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Fragments sur le cinéma d'horreur


Le Golem (1920) de Paul Wegener - The Penalty (1920) de Wallace Worsley  - The Mystic (1925) de Tod Browning - The Phantom of the Opera (1925) de Rupert Julian - Dracula (1931) de Tod Browning - Frankenstein (1931) de James Whale - The Mummy (1932) de Karl Freund - Freaks (1932) de Tod Browning - Murders in the Rue Morgue (1932) de Robert Florey, The Black Cat (1934) d'Edgar G. Ulmer, The Raven (1935) de Louis Friedlander - The Invisible Man (1933) de James Whale - Mark of the Vampire (1935) de Tod Browning - The Bride of Frankenstein (1935) de James Whale - Son of Frankenstein (1939) de Rowland V. Lee - Dr Jekyll and Mr Hyde (1941) de Victor Fleming - Cat People (1942), I Walked With A Zombie (1943), The Leopard Man (1943) de Jacques Tourneur  - Night of the Demon (1958) de Jacques Tourneur - Horror of Dracula (1958) de Terence Fisher - The Hound of the Baskervilles (1959) de Terence Fisher - The Haunting (1963) de Robert Wise - Rosemary's Baby (1968) de Roman Polanski - The Wicker Man (1973) de Robin Hardy.


Le cinéma a donné très tôt des équivalents du roman d'épouvante. Seulement, ce qui caractérise le cinéma d'horreur ce n'est pas l'horripilation. C'est au contraire l'idée que tout ce qu'on nous montre est fort banal (quoiqu'infiniment regrettable). En ce sens, l'auteur de littérature écrite qui semble secrètement inspirer tout le cinéma hollywoodien classique est le révérend Montague Summers, le spécialiste britannique des vampires, des sorciers et des cultes sataniques.
L'attitude typique du personnage d'un film fantastique hollywoodien est celle du deuxième gynécologue de Rosemary dans Rosemary's Baby de Polanski. Le jeune médecin, pas très dégourdi, que Rosemary a consulté en urgence après s'être échappée de son domicile, trouve tout ce que dit Rosemary très convaincant. Il ne croit évidemment pas à la sorcellerie, mais il croit qu'il y a suffisamment de dingues en liberté pour que ce que raconte la jeune femme soit crédible : il est au moins plausible qu'une bande de fêlés ait effectivement soudoyé le mari de Rosemary (un acteur aux talents limités) pour que celle-ci, convenablement droguée au préalable, soit engrossée lors d'un sabbat, par on ne sait trop qui, en tout cas dans l'intention d'engendrer l'Antéchrist.
Le problème est que Rosemary donne le nom de son gynéco traitant - Sapirstein -, qui se trouve faire la pluie et le beau temps dans la gynécologie new-yorkaise, sinon américaine, depuis belle lurette. Du coup, le témoignage de Rosemary est totalement disqualifié et le jeune gynéco plein de talent la réfère au grand ponte et à son mari, qui vont, de ce fait, assurer que Rosemary mette bien au monde l'Antéchrist, d'où on peut déduire - mais cela apparaît peu dans la description feutrée de ce qui suit - que la fin du monde s'ensuit.

Harry Morgan


Le Golem (1920) de Paul Wegener

Comme beaucoup de films muets, Le Golem est un film de dessinateur - ou un film de décorateur -, mais c'est une parfaite réussite dans ce genre. On se prend à rêver à un Arthur Rackham, à un Alfred Kubin faisant du cinéma.

Il se trouve que, par les aléas de la sensibilité esthétique des époques, le film paraît on ne peut plus moderne. Somme toute, cela ressemble beaucoup à duTim Burton. Et quant à l'histoire, c'est de la fantasy, puisque le rabbi Loew est un puissant magicien, un Dumbledore du ghetto de Prague.

A noter que Le Golem est plutôt philosémite. Depuis Kracauer, il est d'usage de voir dans le cinéma allemand l'image spéculaire de la montée du nazisme. Il est de fait qu'une sensibilité moderne ne peut qu'être troublée à la vue de ces juifs médiévaux portant la rouelle, qui est, après tout, l'inspiration de l'étoile jaune.

The Penalty (1920) de Wallace Worsley

Ce film méconnu réunit tous les ingrédients d'un « Lon Chaney » - et préfigure donc des films comme The Phantom of the Opera (1925) de Rupert Julian ou The Unknown (1927), de Tod Browning : un personnage difforme ou horriblement mutilé (Chaney marche sur des jambes qui s'arrêtent aux genoux, en s'aidant de béquilles) ; une monstruosité morale découlant de la difformité physique mais l'excédant (Chaney est si efficace comme chef de gang qu'il médite carrément une attaque de type insurrectionnel sur le Trésor, à l'aide d'une véritable armée privée) ; une intrigue tournant autour d'une vengeance ou d'un règlement de compte (Chaney veut que le chirurgien responsable de sa double amputation lui greffe les jambes du fiancé de sa fille !). Rajouter un satanisme sorti des romans de Marie Corelli : Chaney est une si parfaite incarnation du mal qu'il pose pour un buste de Satan réalisé par la fille du chirurgien.

La description de la sexualité du gangster infirme est particulièrement intéressante. Chaney n'est pas seulement une sorte de Barbe-Bleue. C'est un monstre véritablement satanique, qui fascine, terrifie et détruit moralement ses conquêtes avant de les tuer. Il faudra attendre le Dr Jekyll and Mr Hyde (1932) de Rouben Mamoulian pour trouver, dans le simiesque Mr Hyde, un être d'une cruauté comparable. Mamoulian semblera d'ailleurs se souvenir des contorsions faciales de Lon Chaney quand il filmera, avec comme seul effet spécial un changement d'éclairage, le début de la transformation de Fredric March en Hyde.


The Mystic (1925) de Tod Browning

Les films qui mettent en scène les sciences psychiques sont, somme toute assez rares dans le cinéma fantastique, contrairement à ce qu'on pourrait penser, et la mise en scène de la médiumnité à effets physiques est encore plus rare. C'est évidemment sa proximité avec le monde interlope des foires, des cirques, des music-hall, qui explique que Tod Browning puisse nous montrer des séances spirites à effets physiques (truqués), bien documentées et vraisemblablement à clé.

The Mystic souffre un peu de la distibution de ses rôles. Zaza la médium est peu vraisemblable dans son rôle de gitane hongroise. Reste qu'elle se produit, dans le prologue, dans un petit cabinet médiumnique, à la façon des sœurs Fox et, dans le corps du film, dans des séances truquées à grand spectacle avec introduction dans la pièce, par une trappe, d'un comparse habillé d'une combinaison noire, qui soulève les instruments de musique et fait le fantôme en déroulant un drap de gaze.

Malheureusement, l'intrigue n'est guère plus convaincante que Zaza la médium. L'escroc qui organise la venue des spirites fraudeurs est pris de remords et protège la riche héritière qu'ils veulent plumer, mais c'est de la gitane médium qu'il est amoureux, de sorte que tout le monde retourne en Europe centrale à la fin du film, abandonnant l'héritière à son triste sort, à la grande frustration du spectateur.

The Phantom of the Opera (1925) de Rupert Julian

NOTE. - C'est dans une version muette de 1929, partiellement refaite et augmentée, qu'on voit généralement ce film, et c'est de celle-ci que nous parlons ici.

Adaptation extrêmement fidèle du roman de Leroux, contrairement à la version d'Arthur Lubin de 1943 avec Claude Rains et au Hammer Film de de Terence Fisher de 1961 (qui est essentiellement un remake de la version Lubin). On a seulement condensé l'action en préservant le huis-clos dans le palais Garnier, ce qui concentre la fiction et augmente son pouvoir dramatique.

Les auteurs du film ont compris l'esprit du roman de Leroux et les dessous de l'opéra sont décrits, avec les moyens du cinéma, comme ce qu'ils sont dans le roman de Leroux, une sorte de prison du Piranèse, un monde souterrain, proposant une écologie complète. Quant au personnage du fantôme, il participe profondément de la médiagénie du cinéma, puisqu'il rejoint les amants unsuitable, nocturnes et inquiétants qui enlèvent et séquestrent l'héroïne dans les films d'horreur, vampires, momies, monstres de Frankenstein, King Kong, etc.

