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FEUILLETON DU MATIN DU 19 MAI 1912
14.La Marseillaise Verte
Grand roman psychique inédit
PAR LE MAJOR QUINARD
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LIVRE DEUXIÈME
MISS VIRIDIA WORMWOOD
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VII
Où l'on tire des conclusions

« Une boucherie ! s’indigna Alasdair Trumpet en reposant le Daily Telegraph.
— Dites plutôt : une bocherie, c’est presque le même mot, insinua Arsène Chouinard qui venait de lire le Times. Les deux journaux avaient reproduit en l’abrégeant le terrible récit de la destruction de Naples rédigé pour Le Matin par le capitaine Sabine.
— Mais par quel moyen ? demanda l’homme à l’oreille à l’envers.
— Qui peut le dire ? répondit l’homme à l’oreille qui traîne. J’ai cependant mon idée. Imaginez des dirigeables...
— Toujours vos dirigeables, fit Alasdair Trumpet.
— Imaginez, insista Chouinard, des gaz plus lourds que l’air, que l’on fait couler pour ainsi dire, sur une ville, sur une contrée. Et puis à quoi on met le feu, comme on mettrait le feu à une poche de naphte.
— L’idée est horrible à souhait, jugea Trumpet, mais cependant impraticable. Le risque est beaucoup trop grand que les dirigeables eux-mêmes ne s’enflamment. Et puis personne n’a parlé de flammes, mais seulement d’une extrême chaleur qui rayonnait d’en haut.
— Allons donc !
— Et puis enfin, vos dirigeables, qui les a vus ?
— C’est le plus beau, s’exclama l’as du Deuxième Bureau. La chaleur dégagée fait aussitôt monter les aérostats dans la stratosphère, les rendant indétectables. C’est le crime lui-même qui rend le criminel invisible.
— On a vu la mer bouillir, insista Trumpet. Expliquerez-vous cela ?
— Une nappe de gaz incandescent.
— De plus, le phénomène qui a frappé Naples a traversé la mer Tyrrhénienne et la Sardaigne.
— Ce qui a traversé la mer Tyrrhénienne et la Sardaigne, c’est une flottille de dirigeables. »
Le yogi Balakrishna s’était gardé d’interrompre cette conversation. Cependant, il avait entraîné les collégiennes Clara Bagehot et Augusta Meiklejohn, devant une antique mappemonde qui décorait l’un des murs de la suite princière.
« Mesdemoiselles, dit-il avec un fin sourire, je vais faire appel à vos connaissances de géographie. Et si vous répondez bien, il y aura du chocolat et des gâteaux au salon de thé de l’hôtel. Voici Naples, voici San Teodoro, en Sardaigne, voici Sassari. La ligne qui passe par ces trois points est-elle droite ?
— Oui, elle l’est, répondit la discrète Clara Bagehot, qui avait saisi sur le bureau du yogi une grande règle et qui l’avait posée sur le planisphère. Comme ce planisphère utilise la projection de Mercator, cela signifie que ces trois points se situent sur une ligne d’azimut constant, autrement dit qu’un avion qui garderait le même cap, et qui irait d’est en ouest, passerait successivement au-dessus de Naples, de San Teodoro et de Sassari.
— Parbleu ! s’exclama Arsène Chouinard, qui s’était rapproché. Mais ne dites pas un avion, mademoiselle. Dites : des dirigeables.
— Je ne suis pas d’accord, objecta Augusta Meiklejohn en empruntant la règle à Clara. Ces trois points ne sont pas exactement alignés sur la carte, mais je crois qu’ils sont exactement alignés sur le terrain. Je veux dire qu’ils sont situés sur un arc de grand cercle.
— Vous devez vous tromper, mademoiselle, dit Chouinard, qui, en tant qu’officier, était versé dans ces questions. Certes, un grand cercle, cela correspond sur le terrain à un déplacement à vol d’oiseau. Seulement, en pratique, personne, pas même les dirigeables Prussiens, ne navigue le long d’un grand cercle, pour l’excellente raison que cela obligerait à changer de cap en permanence.
— Oublions un instant les vaisseaux dirigeables, intervint le rajah de Downpour, et imaginons que les martiens, profitant de conditions d’observation très favorables, braquent le plus puissant de leurs télescopes sur Naples. Que verront-ils ?
— Ma foi, fit Alasdair Trumpet, ils verront la baie de Naples glisser lentement hors du champ de l’oculaire, du fait de la rotation de la Terre, tandis qu’apparaîtra la mer Tyrrhénienne...
— À présent, remplacez le télescope par un rayon. Un rayon projeté depuis Mars et braqué au centre du disque terrestre. »
Cette déclaration fut accueillie par des exclamations. Les auditeurs du yogi Balakrishna venaient de comprendre que les épouvantables destructions sur les rivages de la mer Tyrrhénienne étaient le fait d’un rayon calorifique, dont la trajectoire avait suivi la rotation de la terre et qui avait arrosé de ce fait un arc de grand cercle.
« Et l’épidémie ? balbutia Clara, le cœur au bord des lèvres. Cette mystérieuse et foudroyante épidémie apparue vingt-quatre heures plus tard ?
— Quant à l’épidémie, répondit Balakrishna, je crois qu’elle était l’effet d’un rayon inoculateur, projeté vingt-quatre heures après le rayon calorifique. »
Un silence consterné régna.
« Cependant, reprit Balakrishna, pour bouleversantes que soient ces nouvelles, elles ne représentent qu’une partie de la vérité. Je soutiens en effet que l’attaque martienne s’est trompée de cible. »
Les amis du yogi Balakrishna étaient à court de superlatifs.
« Expliquez-vous », commanda brièvement Alasdair Trumpet.
Le yogi désigna la mappemonde.
« Voyons, quelle ville représente le cœur de la civilisation européenne ?
— La nôtre, bien sûr, Londres, le cœur de l’Empire, répondit avec assurance l’homme à l’oreille à l’envers.
— Je veux dire : quelle ville continentale ? corrigea le rajah de Downpour.
— Paris, voyons, la Ville-Lumière, dit Arsène Chouinard, qui semblait vexé qu’on n’eût pas fait cette réponse d’emblée.
— Mais historiquement..., insinua le rajah de Downpour.
— Rome ? dit timidement Clara Bagehot.
— Ah, vous les papistes, la plaisanta Augusta Meiklejohn.
— C’est bien de Rome que je veux parler, assura le yogi Balakrishna. À présent, imaginez qu’ayant rayé Rome de la face de la Terre, on veuille prolonger les dégâts, sachant que la rotation du globe va entraîner le rayon vers l’ouest. »
Tout le monde examina curieusement la mappemonde.
« Horreur ! s’écria Arsène Chouinard. La ville fondée par le légendaire héros grec Ajax !
— Alors, conclut Alasdair Trumpet, ce n’est pas la Sardaigne qui était visée, mais la Corse.
— Ils visaient Rome et Ajaccio, assura tranquillement le yogi Balakrishna. Mes contacts dans l’invisible m’avaient révélé sous une forme symbolique la destruction de la ville éternelle et celle d’Ajaccio. J’avais vu en effet une statue de César Auguste et une autre de Bonaparte, jetées à bas de leur socle, au milieu de villes en flamme. Comme vous le voyez, en métagnomie, on ne peut prédire que des événements possibles. Le destin n’étant pas immuable, il n’y a qu’une probabilité statistique que ceux-ci se réalisent.
« Cependant, ajouta Balakrishna, le danger n’est pas derrière nous, mais devant nous. L’immensité de la catastrophe passée, qui anéantit la pensée, ne doit pas nous dissimuler que le plus inquiétant est à venir.
— Que voulez-vous dire ? demanda Clara, toute affolée.
— Je veux dire, expliqua le rajah de Downpour, que monsieur Chouinard ne sera pas le seul à soupçonner un acte de guerre au moyen d’une arme secrète.
« Certes, poursuivit le rajah, le plan réalisé se décèle marginalement moins dangereux que le plan prévu. Dans le plan mûri par l’Ordre des Anciens Germains, avec leurs alliés de l’Ordre des Mandragores d’Aeria, on espérait attaquer à la fois l’Italie et la France. Il était facile dès lors de prétendre qu’à la destruction de Rome avaient répondu les représailles sur Ajaccio, que chaque camp avait frappé un coup. De cette façon, et la Triplice et la Triple-Entente étaient impliqués, et la conflagration devenait instantanément européenne. En l’état, seule l’Italie a été attaquée, puisque la Sardaigne est italienne. Cependant cela permettra toujours à la Triplice de dire qu’elle est la partie lésée et de mobiliser. »
À quel point le yogi Balakrishna avait raison, on ne devait pas tarder à l’apprendre. Quand la petite équipe sortit de l’hôtel, les homme pour entrer en scène au théâtre de Drury Lane, les demoiselles pour rentrer dans leur quartier de Marginal Decorum, les vendeurs criaient les journaux du soir :
« Les Austro-Germains ont envahi la Kragoulie. »

