allégorique, ce qui confère à celle-ci une épaisseur accrue. Comme le notait C. S. Lewis, derrière le jardin du Roman de la Rose, on trouve tous les « autres mondes » de l’imagination, tous les ailleurs désirables. (C. S. Lewis, The Allegory of Love, Clarendon Press, 1936, en particulier chapitre II, § IV).
Pour finir, il n’est pas sûr que la transformation de l’agent allégorique en protagoniste – ou que la prééminence de l’action dramatique sur la représentation allégorique – modifie substantiellement l’allégorie. L’agent allégorique, même représenté en action, conserve sa fixité pour au moins trois raisons. Premièrement en raison de son immutabilité même, qui, dans les littératures dessinées, est codée comme son invariabilité iconique. Deuxièmement en raison de la fixité de sa conduite (déterminé par la norme morale chez le héros sage et vaillant, par l’idée obsessionnelle chez le traître ou le savant fou). Troisièmement en raison de sa situation même à l’intérieur d’un univers allégorique qui par sa nature même est strictement hiérarchisé, on pourrait dire : bureaucratique. Ceci aussi contribue au caractère fascinant de l’allégorie, puisque le personnage allégorique triomphe facilement, et de façon sérielle, de ce qui, hiérarchiquement, lui est supérieur. Des personnages d’enfants, Little Orphan Annie, Zig et Puce, ou bien de jeunes adultes, Tintin, Spirou et Fantasio, ont raison de génies du mal, de foules émeutières, d’armées ennemies. Un tel personnage allégorique, avec de telles caractéristiques, permet à son créateur « a maximum of will and wish-fulfillment with a maximum of restraint », selon la belle formule d’ Angus Fletcher (Allegory, op. cit., p. 69). La contrepartie est que le personnage immuable, invariable, se fige dans sa position, s’assimile entièrement aux insignes de ce qu’il est, emblème, costume, devise. La statue remonte sur son piédestal.

II. — FANTASY ET FANTASTIQUE COMME VARIANTES STRUCTURELLES DE L’ALLÉGORIE

L’allégorie présente une structure double, correspondant au thème (à la pensée abstraite exprimée) et au phore (l’image concrète figurée). Il y a donc deux plans, et, dans le récit, deux mondes. Dans la fiction, une telle structure double est repérable en particulier dans les histoires de détectives (que nous avons rangées plus haut dans les allégories modestes), qui sont non seulement l’un des genres canoniques des littératures dessinées, mais l’une des formes qu’empruntent les récits appartenant à tous les genres (quelqu’un mène l’enquête sur quelque chose, dans un environnement qui peut être, le cas échéant, celui du western, de l’espace interplanétaire ou de la flibuste).
L’important dans le récit de détection est la chaîne des interprétations. Ce qui pour le lecteur apparaît comme des détails circonstanciels, pour le détective constitue des signes qui, bien interprétés, indiquent le véritable sens d’événements donnés au départ comme impénétrables, ou donnés comme ayant un sens tout autre (dans le whodunit, il y a un apparent coupable, qui est innocent, et un apparent innocent, qui est le véritable coupable). La façon ingénieuse dont le détective interprète les signes est le véritable sujet du récit et fait l’objet de développements abondants. De fait, ces signes font plus que désigner l’antagoniste ; ils lui appartiennent en quelque sorte, ils constituent ses traits distinctifs. D’où l’intérêt d’utiliser un ennemi récurrent, car le héros peut alors faire la remarque que l’ingéniosité du plan, ou que la brutalité qui accompagne son exécution, portent la marque de cet antagoniste. Par contre la réparation faite aux victimes, la punition des traîtres ne présentent pas d’intérêt particulier et sont expédiés en une case, parfois en un récitatif.