La gradation du roman est respectée puisque les menaces du fantôme contre Carlotta, la rivale de Christine, ressemblent d'abord à une cabale d'étudiants, avant de devenir des actes terroristes (chute du lustre, scène de panique façon bazar de la Charité).

Le jeu dans les scènes les plus légères, et en particulier dans les scènes refaites pour la version de 1929, est poussé à la blague (la maman de Carlotta négocie avec les directeurs de l'opéra à coups d'ombrelle). Cela permet d'alléger l'atmosphère et rend plus angoissantes par contraste les scènes où intervient le fantôme.

Le jeune premier, le vicomte Raoul de Charny, est une ganache militaire et il est antipathique d'un bout à l'autre du film, de sorte que nous prenons immédiatement le parti de Christine Daaé, qui préfère sa carrière au mariage avec le traîne-sabre. Cela épaissit sa confrontation avec le fantôme, car elle n'est nullement la victime innocente d'un monstre. Elle est tout au contraire en train de vivre son fantasme (qui consiste en gros se marier avec la musique) et fait la découverte que fait tout névrosé, à savoir que le fantasme est précisément ce qui est impossible dans la réalité. (L'esprit de la musique, c'est-à-dire le fantôme de l'opéra, habite dans une sorte de tombeau égyptien sous le cinquième sous-sol du palais Garnier ; son visage mutilé est celui d'un vampire ou d'une momie, en tout cas d'un mort ; il dort dans un cercueil.)

Lon Chaney est moins mutilé que dans ses autres films, mais réussit à être plus inquiétant. Il n'est ni difforme comme dans The Hunchback of Notre-Dame, ni amputé comme dans The Penalty ou The Unknown, mais seulement défiguré, ce que du reste on ne voit pas pendant le plus gros du film, puisque Lon Chaney est d'abord en ombre chinoise sur les murs des caves, puis masqué. A cet égard sa prestation dans The Phantom of the Opera représente une sorte d'inversion de ses autres rôles, puisqu'il ne dispose ni de contorsions physiques ni de contorsions faciales, mais joue au contraire comme les mimes sur l'inexpressivité de son visage et sur l'économie et l'extrême élégance de sa gestuelle, celle des mains en particulier.

A noter que la hideur d'Erik le fantôme de l'opéra n'est pas expliquée, pas plus que dans le roman, alors que, dans les versions de 1943 et de 1961, la fiction repose sur le fait qu'Erik a été défiguré au cours d'une rixe et qu'il est devenu fou. La logique du cinéma muet est ici plus proche de celle du roman ou de la bande dessinée, où les personnages monstrueux peuvent être donnés pour ce qu'ils sont sans explication - en BD et au cinéma muet parce que c'est la logique de l'image qui domine et en littérature parce que l'auteur peut, au moyen d'une prose poétique, donner le « ton » de son personnage -, alors que le cinéma parlant a tendance à naturaliser les êtres, ce qui amène le spectateur à se demander ce qui leur est arrivé pour qu'ils aient cette tête-là, et contraint les auteurs à fournir une explication.

Le film vaut par de très belles images, en particulier dans toutes les scènes souterraines. La descente aux enfers de Christine, sorte de réminiscence et d'inversion du mythe d'Orphée, est admirable : elle est conduite par le fantôme, traînant ses longs voiles, puis monte en amazone une haquenée, puis traverse le lac sur une nacelle, ses voiles flottant sur l'eau.

Autre morceau de bravoure : la scène du bal masqué, en Technicolor bichrome, où le fantôme s'est en quelque sorte déguisé en lui-même (il porte le masque de la mort rouge, c'est-à-dire une tête de mort).

Comme beaucoup de films muets, The Phantom of the Opera n'est pas prévu pour être silencieux. Tout comme le roman de Leroux, il repose sur la musique. Mais si le lecteur de Leroux doit connaître la musique du Faust de Gounod pour pouvoir suivre le récit, le film de Rupert Julian joue sur l'interaction des images avec la partition que joue l'orchestre ou l'orgue qui se trouve dans la salle de cinéma (air des bijoux quand Carlotta chante, air d'orgue joué par le fantôme dans son antre).

Dracula (1931) de Tod Browning

Tout le début en Transsylvanie est excellent. On retrouve le goût de Browning pour l'Europe centrale, décrite de façon apparemment réaliste (l'auberge hongroise). Le château de Dracula, en ruine et livré aux animaux - des rats (en réalité des oppossums), des chauves-souris, des tatous (?), sans compter les loups qui hurlent au dehors - est exactement le lieu qui convient à quelqu'un qui, après tout, est mort depuis plusieurs siècles et ne fait donc pas souvent le ménage, et qui est lui-même, par sa nature infernale, retourné à l'animalité (il est devenu un prédateur). Trouvailles encore, les travelings muets sur les cercueils des vampires, ou le fait que Dracula ne soit jamais montré sortant du cercueil ou apparaissant dans une pièce (il y a toujours un traveling qui aboutit sur le fait qu'il est DÉJÀ LÀ). Le jeu de Bela Lugosi est appuyé et et théâtral, mais réserve des surprises. Lorsqu'il prend congé de Renfield (Dwight Frye) en lui souhaitant une bonne nuit (il vient de le droguer et s'apprête à le vampiriser), sa suavité le cède à une franche moquerie : il se paie littéralement sa fiole.

Tout se complique une fois qu'on est en Angleterre. Pour commencer, le voyage géographique s'accompagne d'un voyage temporel - on est désormais au XXe siècle (avertisseurs des véhicules et bruits de moteurs) - et d'un voyage à travers les genres dramatiques puisqu'un film d'horreur (qui est en réalité un film muet déguisé) le cède brusquement à une pièce d'atmosphère, adaptée de la pièce de Hamilton Deane et John L. Balderston dans laquelle triomphait Lugosi.

Il n'y a rien de rédhibitoire dans l'idée d'un traitement théâtral de Dracula. Le roman de Stoker, qui était régisseur du Lyceum, le théâtre de Henry Irving et d'Ellen Terry, est lui-même essentiellement théâtral. Par exemple, dans la scène du château, le fait que Dracula joue le rôle du cocher est proprement une idée de théâtre, et même une idée de régisseur. (On répartit les rôles de la pièce entre les acteurs dont on dispose, un acteur pouvant faire plusieurs rôles.) Le problème est que la pièce de Deane et Balderston est terriblement statique. (On est précisément à l'époque où le public réclame du théâtre filmé et où les studios de Hollywood lui en donnent.) De plus, Tod Browning, qui est un cinéaste du muet, n'a jamais été à l'aise pour filmer les dialogues. Vers la cinquantième minute, le film semble faire du sur-place, les positions des personnages ne changeant plus, et ces personnages répétant les mêmes choses : Harker, le fiancé de Mina, veut l'emmener « loin de tout cela », d'une façon vague et faiblement argumentée, qui ne passe bien que dans un film muet, le Dr Seward, son père, est (mal) convaincu de la réalité des phénomènes du vampirisme, le Pr Van Helsing est doctoral, quoique inefficace, puisque Mina sera facilement vampirisée par Dracula. Le personnage de Renfield, qui fait des entrées elles aussi typiquement théâtrales,suivies de grandes crises de nerfs, efficaces à la scènes mais assommantes à l'écran, devient une sorte de fâcheux, car le spectateur aimerait bien mieux qu'on lui montre Dracula.

Pour finir, on sent bien que la censure ou l'autocensure a limité les possibilités dramatiques du film. Ainsi, les implications érotiques du vampirisme ne sont que suggérés, et assez maladroitement. (Mina explique qu'elle est souillée, et elle prend l'air lubrique quand elle s'apprête à vampiriser son fiancé, mais ces aveux ne sont pas reliés de façon cohérente au reste du film).

La fin dans Carfax Abbey, en rejoignant topologiquement le début dans le château de transsylvanie, sauve un peu le film.