VIII
Où l’on ploie sous le joug austro-allemand

Kragoul, 9 novembre. — Radiotélégramme de l’envoyé spécial du Matin, le capitaine Sabine, en mission de reconnaissance clandestine. — « Il y a six jours que les Austro-Allemands ont envahi la Kragoulie. Comme on sait, la Triplice a pris comme prétexte pour cette invasion l’attaque contre l’allié italien, attaque menée selon la propagande des pangermanistes au moyen de mystérieux ballons dirigeables, dont la base serait dans les Balkans, et qui auraient utilisé pour l’annihilation de Naples et de deux villes de Sardaigne d’une arme nouvelle, une sorte de projecteur de gaz incandescent. Il n’est pas besoin d’insister sur le caractère nébuleux, pour ne pas dire fantaisiste de telles accusations. D’ailleurs les Austro-Germains ne déclarent pas positivement que les montagnes de Kragoulie abritaient la base de ces fabuleux dirigeables. Ils parlent de complicité, reprochent au malheureux petit État chrétien des Balkans d’avoir laissé survoler son sol par les dirigeables fantômes, usent en somme de toutes les ficelles de la mauvaise foi germanique.
« Les Germains n’attendaient en réalité qu’un prétexte pour pousser leurs pions sur leur flanc sud et ils ont choisi, avec leur habituel cynisme, de s’en prendre en priorité au pays le plus faible qui se trouvait sur leur route.
« Invasion est d’ailleurs presque un trop grand mot pour l’opération qu’ils viennent d’exécuter, car la malheureuse Kragoulie n’a pratiquement pas d’armée. Elle est tombée en moins de vingt-quatre heures. Le roi Aponizog est prisonnier dans son château de Kravar. L’élite de la société kragoulienne, les savants, les ingénieurs, les professeurs, les ministres du culte sont aux arrêts domiciliaires, ou bien ils ont été transportés, sous des chefs d’accusation fabriqués, dans des camps de représailles, à Potrov, à Chluk et à Zamsic. La population, sans guide, éperdue, ne montre aucune velléité de résistance. »

(À suivre.)