Il y a donc, selon la structure de l’allégorie, deux réalités, la première étant le fil incohérent et incompréhensible des événements qui constitue l’énigme, la seconde étant la résolution de cette énigme par une présentation rectifiée, cohérente, des mêmes événements. Dans les enquêtes de Gil Jourdan de Tillieux (dans Spirou, à partir de 1956), il nous est proposé de façon orale, dans les bulles, une exégèse des événements qui nous ont été montrés. Queue-de-cerise explique que, chaque semaine, les trafiquants se joignent à la visite du château et apportent l’argent dans des valises, qu’il faut impérativement déposer au vestiaire, puis qu’ils emportent la drogue dans les pochettes-souvenir contenant en théorie des cartes postales des tableaux de la collection Palankine (Popaïne et vieux tableaux, pl. 20A). Dans Surboum pour 4 roues, il y a deux énigmes gigognes, la première étant un piège : les malfaiteurs désirent que les enquêteurs en découvrent la solution, et font le calcul qu’ils la découvriront. Les malfaiteurs font croire qu’ils ont pour dessein de creuser depuis une champignonnière, ayant au préalable chassé le propriétaire, vers les caves de la banque. Le but de la supercherie est que le banquier apeuré évacue son argent en fourgonnette, et le véritable plan des malfaiteurs est de faire sauter cette fourgonnette au moyen d’un explosif artisanal dissimulé en bord de route. Ces deux énigmes, l’une fausse, l’autre vraie, correspondent à deux chaînes événementielles qui constituent l’essentiel du récit. La fausse énigme correspond à une variante sur Le Chien des Baskerville, l’apparition d’un gros chien apparemment surnaturel. la clé — la fausse clé – de cette première énigme est empruntée, elle, à La Ligue des rouquins : ayant fait fuir le propriétaire, des malfaiteurs sont censés creuser en direction des caves d’une banque. L’énigme véritable correspond sur le plan événementiel à une épidémie de vol de fourgonnettes, dont l’explication est qu’elle servent, sur une piste d’essai improvisée, à des explosions contrôlées, de façon à ce que, le jour J, la fourgonnette contenant l’argent se renverse sur la route départementale sans éparpiller son contenu. L’irréalisme foncier du plan des malfaiteurs, le caractère hasardeux des déductions des héros ne font que renforcer la distance entre les événements fictionnels et leur signification énigmatique. Ce qui frappe est l’ingéniosité du scénario davantage que l’intelligence du plan criminel. Le succès est ici le succès de l’enigma.
Mais c’est sur la fantasy que nous souhaitons insister dans la suite de ce chapitre. Car ce genre fictionnel repose précisément sur la superposition de deux mondes, selon la structure de l’allégorie. NOTE L’écrasement de cette structure donne le fantastique, non pas le gothique que nous avons étudié précédemment, ni la veine fantastique basée sur l’hésitation entre une explication naturelle (souvent d’ordre psychologique) et une explication surnaturelle, mais le fantastique qu’on pourrait appeler « pur », c’est-à-dire celui où l’événement présenté est donné comme impossible.

NOTE La fantasy à laquelle nous faisons allusion ici est généralement qualifiée par le fandom de low fantasy. L’élément de fantasy fait irruption dans le monde naturel, qui coexiste donc avec un monde secondaire. La high fantasy se situe, quant à elle, dans un univers entièrement imaginaire, par exemple la Terre inventée des aventures de Conan. Les définitions sont naturellement variables selon les auteurs.

§1 La fantasy : le principe de simultanéité

Dans une nouvelle d’Edmond Hamilton pour Weird Tales, The Isle of the Dreamer (Weird Tales, mai 1951), un naufragé accoste une île paradisiaque. Il ne faut pas longtemps à notre rescapé pour découvrir un homme endormi, au milieu de l'île, et qui ne peut être que lui-même. Car notre survivant habite son propre songe. Les créatures fabuleuses qui peuplent l’île évitent soigneusement la clairière du dormeur : s’il venait à réveiller le dormeur, tout disparaîtrait. A la fin, c’est exactement ce qui se passe : le naufragé réveille le dormeur, qui n’est autre que lui-même, et tout s’efface. Que le héros se résigne à l'évidence de son endormissement et c'en est fait de lui, de l'île et de l'histoire. Il est donc impératif que le héros, de la première à la dernière ligne, dédaigne de voir ce qui lui crève les yeux, savoir: qu'il est l'habitant d'une rêve. Dans cette opération d’adhésion à la fiction, le personnage n’est que le représentant du lecteur, qui souhaite, lui, pendant la durée de sa lecture, croire au monde secondaire de l’île du rêveur.