Au total, le Dracula de Tod Browning n'est un classique que par son prologue. Le paradoxe est que le film fixe la médiagénie du mythe vampirique, mais sans utiliser le potentiel narratif qu'il introduit. Parmi les éléments qui passent de façon idéale dans le médium cinéma, et qui seront exploités jusqu'à plus soif, figurent les implications érotiques de la vampirisation, la transformation en chauve-souris, la contrainte de dormir dans un cercueil rempli de sa terre natale, la vulnérabilité à la destruction par un pieu planté dans le cœur, la phobie d'une herbe (l'aconit, dans le film), l'absence de reflet dans les miroirs.

Frankenstein (1931) de James Whale

Au mythe prométhéen de Mary Shelley (rappelé dans le film par le rapt de la foudre, destinée à procurer le fluide vital*) le Frankenstein whalien substitue un mythe de gestation. Henry Frankenstein (Colin Clive) ne se substitue pas à Dieu. Il se substitue aux femmes. Tandis que, dans son boudoir, la pauvre fiancée délaissée attend vainement que le savant distrait se souvienne d'elle, celui-ci tente de faire un enfant tout seul. Pratique, le baron a décidé de fabriquer un être adulte et complet. Il procède à partir de cadavres. Dans La Fiancée de Frankenstein, le docteur Prætorius prendra le contrepied de cette géniale initiative en expérimentant avec des homuncules : il fait vieillir des embryons et fabrique de minuscules adultes. En somme, Prætorius fait du vieux avec du neuf, tandis que Frankenstein fait du neuf avec du vieux. La stratégie de Frankenstein de faire un adulte achevé est prise en défaut quand le monstre révèle sa vraie nature. Titubant, vagissant, malhabile, destructeur et tendre, il est un enfant dans un corps de colosse.

 

* La référence au mythe prométhéen (le vol de la foudre pour animer la créature) est scientifisé : on nous explique qu'au-delà de l'ultraviolet il y a encore quelque chose et que c'est ce quelque chose qui est volé. Le film peut se lire du reste comme une allégorie des Lumières (le savant luttant contre les ténèbres de la superstition, incarnée par les villageois).

 

A la fin du film, après moultes péripéties, le père de Frankenstein pourra enfin boire au petit-fils désiré, qui sortira du ventre de sa bru, au lieu de sortir d'un tas de cadavres recousus.

Les défauts de Frankenstein sont évidents. Le film se passe nulle part (une sorte de tyrol carpathique dominé par une gentry anglaise ?) et en nul temps (il est très difficile de comprendre si on est au 19e ou au 20e siècle : c'est apparemment un mélange des deux). Ajouter des incohérences de scénario (comment le monstre trouve-t-il la maison de Frankenstein et pourquoi s'en prend-il à sa fiancée ?).

Mais ces défauts sont sans importance face aux qualités du film, à la fois comme ?uvre plastique, comme mythe et comme discours d'intervention sociale. Le monstre est clairement présenté comme un cas social : créé par un savant fou, ce qu'est objectivement Henry Frankenstein, séquestré et torturé (le feu, le fouet) par un aide sadique, Fritz (Dwight Frye, qui reprend de façon très caractéristique son rôle d'acolyte de Dracula), il est arriéré, ne possède pas le langage, noie une gamine par erreur (la version intégrale du film révèle qu'il la jette dans le lac par imitation, alors qu'ils jouaient tous les deux à y jeter des marguerites). Il n'est pas étonnant qu'il finisse comme beaucoup de stigmatisés sociaux. La fin du film décrit de façon parfaitement explicite une scène de lynch.

The Mummy (1932) de Karl Freund

Sous l'histoire de réincarnation à la Rider Haggard c'est assez vite le motif de Dracula qui pointe. Imhotep veut tuer Ankhs-an-amon et la faire momifier pour lui conférer l'éternité factice de son propre corps momifié, exactement comme Dracula veut vider Mina de son sang pour lui conférer la survie infâme des un-dead.

Freaks (1932) de Tod Browning

Comme l'écrit la photographe Diane Arbus à propos des freaks qu'elle a photographiés (qui ne sont pas ceux de Browning !) : « Most people go through life dreading they will have a traumatic experience. Freaks were born with their trauma. They've already passed their test in life. They're aristocrats. »
Cette citation d'une photographe s'applique exactement au film de Tod Browning et en donne rétrospectivement la clé. La façon la plus fausse de voir Freaks est de considérer que Browning les filme avec compassion. Il les filme pour ce qu'ils sont : des monstres, et en propose la vision qui est justement celle qui fait venir le public dans les carnivals et les side shows : pour eux, il est normal d'être un monstre, exactement comme pour un pape il est normal d'être le pape et comme il est normal pour la reine d'Angleterre d'être reine d'Angleterre. Les monstres sont des personnes éminentes, en clair : des aristocrates.
Tout le film découle de cette prémice.
La belle trapéziste Cleo ne se mésallie pas en épousant le nain Hans. Au contraire, elle est une intrigante qui vise trop haut, par appétit de lucre (elle a vent de la fortune de Hans), et trouvera la rétribution de son calcul.
Cleo est décrite comme fondamentalement vulgaire. C'est une mégère au rire strident, aux manières discutables (elle se saoule et se tape les cuisses). Quand Cleo se moque des freaks dans les bras de son amant, elle ne se moque pas de « handicapés », elle se moque des nobles et de leur snobisme.
La cérémonie d'intronisation par les freaks au cours du repas de noces (« gooble gable, one of us ») est un rite aussi solennel et aussi ancien que l'adresse lue au parlement par le souverain britannique. En refusant avec horreur la coupe commune qu'on lui tend, Cleo se met hors la loi et elle sera punie conformément au code d'honneur des freaks. Comme le dit le bateleur au début du film : « Offend one and you offend them all. »
Absurdement, l'action du film est située en France - il y a même la scène du chatelain dont le garde-chasse veut expulser les freaks qui prennent le frais dans son domaine -, ce qu'on oublie tout de suite, tant le film est profondément américain dans la description du phénomène culturel qu'est la foire aux monstres.
Le film se caractérise par un passage constant du physique au psychologique. Le nain Hans est rendu plus humain par le fait qu'il est totalement aveuglé par l'amour et qu'il est seul à ne pas se rendre compte que Cleopatra se moque de lui, d'abord par jeu et pour de menus cadeaux, corbeille de fleurs, champagne, bracelet de platine, puis pour capter son héritage.

Murders in the Rue Morgue (1932) de Robert Florey, The Black Cat (1934) d'Edgar G. Ulmer, The Raven (1935) de Louis Friedlander

Il faut parler de ces trois films de la Universal inspirés d'Edgar Poe comme d'un tout. Dans les trois cas, le lien avec le grand conteur américain est assez lâche, ni les nouvelles ni le poème de Poe ne se prêtant à une adaptation filmée.

La meilleure description qu'on puisse faire de Murders in the Rue Morgue consiste à dire que c'est un film muet filmé avec les moyens du parlant. L'intrigue est un pur récit de pulp magazine, magnifiquement rendu en images par le talent de Robert Florey. Le Dr Mirakle (Bela Lugosi) est un savant fou qui prétend parler le langage des grands singes et veut prouver leur humanité par des tests sanguins. Il capture des jeunes femmes pour leur innoculer le sang de son gorille apprivoisé, ce qui tue les malheureuses. Dupin est un étudiant en médecine, passionné d'anatomie et à ce titre fidèle visiteur de la morgue, qui va déjouer les desseins du sinistre docteur et sauver sa fiancée, non sans que le gorille qui a capturé la malheureuse sur ordre du Dr Mirakle n'ait tué sa pauvre mère et fourré le cadavre dans la cheminée, comme dans la nouvelle de Poe.

