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FEUILLETON DU MATIN DU 20 MAI 1912
15.La Marseillaise Verte
Grand roman psychique inédit
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE DEUXIÈME
MISS VIRIDIA WORMWOOD
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VIII
Où l’on ploie sous le joug austro-allemand (suite)

Kragoul, 10 novembre. — Radiotélégramme de l’envoyé spécial du Matin, le capitaine Sabine, en mission de reconnaissance clandestine. — « En une semaine à peine, l’occupant a eu tout le loisir de se révéler sous son véritable jour et de montrer à quel degré de bassesse vindicative et de lâcheté sont descendus les pangermanistes. Typiques des odieux procédés dont usent les prussiens en pays conquis sont les amendes infligées sous les prétextes les plus futiles, qui se transforment en prison, ou en camp de représailles, pour ceux qui ne peuvent s’acquitter. Le régime des perquisitions est institué de façon permanente et les Austro-Allemands prennent à leur solde des bohémiens qu’ils envoient dans les communes sous divers prétextes et qui se livrent à des recherches préliminaires afin que leurs maîtres n’opèrent qu’à coup sûr. Souvent, c’est la commune en bloc qui est frappée. Pour une ampoule électrique qui aurait été cassée par un gamin armé d’une fronde, dans la cour d’une caserne de gendarmerie occupée par un régiment prussien, c’est 100 piastres. À Kged, un bâtiment contenant des récoltes est incendié par des Prussiens ivres ; on accuse les habitants d’avoir mis eux-mêmes le feu et on leur inflige une amende de 1 500 piastres.
« Tout le pays est mis en coupe réglée par les Austro-Germans. Des trains entiers partent avec leur butin. Il y a des moments où on se demande si ces gens ont toute la conscience de leur vilenie. Rien ne choque paraît-il ces vandales comme le mot de « barbares ». Les officiers prussiens surtout le considèrent comme la pire des insultes, malgré leur morgue et leur affectation de mépris. Eh bien, ce mot, il est encore au-dessous de la vérité, car les véritables barbares avaient un sens, au moins embryonnaire, de l’honneur et de l’équité.
« Mais ce n’est pas le pire. Au sud-est, l’allié turc profite de la mainmise austro-allemande pour se livrer à toutes sortes d’exactions, avec la tolérance des pangermanistes. C’est donc de deux côtés que la malheureuse Kragoulie a été pénétrée. D’Iztum jusqu’à Petrar, on détruit tout signe visible du christianisme orthodoxe. Les icônes sont brisées, les calvaires au bord des routes abattus. Les églises sont fermées ou reconverties en étables. Les chrétiennes sont outragées.
« On a noté la présence à Iztum, à Potrov, à Kravar, et en d’autres endroits, en compagnie d’officiers prussiens, d’une jeune femme au teint smeraldin et au type oriental accusé, qui s’exprime surtout en anglais. Cette personne semble jouir d’un immense prestige. Elle est partout chez elle. Ce que la Kragoulie possède de plus fin et de plus précieux en bijoux, en parfums, en étoffes, semble lui revenir de droit. C’est surtout le soir qu’on la voit, et son apparition à la lumière des fanaux électriques est le prétexte à des célébrations fastueuses, banquets, bals, concerts, qui choquent extraordinairement dans un pays vaincu, pays en somme assez pauvre et que l’occupation achève de ruiner. Des rumeurs circulent selon lesquelles on s’apprêterait à offrir à cette personne, qui serait une descendante des comtes de Deçjilij, la couronne de Kragoulie, après avoir fait disparaître le roi Aponizog et la reine Eponina.
« On a relevé des mouvements considérables, en particulier de trains militaires. Il se fait semble-t-il d’immense travaux du côté de Kged, au cœur de la montagne, rendue inaccessible par une triple enceinte fortifiée. On entend des détonations puissantes, à des dizaines de lieues. S’agit-il des essais d’un nouveau canon géant, destiné à bombarder la Grèce ? la Roumanie ?
« Hier soir, neuf novembre, me trouvant dans les environs, j’ai assisté à une explosion titanesque, qui fit vibrer les montagnes de Kged comme le passage d’un camion dans la rue fait vibrer la vaisselle d’une commode. Le ciel fut un instant illuminé comme par des feux d’artifice. S’agissait-il d’un accident ? Ou au contraire du premier essai d’une arme titanesque dont on n’a même pas l’idée ? C’est ce que je ne saurais dire.
« La Triple-Entente ne pouvait demeurer sans réaction devant d’aussi cyniques, d’aussi dangereuses manœuvres. Le cuirassé britannique Dreadnought croise en mer Adriatique. Ainsi, on se dirige inexorablement vers l’abîme, l’affaire de Kragoulie risquant par le jeu des alliances de s’élargir en une guerre européenne. » 