Examinons un épisode d’un EC Comic de science-fiction, What he saw, dessiné par Jack Kamen (Weird Fantasy n° 16, novembre-décembre 1952). Un astronaute est naufragé sur un planétoïde désertique. Au bout de quatre mois il souffre d’hallucinations et voit successivement une femme aux cheveux noirs et une femme aux cheveux blonds et il a besoin de toute sa volonté pour se convaincre que ce sont des fantasmes liés la solitude et à la privation, et pour les faire disparaître par un effort de volonté. Sa fiancée Jane lui apparaît à son tour. Il tire sur l’apparition qui s’évanouit. Suit un coup de théâtre. Un vaisseau spatial se pose et la cosmonaute qui en émerge n’est autre que Jane. Au moment où le naufragé la prend dans ses bras, elle disparaît. C’était encore une hallucination. On devine la chute de l’histoire: la vraie Jane vient effectivement sauver le naufragé dans une vraie fusée, il croit à une nouvelle hallucination et la tue. Dans la dernière case, nous apprenons pourtant, en un ultime coup de théâtre, que cette apparition n’était pas plus réelle que les précédentes et que des extraterrestres présents sur le planétoïde ont provoqué toutes ces visions pour rendre fou le malheureux et l’empêcher de dévoiler leur existence.
Comme on le voit, l’enjeu d’une telle fiction est également l’adhésion du personnage aux événements merveilleux. Mais comme les EC Comics présentent des nouvelles dystopiques à chute, le jeu est truqué et le personnage se trouve dans une situation perdant/perdant. Qu’il croie ou non que la femme qui lui apparaît est réelle, il sera détrompé.
Si l’on compare la nouvelle d’Edmond Hamilton et celle de Jack Kamen, on constate qu’en matière de fantasy, la bande dessinée dispose d’un atout supplémentaire par rapport à la littérature écrite. Grâce au dessin, rêve et réalité se retrouvent à égalité. Leur valeur de vérité est identique, puisqu’ils sont validés simultanément par la mimesis. Dès lors, le monde-imaginaire-dans-la-fiction a le même statut que le monde-réel-dans-la-fiction. Nous proposons d’appeler principe de simultanéité cette coexistence de deux ordres incompatibles. Dans un tel schéma, le monde secondaire possède un avantage comparatif, puisqu’il correspond fondamentalement à ce que le lecteur désiree (on pourrait parler ici d’un principe d’adhésion). Le « vrai » monde, en bande dessinée, est donc le monde imaginaire.
Cette coexistence paisible de deux ordres incompatibles, conformément au principe de simultanéité, subit une évolution dans les littératures dessinées. Au départ, simple juxtaposition de deux ordres présentés comme alternatifs, la bande dessinée arrivera à les rendre coprésents dans leur contradiction même. Nous emprunterons, pour décrire cette évolution quelques exemples au newspaper strip américain.
Dans Little Nemo et dans le reste des œuvres oniriques de McCay (Dreams of a Rarebit Fiend et de nombreuses autres séries ou planches isolées), le rêve est présenté comme tel : les séquences se concluent par les fameuse cases de réveil. Chez McCay, les deux ordres du rêve et de la réalité sont donc distincts, alternatifs et hiérarchisés, mais cette hiérarchie est paradoxale. Des deux mondes, celui de Slumberland et celui de l’univers éveillé de Nemo, c’est celui de Slumberland, donné comme irréel par le récit-cadre, qui importe pour le lecteur. La vie éveillée de Nemo ne présente d’ailleurs pas d’intérêt, le programme narratif de l’enfance à l’état de veille étant ridiculement réduit (Nemo tombe de son lit et se fait en général gronder par un adulte, ou alternativement un adulte le tire de son rêve). De façon caractéristique, le réveil nous plonge précisément dans l’univers de référence du lectorat, puisque les planches se passent à la date de la parution, et que Nemo se réveille donc un dimanche matin (ses parents le réveillent souvent pour qu’il aille au catéchisme). Compte tenu de son milieu social, les parents de Nemo sont vraisemblablement lecteurs du New York Herald, où paraît la série de McCay. Ce récit-cadre ne fait donc que métaphoriser le principe même de la plongée dans la fiction (Nemo rêve ce que nous, petits-bourgeois lecteurs du New York Herald, lisons).