The Black Cat est une histoire beaucoup plus compliquée. Le Dr Verdegast (Lugosi), un psychiatre, vient affronter l'architecte Poelzig (Karloff), qui a construit une maison art déco au-dessus de la forteresse qu'il a livrée aux Russes pendant la Grande Guerre, et qui n'est en réalité qu'un immense charnier. Poelzig a volé à Verdegast sa femme et sa fille, qu'il a épousées successivement, et, à cause de lui, Verdegast a enduré quinze ans de bagne. Poelzig conserve le cadavre de la femme de Verdegast, ainsi que ceux de nombreuses autres femmes qui ont été siennes, dans le formol. Verdegast est empêché de tuer Poelzig par le passage d'un chat noir, dont il a une phobie extrême. Un malheureux couple en lune de miel est arrivé en même temps que Lugosi dans la maison de Karloff, parce que l'autobus qui les conduisait tous a eu un accident. Il se découvre que Karloff est à la tête d'un culte satanique. Le couple comprend rapidement qu'il est prisonnier. De fait, Poelzig veut sacrifier la jeune épouse pendant un sabbat. L'évanouissement d'une sataniste interrompt la cérémonie. Entre-temps, Lugosi découvre que sa fille était vivante et mariée à Karloff, mais Karloff vient précisément de la tuer. Finalement, Lugosi, qui a commencé à écorcher vif Karloff, comme le marin de Behind the Door (1920) d'Irvin Willat, fait sauter l'antre démoniaque, qui était entièrement miné. Le jeune couple s'enfuit à temps.

Rien de tout cela ne fait véritablement sens, mais, du point de vue filmique, tout fonctionne parfaitement. Karloff et Lugosi donnent une extraordinaire interprétation, toute en résignation fataliste et en froide détermination, d'hommes d'âge mûr liés par un secret monstrueux. La maison art déco est beaucoup plus sinistre et étrange que le classique souterrain, c'est-à-dire que l'ancienne forteresse. Comme toute création artistique, elle est un reflet de son créateur, c'est-à-dire de l'âme monstrueuse de l'architecte Poelzig. Son caractère novateur, voire inhabitable, accroît l'impression des visiteurs qu'ils sont des intrus, empiétant sur l'intimité de Karloff (qui se promène dans d'élégants et stricts pyjamas noirs). Les visiteurs sont à la fois avalés par la maison (dont ils n'arrivent plus à sortir) et inassimilables par elle, de sorte que leur sort (on jette le jeune mari au cachot, on lie la jeune épouse au poteau de sacrifice) semble dicté par la logique des lieux eux-mêmes. Cette maison abrite des scènes bizarres, comme si elle était un hall d'hôtel dans quelque pays de l'horreur : Karloff et Lugosi jouant aux échecs la liberté de la jeune épouse (Lugosi perd), les invités du sabbat revêtant des dominos noirs par dessus leurs tenues de soirées, tandis que Karloff prend place derrière une chaire sataniste elle aussi art déco (elle combine deux croix renversées).

The Raven est le plus faible des trois films. Tout commence fort bien, avec un Lugosi en chirurgien génial, obsédé par l'œuvre d'Edgar Poe, tombant amoureux de la jeune danseuse qu'il a sauvée, puis défigurant un convict évadé (Karloff) et en faisant son homme de main par la promesse qu'il lui rendra un visage. Mais la deuxième partie du film est un huis-clos dans la maison de Lugosi (avec salle de torture au sous-sol), qui préfigure la formule qui sera celle de tout le cinéma-bis. Lugosi séquestre la danseuse, son père, son fiancé et tous leurs amis, qu'il a invités sous des prétextes mondains, et il inflige au père de la fiancée et au jeune couple des tortures inspirées des nouvelles de Poe.

L'unité filmique des trois œuvres tient à la présence des prodigieux acteurs que sont Lugosi (vedette des trois films) et Karloff (qui figure dans The Black Cat et dans The Raven). On note aussi dans les trois films un parti pris de montage qui flirte avec le faux raccord (tous les gros plans à effets de Lugosi sont filmés à part et s'intègrent mal dans les plans d'ensemble, comme si Lugosi revenait le week-end pour tourner les gros plans). Plus discutable est l'usage du contrepoint humoristique (témoins italien, allemand et danois, dans Murders in the Rue Morgue, qui ont tous entendus parler la langue du voisin ; duel verbal des gendarmes hongrois dans The Black Cat, vantant les attraits touristiques de leur ville natale). Discutables aussi les moyens par lesquels la littérature de Poe est rappelée, car cette littérature est peu rentable sur le plan filmique. Dans Murders in the Rue Morgue, la morgue est l'endroit où l'on dépose les cadavres plutôt que la rue où habitent la douce fiancée et sa maman. Dans The black Cat, Lugosi a la phobie des chats uniquement pour permettre à ceux-ci (ou à celui-ci car c'est peut-être le chat qu'il a tué qui réapparaît plus loin dans le film) de faire un lien avec la nouvelle de Poe et le titre du film. C'est par des moyens encore plus artificiels que The Raven est raccroché au poème de Poe. Lugosi, qui a un corbeau empaillé sur son bureau, déclame le poème à l'émissaire d'un musée qui espère lui racheter sa collection de poeana. Plus loin, le poème sert à un intermède musical, dansé par la jeune femme que Lugosi a opérée. Enfin, le corbeau, symbole de mort, permet à Lugosi des déclamations morbides, censées nous renseigner sur le fait qu'il est fou à lier.

Un autre trait commun des trois films est leur pénurie de musique originale, remplacée par des thèmes extraits du répertoire classique. Le générique de Murders in the Rue Morgue est celui du deuxième acte du Lac des Cygnes de Tchaikowski, devenu une sorte de signature musicale de la Universal (il figure aussi dans le Dracula de Tod Browning et dans The Mummy de Karl Freund). La partition de The Black Cat fait alterner notamment la Symphonie inachevée de Schubert et un Prélude de Chopin. Cet effet de citation contribue à l'ambiance européenne de films comme Murders in the Rue Morgue et The Black Cat et, en créant un décalage (ce que nous entendons n'est pas tout à fait de la musique de film), pousse les films vers l'étrange.


The Invisible Man (1933) de James Whale


Un grand chef-d'œuvre. Le début est très fidèle au roman de Wells et l'installation de Griffin à l'auberge, puis la façon dont il est démasqué par les villageois et se venge d'eux sont magistralement racontées. Il faudra attendre The Midwich Cuckoos, d'après John Wyndham, pour retrouver une telle ambiance d'angoisse dans un village anglais.

La suite du film est paraît-il inspirée d'un roman de Philip Wylie sur un assassin invisible et c'est l'intrigue policière qui prend le pas, Griffin tuant plusieurs centaines de personnes avant d'être abattu par les policiers, à l'orée d'une grange dans laquelle il s'est réfugié.

Comme dans le roman de Wells, les produits chimiques qui ont rendu Griffin invisible ont aussi altéré son esprit et l'ont changé en un maniaque homicide. En un rare tour de force, les auteurs du film arrivent à rendre la folie de Griffin plus inquiétante que son invisibilité : c'est un pervers mégalomane, dont l'âme tourmentée est un cloaque immonde, bouillonnant de haine, et son invisibilité lui donne l'occasion d'assouvir ses instincts criminels. Il représente en ce sens le destin. Il fait de l'assistant du professeur son âme damnée et son esclave. Après que celui-ci le trahit, Griffin jure de le tuer. La police met en place un dispositif extrêmement élaboré pour permettre à l'assistant de s'éclipser incognito, déguisé en policier, sans risque d'être suivi, au volant d'une voiture. Naturellement, Griffin, qui a déjoué tous les pièges, est assis sur le siège arrière.

Mark of the Vampire (1935) de Tod Browning

Même ambiance de nulle part et de nul temps que dans les Frankenstein : des bohémiens, un univers carpathique, vaguement tchèque, des voitures à cheval, mais on nous explique qu'on est en 1934.