IX
Où se succèdent deux communications très énigmatiques

« Que vous en semble, Meiklejohn ? Comme nous avons tracé le pentacle à l’intérieur d’un double cercle, je vais, pour finir, écrire entre ces deux circonférences la formule d’exorcisme.
— Oui, altesse, c’est ainsi que j’aurais procédé moi-même. »
L’homme qui avait parlé le premier était vêtu d’une blouse de laboratoire et portait le turban d’un hindou. Il s’accroupit et l’inscription suivante fut tracée en suivant le contour du cercle de craie qui occupait presque toute la surface du laboratoire :

In nomine Pa † tris et Fi † lii et Spiritus † Sancti El † Elohym  † Sother † Emmanuel † Sabaoth † Agia † Tetragrammaton † Agyos † Otheos † Ischiros

Pendant qu’il opérait, celui qu’il avait appelé Meiklejohn, également vêtu d’une blouse de chimie, plaçait sous les pointes du pentacle des bougies, et sous les vallées des récipients remplis d’eau bénite.
Pour finir, celui des deux hommes qui avait parlé en premier traça dans les pointes et les vallées du pentacles les signes cabalistiques de l’arbre séphirotique, Kether, Binah, Geburah, Hod, Malkuth, Netzach, Chesed, Chokhmah, Tiphareth, Yesod.
« Cela devrait constituer une protection suffisante, reprit l’homme, qui s’était relevé. Mon cher Meiklejohn, il ne nous reste qu’à procéder à notre besogne, aussi désagréable soit-elle.
— Certainement, répondit Meiklejohn, il n’y a pas à hésiter. La magie blanche triomphe toujours de la magie noire, quoique ce que nous entreprenons ne soit point sans danger. Il s’agit en somme de domestiquer les forces du mal au service du bien. J’avoue que je me sens comme les fois où je m’apprête à faire pour la première fois sur scène un tour nouveau, très audacieux, et un peu dangereux. »
Au centre du pentacle, était un appareillage électrique d’apparence compliquée, alimenté par une bobine de Ruhmkorff, et surmonté d’une cloche de verre. Dans une petite cage d’osier, une colombe semblait assoupie.
Comble d’incongruité, à côté de cet extravagant appareil, était un canapé, dans lequel une toute jeune fille portant un uniforme d’écolière était profondément endormie.
« Comment est le sujet ? »
Meiklejohn souleva une paupière de la jeune endormie, lui prit le pouls.
« Elle est au dernier degré de la transe médiumnique, altesse, proche de la catalepsie.
L’homme en turban courba le chef et se recueillit brièvement.
« Puisse le bouddha me pardonner. »
Puis, s’emparant de la colombe, il lui traversa vivement le cœur d’une fine dague, et la jeta, toute palpitante sous la cloche de verre. En même temps, il avait actionné la manette qui fournissait le courant à l’appareil électrique.
« L’Ordre des Mandragores d’Aeria appelle l’Ordre des Anciens Germains », cria l’homme dans un cornet, d’une voix sifflante, qui passait curieusement du grave à l’aigu. Il avait parlé allemand.
Cet appel fut renouvelé durant de longues minutes. Les deux hommes échangeaient des regards inquiets, constatant qu’il ne se passait rien. Puis, au moment où ils allaient renoncer, la cloche de verre se remplit d’un brouillard jaunâtre dans lequel se devinèrent l’espace d’un instant les traits brutaux d’un homme à la mâchoire carrée, au nez proéminent. Puis la cloche ne contint plus que la lactescence jaune. D’un pavillon sortit la voix très déformée d’un homme. Il paraissait surpris, hésitant.
« L’ordre des Anciens Germains entend l’appel de l’Ordre des Mandragores d’Aeria. Je ne vous vois pas, très sainte gardienne de la sagesse de Mars.
— La communication est mauvaise, répondit d’une voix sifflante l’homme au turban. C’est une des raisons de l’appel. Des influences astrales négatives vont empêcher les communications jusqu’au prochain solstice martien. Les instructions sont les suivantes : ne hâtez pas les événements, restez en attente.
— Comment, mais tout est prêt. Nous avons la fameuse soucoupe violente ! protesta l’homme dans la cloche, de plus en plus décontenancé.
— Tout viendra en son heure, répondit l’homme au turban de sa voix sifflante. Mais Aeria doit faire face pour le moment à des difficultés climatiques et hydrauliques considérables. Maintenez les positions en Kragoulie. Pas d’initiative pour le moment. 