Le strip de Crockett Johnson, Barnaby (créé en 1942, dans le quotidien PM) présente une évolution notable du principe de simultanéité, dans la mesure où, en ce qui concerne le monde alternatif, on passe du rêve au fantasme. Cette distinction est fondamentale. Dans le rêve, les merveilles opèrent dans un univers distinct de l’univers ordinaire. Dans le fantasme, elles investissent cet univers même, la question devenant alors de savoir quelle valeur de vérité il convient de donner à ces éléments merveilleux.
Barnaby appartient au courant américain du merveilleux psychanalytique, populaire à la fin de la seconde guerre mondiale. La règle du jeu dans Barnaby est que la réalité de Mr O’Malley, le parrain féerique du petit Barnaby, reste éternellement ignorée des adultes, qui pensent à une simple affabulation de leur fils. Même quand Mr O’Malley, fendant les airs nocturnement de toute la force de ses petites ailes roses, déclenche une alerte de la défense civile, qui réussit à le prendre en photo, seul Barnaby reconnaît dans l’étrange silhouette prise dans le feu des projecteurs son parrain féerique, les adultes croyant à un prototype secret de l’Axe. Mr O’Malley est un personnage à la Micawber ou à la W. C. Fields qui s’avère aussi inefficace que brouillon, de sorte que ses tentatives de recours à la magie se soldent par des échecs et ne peuvent le trahir. La drôlerie du strip repose donc sur le maintien du double statut ontologique de Mr O’Malley. Les parents de Barnaby sont fondés à voir en lui une élaboration fantasmatique, alors que Barnaby et le lecteur savent que Mr O’Malley existe réellement. (Mais le lecteur a la possibilité de croire que Mr O’Malley n’existe pas en dehors du monde imaginaire de Barnaby, et il peut interpréter le fait qu’on ait effectivement photographié quelque chose qui ressemble à O’Malley en plein vol, comme un motif fantastique, une anomalie dont le statut ontologique reste indécidable.)
En conclusion, si on compare Barnaby aux bandes de Winsor McCay, on constate qu’il n’y a plus désormais qu’un seul monde fictionnel, qui correspond au monde du merveilleux. Il y a donc superposition des ontologies, et non seulement coprésence d’ontologies distinctes, alternatives et hiérarchisées. C’est sur le statut des personnages et des événements de ce monde des merveilles que porte désormais l’hésitation, la possibilité étant réservée que ce monde du merveilleux ne soit après tout qu’un fantasme, puisque la validation des phénomènes merveilleux par les adultes est indéfiniment reportée.
Peanuts de Charles Schulz (United Feature Syndicate, 1950) représente une étape supplémentaire dans l’évolution du principe de simultanéité, car une solution logiquement cohérente, basée sur l’alternative, fait place à une incohérence délibérée. Dans le strip de Schulz, Snoopy entretient depuis 1960 une vie fantasmatique qui contamine la réalité : nous voyons réellement la petite auberge française près du front où l’aviateur de la Grande Guerre boit de la salsepareille, même si graphiquement cette auberge se réduit à une nappe à carreaux ; quand Snoopy est l’avocat mondialement célèbre, il mange vraiment un sandwich dans le parc en face du palais de justice où il plaide, même si, ici encore, le décor est réduit à un simple banc et la tenue d’avocat à un chapeau melon, un nœud papillon et une serviette. L’origine du motif est naturellement la nouvelle de James Thurber The Secret Life of Walter Mitty (New Yorker, 18 mars 1939), consacrée à un individu médiocre et dominé par sa femme, qui s’évade en consacrant chaque minute disponible à un rêve éveillé inspiré par la fiction populaire. Snoopy est un « vrai » chien, mais il entretient une vie fantasmatique particulièrement riche, dans laquelle il est GI, aviateur, romancier, avocat, étudiant (Joe Cool), etc. Notons qu’il convient de rajouter une couche de code, qui est celle du genre animalier lui-même : un « vrai » chien, dans les littératures dessinées, est