Le gros défaut du film est qu'il est incohérent. Un an après la mort vampirique du baron son père, la jeune première est elle-même en cours de vampirisation par le comte Mora et sa fille Luna, tandis que le Dr Van Helsing (Lionel Barrymore) nous fait un cours sur les vampires. Il se trouve que le château des vampires est la demeure du prologue, dans laquelle le comte a été vampirisé un an plus tôt, inexpliquablement devenue une ruine pleine de toiles d'araignées, de rats et de tarentules (cette double fonction d'un même décor est très difficile à comprendre si on ne voit le film qu'une fois). Vers la fin, on renonce soudain aux vampires, dont on nous explique qu'ils n'étaient qu'une mise en scène destinée à faire craquer le tuteur de la jeune première, véritable assassin du baron. On époussette le décor du château et le tuteur, hypnotisé par Lionel Barrymore, accomplit à nouveau le meurtre du baron. La contradiction apparaît clairement quand la jeune première échappe à son fiancée pour suivre la vampire Luna dans un château plein de toiles d'araignées et de vampires (parmi lesquels figure son père). Dans le plan suivant, elle est dans le décor épousseté, avec son père (qui est en réalité un sosie, un acteur embauché pour l'occasion), prête à rejouer la soirée du meurtre ! Les personnages tâchent de stopper les trous du scénario tout en finissant le film : la raison pour laquelle on a laissé le jeune premier croire que sa fiancé était vampirisée est que si on l'avait mis dans la confidence, il aurait empêché sa fiancée d'entrer dans le complot.
Cet écartèlement entre film de vampire et fantastique expliqué a pour conséquence que le film s'autodétruit : Lugosi et ses vampires viennent littéralement jouer leur rôle du premier Dracula : ils défilent d'un pas d'enterrement dans des décors plens de toiles d'araignées.

The Bride of Frankenstein (1935) de James Whale

Pour la suite, quatre ans après, de Frankenstein, Whale opte résolumment pour le conte de fées. L'hermite dans la forêt, les chasseurs, sortent des contes de Grimm et du coup le cadre géographique et l'époque indéterminés semblent parfaitement naturels.

Ici encore, le fait d'insuffler l'influx vital est présenté comme la foudre volée, le feu dérobé aux dieux (on fait une allusion obscure aux rayons cosmiques, qui viennent d'être découverts dans le vrai monde). Mais la foudre est aussi le signe d'une atmosphère romantique, comme en témoigne le prélude, qui montre un lord Byron histrionesque persuadant Mary Shelley d'improviser une suite à son conte, la nuit orageuse s'y prêtant.

Le monstre est moins ici un cas social qu'un temperamental four year old : ce que le film nous dit est essentiellement qu'il faut être patient avec lui, ne pas le brusquer.

Sur un autre plan, ce second Frankenstein raconte la même histoire que Dracula ou que The Mummy : le monstre est un un-dead, son plus cher désir est de retourner à la tombe : il s'enfonce dans un caveau, à la fois pour échapper aux villageois et pour littéralement retourner au tombeau. Le Dr Prætorius lui présente à ce moment le crâne et les tibias de sa future fiancée. La fiancée est une sorte de momie fabriquée à rebours : avec un cadavre on fabrique une vivante, l'emmaillotage étant la dernière étape avant la résurrection.

On note des souvenirs de Grand Guignol : Karl, l'un des assassin qui fournit les savants en organes frais, tue les gens pour obtenir ces pièces détachées, comme les résurrectionnistes écossais.

The Bride of Frankenstein contient le plus beau plan de l'histoire du cinéma, qui est une scène de résurrection (mais pas celle du Christ) : une bandelette ôtée qui montre deux yeux de femme, grands ouverts et absolument terrifiés.

La fiancée ne vivra que l'espace d'une séquence (le monstre fait tout sauter en voyant qu'elle l'a en horreur, comportement typiquement adolescent, ce qui prouve qu'il progresse très vite).

Son of Frankenstein (1939) de Rowland V. Lee

Le troisième Frankenstein n'est guère plus qu'une curiosité, en dépit d'une distribution éclatante. Le réalisateur a voulu faire un film d'art et a raté son coup. A l'extérieur, les personnages sont écrasés dans un décor à la Mude Tod ou à la Nibelungen, que rien ne justifie. Les décors intérieurs sont inspirés eux aussi de l'expressionnisme allemand et les éléments du castle Frankenstein, qui avait dans les films précédents un vague côté Sainte Chapelle, se tordent à présent dans tous les sens. La créature (Boris Karloff) est moins bien maquillée que dans les deux premiers films (elle a aussi l'air considérablement plus jeune), et elle est vêtue d'une sorte de souquenille en peau de bique. Le fils Frankenstein, Wolf (Basil Rathbone), qui ranime le monstre créé par son père, fait des crises de nerf en direct, secondé par son épouse, et le véritable héros du film est le policier manchot qui mène l'enquête (même acteur que l'inspecteur dans Mark of the Vampire, pour essentiellement le même rôle). Ygor (Bela Lugosi) utilise le monstre pour se venger des membres du jury qui l'ont fait pendre autrefois, ce qui ramène le film à une intrigue policière et grandguignolesque.

On comprend assez nettement aussi que Son of Frankenstein s'installe dans une routine et qu'on a décidé de faire du Frankenstein aussi longtemps que les gens paieraient pour en voir.

Pour finir, Son of Frankenstein manque de rythme. On sauvera la brève scène de laboratoire où l'héritier des Frankenstein commente quelques données physiologiques relatives au monstre et aventure une hypothèse contemporaine sur ce qui l'anime (les rayons cosmiques ; mais c'est le résultat d'une gradation Frankenstein expliquait qu'on utilisait une onde électromagnétique au-delà de l'ultraviolet et Bride of Frankenstein explique déjà que les résistances autour de l'appareil sont des condensateurs cosmiques).

Dr Jekyll and Mr Hyde (1941) de Victor Fleming

Remake assez fidèle du film de Mamoulian (1932). Quoique pourvu d'une distribution éblouissante (Spencer Tracy, Ingrid Bergman, Lana Turner), le remake est inférieur à l'original parce que son propos est moins clair et, partant, que l'adhésion du spectateur à la fable est moins grande. On peut même dire que chaque fois que l'on s'écarte de l'original de Mamoulian, le film s'embrouille. Par exemple, le récit est ostensiblement présenté comme une parabole morale (début à la cathédrale avec C. Abrey-Smith en évêque), après quoi on se livre visuellement à des considérations psychanalytiques qui font penser à Spellbound et à Secret Beyond the Door : on voit, pendant l'absoption du breuvage par Spencer Tracy, des images des pulsions du Dr Jekyll - Ingrid Bergman et Lana Turner fouettées comme des juments - peut-être inspirées par la phrase de la nouvelle de Stevenson : « a current of disordered sensual images running like a mill race in my fancy ». Mais, encore une fois, le problème de Jekyll n'est pas qu'il libère ses pulsions refoulées : c'est qu'il se damne.

Le charme du film de Fleming est qu'il appartient à la MGM de la grande époque, d'où des acteurs (Donald Crisp, Sara Allgood, etc.) des décors, des procédés filmiques typiques.

Ingrid Bergman, utilise le film comme un brouillon de ce qu'elle fera trois ans plus tard dans Gaslight.

 

Cat People (1942), I Walked With A Zombie (1943), Leopard Man (1943) de Jacques Tourneur

Dans son film The Bad And The Beautiful (1952), Vincente Minnelli a rappelé l'anecdote, alors déjà à demi légendaire, de la conception de Cat People. Un producteur et un metteur en scène ont pour ordre de faire un quicky d'épouvante, The Doom of the Cat Men, avec un budget dérisoire. Le département des costumes leur a retrouvé cinq costumes de chats, miteux et grotesques. Le producteur (Kirk Douglas) a l'idée de génie de ne jamais montrer les hommes-chats et de construire le film entier sur la litote : un chien qui hurle, un oiseau le cou tordu, une petite fille terrifiée, au visage couturé de coups de griffes. Le film est un impressionnant succès.

Le fantastique de Lewton et Tourneur repose sur la suggestion, l'inquiétude diffuse. A cet égard, l'élément essentiel de la rhétorique filmique de Tourneur est le clair-obscur, et les trois films faits pour Val Lewton sont, sur le plan de la photographie, des sommets. (Aucun des trois ne survit à une diffusion télévisuelle ou à un visionnage sur magnétoscope ; seule la projection d'une copie 35 mm ou la vision d'un DVD fait d'après une copie de première génération leur rend justice.) Ce fantastique de Tourneur qu'on a constamment décrit comme modeste, économe, etc. (précisément parce, faute de budget, qu'il évite les effets spéciaux),n'a rien de minimaliste. Il correspond au contraire à une forme très achevée de cinématographie, dans laquelle, en particulier, l'expressionnisme jette ses derniers feux.