— Cela est de fort mauvaise stratégie, maugréa l’interlocuteur.
— Autre chose : on a vu depuis Mars l’explosion dans les Balkans. Ne tentez plus rien de ce côté. Nous vous apporterons nous-mêmes la solution. »
L’homme dont l’image nébuleuse apparaissait sous la cloche allait protester encore, mais l’homme au turban avertit que « ça allait couper » et il rabattit la manette qui fournissait le courant. Sous la cloche, il n’y avait plus que le cadavre de la colombe dont le plumage immaculé était devenu roussâtre.
« Vous croyez que ça va prendre, altesse ?
— Espérons-le. À présent, le plus difficile. Le sujet est-il toujours intrancé ?
— Toujours, confirma l’assistant, ayant examiné la jeune endormie.
— La Terre appelle Mars, cracha l’homme au turban dans son allemand le plus guttural. L’ordre des Anciens Germains appelle l’Ordre des Mandragores d’Aeria ».
Cette fois, la cloche se remplit presque aussitôt d’une fuliginosité verte. Cependant on ne vit point se former d’image.
« L’Ordre des Mandragores d’Aeria écoute, dit une voix stridulante.
— Très sainte gardienne de la sagesse de Mars, cria l’homme au turban, après l’échec humiliant de nos ingénieurs, des incompétents qui sont d’ailleurs tous morts dans l’explosion de leur engin, c’est l’occultisme des anciens Germains qui a vaincu le problème du voyage vers Mars. Envoyez-nous des aérolithes, en nombre, sur la côté sud-est de l’Angleterre, là où le chenal est le plus étroit et où, dans la falaise de craie, s’ouvre une crique en forme de croix. Je répète : nous savons renvoyer les aérolithes vers Mars.
— Il en sera fait ainsi », cracha la voix stridulente.
La communication s’interrompit. La lumière avait baissé soudain. Il y eut comme un vent, qui fit deux fois le tour de la pièce en ronflant. Puis ce vent tomba, la lumière revint. La cloche de verre ne contenait plus que des cendres. Des pavillons phonographiques ne sortaient plus que des sifflements et des crachotements, éternelle conversation des galaxies.
« Voilà une communication qui s’achève juste à temps, souffla Meiklejohn. La petite avait épuisé son fluide.
— Et rien d’étonnant. Le fluide médiumnique, répondit tranquillement son compagnon, alimentait non seulement l’appareil de communication druido-électrique mais aussi le pentacle. Ce vent qui vient de souffler n’avait rien de naturel. Sans le pentacle et les autres protections que nous avons mises en place, c’en était fait de nous, car nous avons usé, au moins partiellement, de diablerie, et le diable n’aime pas qu’on se moque de lui. À présent, tout danger est écarté. »
L’homme au turban se leva, alla ouvrir les persiennes pour donner de la lumière. Le soleil de la fin de l’après-midi brilla sur la moustache de chat et l’oreille de faune du rajah de Downpour. Pendant ce temps, en quelques gestes, Meiklejohn ramassait au sol les bougies et les récipients d’eau bénite, et faisait disparaître d’un coup de balai-serpillière le pentagramme tracé à la craie.
Sur le canapé, Augusta se réveilla, sourit à Meiklejohn.
« Est-ce que j’ai dormi, oncle Meik ? C’est de la dernière impolitesse.
— Point, répondit celui qui, sur scène, s’appelait Chang Ming Fu. Fatiguée par cette promenade au zoo, et peut-être un peu alourdie par les excellentes pâtisseries dont tu t’es gavée au salon de thé, tu t’es assoupie brièvement, tandis que j’échangeais d’antiques recettes de magiciens avec mon vieil ami le rajah de Downpour, qui est désormais mon digne concurrent sur les scènes des music-halls. Quand tu te seras passée de l’eau sur la figure, nous souperons de thé et de sandwiches, après quoi je te ramènerai jusqu’à Clifftop School dans mon Austin. C’est l’affaire de deux heures.
— C’est égal, murmura la jeune fille qui regardait sans le voir une sorte de filament pareil à de la charpie, sur sa tunique d’écolière, filament qui disparut soudain à travers le tissu. Les autres doivent être pâles d’envie que tu soies venu me chercher en automobile à l’école. Quel jeudi après-midi, mazette ! Quels souvenirs. »

(À suivre.)