déjà un humanoïde. D’une part, Snoopy répond à l'idée que Charlie Brown se fait d’un chien (il réclame à manger, il aboie contre les chats, etc.). Mais en bon funny animal, Snoopy a aussi des comportements typiquement humains (il tape à la machine), comportements que le garçon à tête ronde considère avec placidité. La contamination est maximale quand Snoopy est un as du ciel de la Grande Guerre, car il est assis sur le faîte de sa niche, coiffé d’un casque d’aviateur, et, quand le baron rouge le mitraille, les impacts s’inscrivent effectivement sur la niche. De même, les autres personnages de Peanuts entrent dans la scène fantasmatique où joue Snoopy et y participent (Marcie peut ainsi être présente ainsi dans l’auberge française près du front), ce qui confère à l’univers du fantasme un statut ambigu : s’agit-il de fantasmes à deux ? d’un jeu ? d’un monde alternatif dans le monde de la fiction ? Certains strips tardifs rendent explicite la nature du rêve éveillé de Snoopy. Les strips commémorant le cinquantenaire du débarquement en Normandie (6 juin 1994-10 juin 1994) montrent Snoopy, qui est naturellement le GI mondialement célèbre, rampant au milieu de la boue et des chevaux de frise d’Omaha Beach, creusant un trou individuel, tombant sur une jeep détruite et lançant des grenades sur un blockhaus, tandis que, dans la dernière case, les amis de Charlie Brown téléphonent à ce dernier pour lui dire que son drôle de chien est en train de patauger dans leur piscine, ou de creuser dans leur jardin. Il arrive par ailleurs que Schulz recoure à la fantasy reposant sur la coexistence des interprétations, comme dans le strip de Crockett Johnson. Quand Sally parle aux bâtiment scolaires, les deux ordres de la réalité et du merveilleux sont donnés comme alternatifs, comme dans Barnaby. Pour Sally, la vieille école s’est suicidée ; pour le commun des mortels, le bâtiment désaffecté, qui depuis longtemps menaçait ruine, s’est écroulé.
Les strips postérieurs à Peanuts voient un retour vers des explications opérant de façon alternative : les éléments des mondes imaginaires-dans-la-fiction ne contaminent donc pas le monde-réel-dans-la-fiction. Mais d’un autre côté, le statut ontologique des mondes imaginaires cesse d’être négociable. Il suffit qu’un monde soit imaginé par un personnage (y compris au titre d’un simple fantasme) pour que ce monde devienne prééminent. La validité ontologique du monde imaginaire est une donnée de départ, qui s’appuie précisément sur l’égalité de statut que le dessin confère aux deux mondes, monde réel et monde imaginaire. Dans Calvin and Hobbes de Bill Waterson (Universal Press Syndicate, 1985), le tigre Hobbes est un véritable tigre (qui ressemble au tigre Tammanany dans Pogo de Walt Kelly) du point de vue de Calvin, mais il est un tigre en peluche pour les autres personnages. Il existe donc en permanence deux versions du même récit. Par exemple pour Calvin, une expédition vers le Yukon s’achève par une tragédie : Hobbes se perd en chemin. Pour les parents de Calvin, leur petit garçon a perdu son tigre en peluche en jouant dans le jardin au crépuscule. La règle du jeu dans Calvin et Hobbes est apparemment donc la même que dans Barnaby. Ce qui pour l’enfant relève d’un merveilleux actuel (le fait que son tigre soit vivant) n’est pour les adultes qu’un fantasme. Mais l’explication donnée au lecteur est toute différente de celle du strip de Crockett Johnson, puisque le monde imaginaire de Calvin accède désormais à la réalité de plein droit. Pour le lecteur habituel de Calvin and Hobbes, qui considère naturellement le tigre Hobbes comme un personnage particulièrement intéressant, qui est peut-être la vraie vedette du strip, la seule réalité qui compte est précisément celle où le tigre est vivant, et ce lecteur considère les cases où l’on voit que Hobbes est un simple jouet en peluche comme des sortes de parenthèses où le tigre est métamorphosé en objet inanimé et momentanément indisponible.