Cat People appartient à l'univers du conte, puisque le film reprend en l'inversant le mythe de Beauty and the Beast (il pourrait s'intituler The Beast and the Beau). Comme le merveilleux dans le conte populaire, le fantastique est ici une métaphore de la névrose, Tourneur et son scénariste allégorisant la frigidité de son héroïne en expliquant qu'elle se transforme en panthère meurtrière si son mari l'embrasse. (Mais par ailleurs, Tourneur n'est pas réalisateur à dédaigner un symbolisme plus décoratif. La scène du mariage et celle du début de la vie conjugale se passent sous la neige, ce qui indique l'impossibilité du couple de consommer son union.)

Ce sujet légendaire, Tourneur choisit de le traiter dans le registre démoniaque. On trouve donc l'antique malédiction, la peuplade de sorcier et de sorcières, la transformation en animal. Il est curieux de noter que le film a été écrit à partir de son titre, imposé par Charles Koerner, le nouveau responsable de la RKO. Pour donner corps à cette intention de film, Val Lewton avait pensé d'abord adapter une nouvelle d'Algernon Blackwood, avant de commander une histoire originale à DeWitt Bodeen. Cependant l'intention initiale semble être restée sous forme d'aura : l'histoire racontée par Irena (jouée par Simone Simon), du village serbe converti au satanisme à cause des souffrances infligées par les mamelouks, et dont les habitants sont devenus félins, est blackwoodienne en diable. (Nous soupçonnons, sans en avoir de preuve formelle, que la nouvelle de Blackwood à laquelle pensait Val Lewton est l'enquête de John Silence titrée Ancient Sorceries, qui raconte les aventures d'un touriste dans une petite ville française où tous les habitants sont sorciers, et où ils se changent tous en chats.)

A ce satanisme, Tourneur associe des éléments du low life qu'il trouve fascinants : les minorités ethniques, le restaurant serbe (puisque la femme-chat est serbe), le café tenu par des noirs, où l'on mange du gumbo, le YWCA, avec sa piscine au sous-sol, les lieux de culture qui n'en sont pas tout à fait (le zoo, le petit musée).

L'originalité du film est précisément la façon dont il bâtit sa cohérence à la fois en tant que fable psychanalytique et en tant que film fantastique. Simone Simon la femme-chat est une femme enfant, ce qui la rend éminemment féline (sa caractéristique essentielle est qu'elle est mutine) et explique à la fois sa frigidité et sa perversité. Elle se change en panthère par jalousie, pour tenter de tuer par deux fois la collègue de travail de son mari ; elle est tentée de libérer la panthère du zoo, et y parvient avant de mourir. A la fin du film, son psychiatre l'embrasse, à la fois parce qu'il veut la délivrer de ses obsessions et parce qu'il est un séducteur, et elle prend sa forme de panthère pour le tuer, tout en étant elle-même mortellement blessée, ce qui est à la fois l'indication du fait qu'elle est psychotique et la preuve en quelque sorte scientifique - puisqu'elle est administrée à un médecin ! - qu'elle est réellement capable de se changer en panthère.

On le voit, la convention, propre au récit fantastique victorien, de l'hésitation entre une explication surnaturelle et une explication purement psychologique, convention qui est adoptée par les personnages eux-mêmes dans le film, est renversée cul par dessus tête dès qu'on se place du point de vue des auteurs et du spectateur, les deux ordres cessant alors d'être alternatifs : le film est à la fois psychanalytique et fantastique, il est l'un parce qu'il est l'autre. C'est à notre connaissance la première fois que le cinéma hollywoodien propose une telle solution et c'est aussi ce qui fait de Cat People le premier représentant d'un nouveau fantastique, basé sur l'intériorité. (Jacques Lourcelles, Dictionnaire du cinéma, Les Films, Laffont, Collection Bouquins, 1992, p. 544, parle d'une « révolution de l'intimisme », qui selon lui coupe en deux l'histoire du cinéma.)

On a parfois prétendu que la menace dans Cat People était seulement suggérée et que le spectateur ne voyait jamais rien. Ce n'est pas exact, puisqu'on voit le fauve dans lequel se métamorphose Irena, même si on ne voit jamais la transformation elle-même. La tension du film résulte en réalité d'une gradation très soignée. La panthère se réduit d'abord à un feulement, à des feuillages secoués et à des moutons tués (scène où le fauve poursuit Alice dans le passage). Elle est à nouveau représentée par des feulements et apparaît comme une tache noire amorphe en dessin animé dans les coins d'ombre de la piscine du YWCA (seconde attentat contre Alice). Panthères dessinées encore, mais caricaturales, dans un rêve que fait Irena. Enfin, le fauve apparaît au spectateur comme une vraie panthère dans le bureau d'Oliver et d'Alice (Oliver la met en fuite en brandissant un T d'architecte devenu crucifix et en la conjurant de les laisser en paix au nom de Dieu). On revoit la panthère à la fin du film, quand Irena se transforme dans son propre appartement et tue le Dr Judd.

Du reste la litote n'est que la partie la plus visible du procédé lewtonien. Le motif de la femme panthère est développé en réseau à travers tout le film, et c'est précisément ce qui en fait la réussite : Cat People est un film hanté, non par une présence - fût-ce celle d'un félin maléfique -, mais par une sémiotique de la félinité. On trouve dès le premier plan une panthère vivante et emblématique, celle du zoo de Central Park. Cette panthère est présente jusque dans l'appartement d'Irena, qui est tout près, par son feulement. Elle est rappelée au YWCA de façon comique par un mignon chaton noir. La femme dans le restaurant serbe, qui se fait reconnaître d'Irena comme une « sister », c'est-à-dire une autre femme-chat serbe, est l'incarnation de la félinité, grâce à des yeux étirés sur les tempes et un nœud dans les cheveux évocateur d'oreilles de chats. La mutine Irena elle-même est panthérisée à la fois dans sa tenue (elle porte un manteau de fourrure noir) et dans son comportement (elle joue au chat et à la souris avec sa victime, Alice, dans la scène de la piscine au YWCA). En réalité, si nous ne voyons Irena en panthère que deux fois, à la fin du film (scène du bureau d'Oliver et scène finale avec le Dr Judd), nous n'avons pas cessé de voir des panthères réelles ou métaphoriques depuis le début de la projection. Même la scène finale où Irena devenue panthère se bat avec le Dr Judd, ne fait que montrer en ombres chinoises ce que nous voyons depuis le début du film sous forme métaphorique, dans la petite statue du roi Jean de Serbie embrochant une panthère, ou dans le dessin que fait Irena de ce motif.

Enfin, la toute fin du film révèle la quasi identité, sur le plan plastique, des deux cadavres, celui de la panthère évadée du zoo, écrasée sous un taxi, et celui d'Irena dans son manteau de fourrure, tuée par la panthère évadée et par les cinquante centimètres d'acier de la canne-épée du Dr Judd : il s'agit dans les deux cas de sacs de fourrure noire plus ou moins aplatis. (Beaucoup de spectateurs décrivent les deux plans d'Irena morte comme ambigus, et pouvant représenter aussi bien une femme dont on n'apercevrait que la chevelure, son corps étant caché sous son manteau, qu'une panthère morte dissimulée sous le manteau de fourrure d'une femme, ce qui permet de croire qu'Irena s'est métamorphosée en panthère en mourant, et donne un sens particulier à la dernière réplique du film par Oliver : « She never lied to us. » Mais il serait sans doute plus juste de qualifier ces plans d'énigmatiques plutôt que d'ambigus. Comme dans la scène du bus ou la scène de la piscine, la question est : « Avons-nous vu quelque chose ? » plutôt que : « Qu'avons-nous vu ? »)

Certaines allusions félines sont plus discrètes. Quand Irena quitte le musée, fâchée parce que Oliver et Alice la traitent en enfant et l'excluent de leur conversation technique sur les bateaux, il se trouve une statue du dieu Anubis dans le champ, qui rappelle naturellement une panthère, et qui donne à la moue de dépit de la jeune femme un contrepoint inquiétant, en incarnant les forces du mal que la jeune femme peut déchaîner au gré de sa mauvaise humeur.

Enfin, certains procédés allusifs confinent à l'imperceptible. Dans la scène de la piscine au YWCA, lorsque Alice, dans l'eau, scrute les ténèbres, certains plans révèlent dans la petite échelle qui permet de sortir de l'eau et dans son ombre sur le mur, l'équivalent de deux oreilles de chat vues de trois quart, une tache claire sur le mur faisant un ovale, de sorte qu'apparaît, de façon plus ou moins subliminale, une tête de chat.

Cat People bénéficie, on l'a dit, d'un extraordinaire travail sur la lumière, qui contribue considérablement au fantastique de l'intériorité. La scène de la piscine et celle du bureau,toutes deux éclairées par en-dessous (la piscine fonctionne du point de vue de l'éclairage comme les tables lumineuses du bureau d'ingénierie navale), sont des scènes de terreur pure vues à travers le prisme de psychismes individuels, la lumière à l'envers représentant le basculement du monde dans la terreur. La scène de la piscine est en réalité une scène de noyade, la panthère symbolisant le danger de l'eau, même si, dans la fable, le fait qu'Alice, en maillot de bain, saute au milieu de la piscine soit rationalisé par sa volonté d'échapper aux griffes du fauve. Il est à noter que dès la scène du musée, qui précède immédiatement la scène de la piscine, Oliver, Alice et Irena, devant les modèles réduits de bateaux, sont éclairés par dessous.

 

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I Walked With A Zombie ressortit au gothique psychanalytique. Ce genre, dont l'exemple le plus connu du grand public est Rebecca (1940) de Hitchcock, se singularise par le fait que le personnage essentiel - et secrètement mauvais (son caractère diabolique est précisément le secret du film et ce qui rapproche celui-ci du fantastique) - est, au moment où commence le film, déjà retiré du récit, qu'il imprègne pourtant en entier.

Dans I Walked With A Zombie, la condition de zombie (décrite comme une sorte de somnambulisme permanent et incurable) est précisément ce qui permet à Jessica, l'épouse infidèle responsable de la querelle de deux frères, d'occuper le film et même de l'accaparer (toute la vie de Fort Holland tourne autour des soins qu'on lui donne), tout en étant absente, au moins au sens d'une absence d'esprit (elle n'est pas consciente, n'a pas d'initiative, et n'est capable d'obéir qu'à des ordres simples).

Sur le plan purement plastique, la morte-vivante a deux correspondants dans le film : la figure de proue, Ti-Misery, dans le jardin de la plantation, représentant Saint Sébastien percé de flèches, reliquat du navire négrier qui a amené autrefois les esclaves dans l'île (qui s'appelle elle-même San Sebastian), et Carre-Four, un nègre zombifié, qui garde quant à lui le chemin du houmfort, temple des cérémonies vaudou, et qui viendra chercher Jessica aux deux tiers du film. Le cours du film amènera à l'identification de ces trois figures hiératiques : Jessica aura le cœur percé - et sera ainsi délivrée de sa condition de morte-vivante - par une flèche prélevée précisément sur la figure de proue par son amant, qui portera ensuite la morte dans l'océan. Le zombie Carre-Four, suivant le couple tragique, retournera lui aussi à la mer, d'où est venue la figure de proue maléfique, symbole de la traite.

C'est dire que les éléments psychanalytiques - les névroses des blancs - sont ici une sorte d'écume à la surface d'une réalité bien plus inquiétante et plus traumatique, reposant sur la traite négrière et dans laquelle les destins des blancs et des noirs sont enchevêtrés. C'est de cette réalité que relèvent les véritables refoulements et les véritables angoisses du film, de sorte que la zombification de Jessica, loin d'être une métaphore « exotique » de conflits psychiques, la place au contraire au cœur des affrontements de cultures et de classes. Si Paul le planteur explique au début du film à Betsy, l'infirmière qu'il a engagée pour soigner sa femme, que la beauté apparente de l'océan et de l'île tropicale ne cachent que corruption et mort, c'est certes en partie par cruauté mentale, mais c'est surtout parce qu'il décrit sans fard une réalité historique et économique.

On comprend du reste très tôt que les descendants d'esclaves, dont on nous dit qu'ils conservent l'habitude de pleurer à une naissance et de se réjouir à un décès - attitude blasphématoire du point de vue du christianisme, selon lequel la vie est le plus grand don de Dieu -, ont inventé le vaudou à la fois comme une résistance et comme une arme, au moins psychologique, contre les blancs, qu'on nous montre en position d'assiégés, quand retentit le tam-tam.

Mais simultanément, le fardeau mémoriel est trop lourd pour que blancs ou noirs puissent le porter seuls, et la réalité sociale trop complexe, de sorte que les uns et les autres échangent constamment leurs rôles sociaux ou raciaux. Il apparaîtra ainsi que c'est la mère des planteurs, pourtant veuve de missionnaire, qui préside secrètement aux cérémonies vaudoues du houmfort, et que c'est elle, en tant que houngan, qui a vaudouisé Jessica. Cette indétermination des rôles traverse tout le film et en donne le chiffre. Alma, la servante noire, sert à Betsy l'infirmière son petit déjeuner au lit, comme elle fait pour sa maîtresse. L'infirmière objecte qu'elle n'est elle-même qu'une employée, objection qui n'est pas acceptée. Alma explique qu'elle aime servir les belles dames au lit. La séparation de classes est donc rabattue par Alma sur la séparation des races : toutes les noires sont des servantes, puisque toutes les blanches sont des maîtresses. Mais un moment après, Alma explique qu'elle habille chaque jour miss Jessica comme elle ferait d'une grande poupée, ce qui met fin à la fiction de la servante modèle (on ne peut douter que la servante soit ici la maîtresse et qu'elle fasse effectivement ce qui lui plaît) et simultanément donne un sens littéral au motif fantastique : par le vaudou, les blancs deviennent les jouets des noirs. (Pour faire venir Jessica zombifiée au houmfort, le féticheur déplace sur un fil une petite poupée la représentant.)

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The Leopard Man est un thriller fantastique. On retrouve dans le film le motif de la nation secrète, équivalente des hommes-chats serbes ou des vaudouisants haïtiens, mais cette fois, elle n'a guère besoin de se cacher, puisqu'on est au Nouveau-Mexique et qu'il s'agit de la culture hispano-américaine elle-même. Cet univers composite (tout le monde est espagnol, mais les institutions, police, boîte de nuit, funeral parlor, sont américaines) évoque naturellement un autre composite, celui de l'univers alpestro-carpathique des films fantastiques de la Universal, dix ans plus tôt, et la comparaison entre les deux suffit à éclairer la nature du fantastique de Lewton et Tourneur. A la place de l'univers de conte de fée, sans ancrage topographique ni historique clair, de la Universal, on trouve dans les films produits par Lewton pour la RKO des micro-sociétés contemporaines, qui, si elles sont toutes des mosaïques, sont par contre parfaitement identifiées, géographiquement, économiquement et sociologiquement : une classe moyenne new-yorkaise exerçant des professions libérales, dans laquelle la Serbe Irena s'intègre apparemment sans efforts (Cat People) ; une colonie antillaise, dans laquelle descendants d'esclaves et descendants des maîtres sont devenus respectivement ouvriers et patrons, sans arriver à surmonter le fait qu'ils sont tous étrangers au lieu et vivent par conséquent dans des sortes de limbes (I Walked With A Zombie) ; un trou perdu au fond du Nouveau-Mexique assoupi dans sa culture hispanique comme en une sieste millénaire.

Comme dans Cat People, on retrouve dans The Leopard Man un menu peuple décrit avec sympathie dans son dénuement même (l'impresario et la danseuse, héros du film, rêvent de sortir de ce trou pour retourner dans l'est ; même l'intellectuel du pays, le conservateur du petit musée archéologique local, n'est qu'un ancien petit prof d'histoire d'une université de troisième ordre).

Ce choix d'une humanité plébéienne et honnête justifie pleinement l'usage par Tourneur d'acteurs de seconde zone, des femmes parfois vieillissantes, des hommes à la voix de tabagique, portant des pompadours, aux talents dramatiques limités. Les rôles de patriciens reviennent eux aussi à des acteurs un peu miteux. Tom Conway, qui joue le Dr Judd, le psychiatre, dans Cat People, et le planteur dans I Walked With A Zombie, est le George Sanders du pauvre (il est d'ailleurs, dans la vie, le frère de ce dernier).