Dans Rose is Rose de Pat Brady (United Feature Syndicate, 1984), la narration oscille constamment, comme dans les romans de Virginia Woolf, entre le courant de conscience (stream of consciousness) du personnage et des éléments de réalité objective, focalisés sur le même personnage. Les fantasmes des membres de la famille nucléaire de Rose sont donc juxtaposés aux scènes de la vie réelle qu’ils codent. Rose se change constamment soit en petite fille (conformément à un poncif de la psychologie populaire, celui de l’inner child, de l’enfant intérieur, que tout adulte est censé redécouvrir pour recouvrer son équilibre) soit en une inquiétante motarde, expression des fantasmes de transgression de cette petite-bourgeoise suburbaine des plus conventionnelles.

§2 Le fantastique : l’aplatissement des ontologies

Nous avons distingué la fantasy du gothique et du fantastique « psychologique ». Mais compte tenu de la structure particulière des récits dessinés, la fantasy tend à empiéter sur le gothique et, de façon plus extensive encore, sur la veine fantastique basée sur l’hésitation entre une explication naturelle (souvent psychologique) et une explication surnaturelle. L’introduction en bande dessinée de vampires, de loups-garous, etc., débouche en général dans la fantasy. Autrement dit les créatures cessent de correspondre à une intrusion du surnaturel. Dans les Marvel Comics, l’ennemi principal du Silver Surfer (The Silver Surfer, août 1967) est Méphisto. Mais l’enfer d’où provient ce diable, et où il entraîne le Silver Surfer, n’est qu’un monde alternatif, pas différent dans sa nature des mondes parallèles inventés par Jack Kirby (negative zone de Mr Fantastic, Subatomica, etc.). De même, les Marvel Comics mettent en scène des vampires. Mais ces vampires ont perdu tout caractère fantastique et ils fonctionnent exactement comme les autres super-héros et super-traîtres. On pourrait dire que les récits dessinés adoptent le syllogisme suivant : tout ce qui apparaît dans le monde naturel appartient à la nature ; or les vampires, les loups-garous, etc. apparaissent dans le monde naturel ; donc les vampires, les loups-garous, etc., appartiennent à la nature.
Qu’en est-il alors du fantastique « pur », celui qui correspond à l’intrusion d’un événement structurellement donné comme inadmissible ? L’auteur de bande dessinée qui s’attaque à un récit fantastique est confronté au dilemme suivant : comment indiquer le caractère exorbitant d’événements que, par définition, il restitue sous forme graphique, et qui, en vertu des lois de la figuration, renvoient à un référent naturel ? Comment suggérer que « cela n’est pas possible » alors qu’en représentant une chose on pose précisément que « cela est » ?
Une première réponse possible est que ce qui n’est pas traduisible par l’image peut l’être par le récit lui-même. C’est souvent le procédé de la « chute » qui introduit le caractère irréconciliable de l’événement raconté avec une explication quelle qu’elle soit (naturelle ou surnaturelle). Selon un procédé fréquent, une scène impossible s’avère n’être qu’un rêve, mais, quand le personnage se réveille, il trouve autour de lui un élément de son rêve, élément bien concret.
Une deuxième possibilité est le délabrement général du récit. Le récit La Bascule à Charlot de Tardi (Charlie Mensuel n° 91, août 1976) impose une logique superficielle, proche du rêve. Choumacher rentre chez lui après une longue absence. Un mystérieux vieillard lui remet une enveloppe. Ce n’est qu’ensuite que le personnage se rend compte que si l’électricité est coupée, le vieillard n’a pas pu sonner. Le récit se poursuit par saccades, dans une brume d’alcool, de pulsions sexuelles et de pulsions de mort. Finalement il est proposé au lecteur un motif immédiatement identifiable : Choumacher rentre chez lui et les personnages qui le persécutent, un mystérieux vieillard, un petit monstre sur une chaise d’enfant et la belle jeune femme qui lui sert d’infirmière (ces deux derniers étant morts en théorie), apparaissent dans le propre appartement du héros, derrière une porte dont il ignorait l’existence. Cet élément, caractéristique des rêves, n’a peut-être d’autre fonction que d’éclairer la nature du récit.
En généralisant, on est en présence de fantastique parce qu’il y a contradiction à l’intérieur d’un même monde fictionnel, parce que le monde proposé au départ est incohérent, parce que le caractère alternatif des mondes proposés n’est pas maintenu à l’arrivée, parce que deux mondes fictionnels, en débordant l’un sur l’autre entraînent une désorganisation plus ou moins complète de l’univers diégétique. Dès lors, on voit par quel mécanisme de tels récits s’écartent de la fantasy. Dans la fantasy, deux ontologies sont soit juxtaposées soit superposées en vertu du principe de simultanéité. La fantasy conserve donc deux mondes fictionnels, un monde de base et un monde alternatif, même si on a vu que ces deux mondes pouvaient se contaminer l’un l’autre. Ce qui fait d’un récit dessiné un récit fantastique est précisément que cette dualité des mondes disparaît. Il y a donc un aplatissement de l’univers fictionnel qui devient dès lors auto-contradictoire. A la juxtaposition ou à la superposition, caractéristiques de la fantasy, le fantastique oppose la confusion.
On voit aussitôt que le premier principe du fantastique, celui de l’aplatissement des ontologies, opère à travers la transgression du principe d’auto-organisation des mondes fictionnels, principe que nous avons découvert dans l’étude de Tarzan, à travers les mondes clos et composites. En vertu de ce principe d’auto-organisation, des êtres, des objets, des lois, des événements a priori hétérogènes par rapport au monde fictionnel s’intègrent dans ce monde en introduisant leur propre loi de compatibilité. Il arrive cependant qu’un élément soit impossible à intégrer dans le monde de base. Il s’insère normalement dans ce cas dans un monde alternatif. Envisagé du point de vue des ontologies, l’événement crucial requiert alors la présence de deux mondes fictionnels, autrement dit la structure double inspirée de l’allégorie. Si le monde fictionnel est posé comme unique (aplatissement des ontologies), l’élément reste incompatible avec le reste du monde de la fiction, autrement dit, il est fantastique.
Un deuxième principe du fantastique est lié au principe de métamorphose. On a vu que, dans les univers dessinés, la transformation est le mode normal d’évolution d’un personnage par ailleurs immuable. La transformation est donc, en elle-même, un phénomène banal. Mais cela signifie que lorsqu’une transformation est posée comme anormale à l’intérieur de la fiction, on est en présence d’un motif fantastique. Il faut donc pour que le motif de la transformation relève du fantastique (transformation monstrueuse) qu’il soit à la fois l’application et la transgression du principe de métamorphose.
Jack Kirby excelle à rendre cet effet, qui entre pour beaucoup dans la fascination qu’il exerce sur son public, en usant de deux stratégies. La première est le parti pris de l’étrangeté. Ce qui nous est montré n’est pas tout à fait là. Les êtres sont à cheval sur deux mondes, comme les ectoplasmes traversant murs et mobiliers (le Red Ghost, le Dr Strange). Ou bien les êtres sont invisibles, comme Sue Storm dans les Fantastic Four et sont à la fois montrés (ils sont figurés en pointillés) et non montrés (ils sont transparents). Alternativement, c’est le décor lui-même qui est poussé vers l’irreprésentable. Le style caractéristique de Kirby confère une identité particulière à n’importe quel élément architectural ou de mobilier, comme si l’univers entier avait subi une métamorphose. les fameux collages photographiques qui traversent les aventures des Fantastic Four remplissent la même fonction de figuration de l’infigurable. La deuxième stratégie repose sur une détérioration du dessin, conduisant à l’amorphie. (Amorphie. Absence de forme déterminée, difformité, désordre dans la conformation, écrit Littré.) Ce procédé triomphe dans le genre que les Américains nomment la weird fantasy. Dans les récits d’horreur de Jack Kirby dans Tales to Astonish, Tales of Suspense, Strange Tales, etc., précédant immédiatement l’invention des Fantastic Four, et la vague des super-héros des années 1960, c’est précisément le caractère informe et grotesque des silhouettes qui crée le fantastique. Ceci explique que The Thing, The Hulk soient initialement des amorphes, des sortes d’éboulements ambulants, mais aussi que ces amorphes perdent leur caractère fantastique en s’organisant (en se structurant et en se normalisant), sans cependant que leur nature foncière soit remise en question. Inversement, la Torche humaine, Mister Fantastic et la Femme invisible, qui sont eux aussi initialement représentés comme des amorphes, perdent rapidement tout caractère monstrueux.