Les personnages auxquels ces acteurs donnent vie fonctionnent un peu comme des gravures scolaires pour école primaire - ceci est vrai pour tout le cinéma de Tourneur et non seulement ses films fantastiques - et ils ont par conséquent la même fonction poétique que les lieux tourneuriens un peu tocs (dans Leopard Man, le cimetière qui ne ressemble pas tout à fait à un cimetière, le musée d'antiquités précolombiennes qui ne ressemble pas vraiment à un musée, etc.). Ces personnages ont du reste des existences sociales limitées. Le couple d'entertainers de The Leopard Man n'existe que dans le décor de la boîte de nuit et nous ne saurons rien d'autre d'eux, pas même où ils dorment, ni s'ils sont un « vrai » couple. De même, l'infirmière de I Walked With A Zombie n'a pas d'existence antérieure à son arrivée sur l'île (exceptée la scène où on la recrute au Canada) et elle a si peu vécu qu'à la question posée par le planteur : « Vous considérez-vous comme jolie ? », elle répond avec sincérité qu'elle n'y a jamais réfléchi. Le personnage de la femme-chat de Cat People se réduit lui aussi à une identité professionnelle de dessinatrice de mode, et à deux décors, qui sont le zoo de Central Park et son appartement dans un brownstone. Lorsqu'elle s'aventure dans d'autres décors (bureau du psy, YWCA, bureau de son mari, etc.), elle est en décalage, ou mal à l'aise ou en chasse. L'homme qu'elle rencontre au zoo, et qu'elle épousera, est, de son propre aveu, le premier et l'unique ami qu'elle se soit fait à New-York.

Cette limitation de la définition biographique des personnages, cohérente avec le choix d'acteurs aux ressources limitées, est à relier également à un parti pris dans la direction d'acteurs, qui est la réticence. Lewton et Tourneur ont délibérément choisi de moderniser leur fantastique en prenant le contre-pied du jeu histrionesque et byronien des acteurs de la Universal. Le jeu nuancé et indifférent des acteurs contribue à la vraisemblance de la fiction et il ramène le propos vers l'intériorité (le drame d'êtres aussi banals ne peut être qu'intérieur).

La construction de The Leopard Man est plus simple que celle des deux films précédents, puisqu'elle procède de façon sérielle, trois jeunes femmes étant successivement tuées par le léopard fatidique (ou, pour deux d'entre elles, par un tueur fou se faisant passer pour le fauve). Du coup, Tourneur a l'air de faire de son système de construction de la terreur reposant sur les ténèbres un procédé. Ce n'est cependant qu'une apparence, car la suggestion est aussi finement conduite que dans Cat People ou que dans I Walked With A Zombie. Deux yeux brillant dans le noir, ou encore une branche d'arbre qui ploie au-dessus du mur d'un cimetière, suffisent à installer l'angoisse. De plus, les ténèbres tourneuriennes sont un procédé qui permet d'introduire dans l'univers sensible du film certaines variables qui ne sont ni visuelles ni sonores mais participent d'une synesthésie, parmi lesquelles figurent l'espace et ses configurations cauchemardesques (avec deux topoï tourneuriens : l'endroit qu'on longe et l'endroit désert qu'il faut traverser), mais aussi la texture du monde (reflets de la lumière sur l'eau, ténèbres opaques associées à l'habitat humain, ténèbres brumeuses associées au monde végétal), et enfin les bruits et les rythmes (bruit des castagnettes de Clo-Clo, hachurage du paysage visuel et sonore par le passage d'un train sur le talus).

A noter que, comme ses prédécesseurs, The Leopard Man pose le problème du mal en termes religieux. Dans Cat People, les hommes-chats sont, à l'origine, des sorciers, pourchassés, mais pas exterminés, par « le roi Jean de Serbie, le vainqueur des mamelouks ». A la fin du film, Irena libère métaphoriquement le mal sur le monde, en libérant la panthère de sa cage du zoo de Central Park. Et la tentative tourne court par intervention de la providence, puisque la panthère se fait écraser par un taxi sitôt qu'elle a sauté le mur. Dans I Walked With A Zombie, le vaudou est évidemment, comme dans le monde réel, un dérivé du polythéisme et du culte des ancêtres ouest-africain, un culte démoniaque (au sens technique du terme) et une hérésie (le mot vaudou viendrait selon certaines sources de vaudois, du nom de la secte apparue au 12e s.). Dans The Leopard Man, la procession de la fin du film est destinée à expier le massacre des Indiens à l'époque coloniale, et cet épisode ancien fournit une grille d'interprétation pour les éléments du thriller qu'on vient de voir : l'Indien Charlie How-Come a été soupçonné à tort, d'abord en tant que propriétaire du léopard échappé, puis en tant qu'alcoolique souffrant de trous noirs ; de plus, le fait que le véritable auteur des meurtres soit un homme apparemment normal rappelle qu'en certaines circonstances l'homme le plus banal est capable des pires exactions. Le jeune couple de l'imprésario et de la danseuse connaissent du reste une quasi-conversion : chacun d'eux découvre que, chez l'autre, l'affectation de dureté et de cynisme n'est qu'un masque, et ils se dévoilent l'un à l'autre comme des « softies ».

Les trois films de Tourneur sont des épures. Davantage même que les films de Fritz Lang, ils reposent sur l'idée que les conventions narratives, celle du cinéma hollywoodien, sont familières au spectateur, à qui on demande par conséquent de réagir au quart de tour, et sans qu'on ait besoin ni de lui expliquer longuement les choses, ni de le préparer à ce qu'il va voir par des scènes adventices, comme cela se fait généralement. Ce laconisme de la narration n'est par ailleurs pas exclusif d'une certaine rapidité, voire d'un certain bâclage. Montrer la vieille mère pleurant son fils cadet, la tête dans les mains, au dénouement de I Walked With A Zombie, à côté du couple de l'infirmière et du planteur, enfin libres de s'aimer, c'est employer un poncif strictement pour sa valeur informative et sans intention autre que l'efficacité de la narration. A cet égard, ce cinéma tourneurien rend pareillement inopérantes les deux principales rhétoriques de la certification filmique, celle, classique, du « chef-d'œuvre qui serait chef-d'œuvre parce qu'il serait parfait en chacun de ses détails » (il est impossible d'oublier qu'on est devant des films à petits budgets, tournés rapidement), et celle, plus récente, du « genre naguère injustement méprisé (ici le cinéma fantastique) qui serait un genre à chefs-d'œuvre » : les parfaites réussites de Tourneur n'ôtent rien à la médiocrité du cinéma fantastique dans son ensemble, y compris dans les années 1940, et un historien qui garderait une attitude lucide devrait en toute logique s'étonner qu'un titre tel que I Walked With A Zombie - tiré non d'une nouvelle d'épouvante, mais d'un article de pseudo-journalisme dans un magazine à sensation ! -, puisse cacher un pareil tour de force.

 

Night of the Demon (1958) de Jacques Tourneur

Adaptation de la nouvelle Casting the runes de Montague Rhodes James. Mais Tourneur, qui manifestement croit à ce qu'il raconte, est inspiré par un autre Montague, qui est le révérend Montague Summers, le célèbre démonologue. Il nous est donc expliqué que les hommes adorent le démon depuis les divinités antiques du proche-orient, Baal, Moloch, etc. Le démon qui apparaît dans le film est du reste une sorte de version tridimensionnelle de gravures tirées de Guazzo (Compendium Maleficarum), gravures qu'on nous montre dans le film, en agrandissements photographiques. A vrai dire, l'effet spécial qui nous montre ce fameux démon dans une nuée n'est pas très convaincant et il jure sémiotiquement avec le film, le fantastique de Tourneur étant le fantastique des enfants, et reposant sur la peur du noir, la peur des ombres.

Naturellement on ne peut pas montrer le noir lui-même. Dans Night of the Demon, c'est le clair-obscur qui sert à le matérialiser. (Dans Cat People, c'était, entre autres, on l'a vu, le ton sur ton, une tache noire obtenue semble-t-il par dessin animé sur le fond quasi noir des coins d'ombre d'une piscine.) La référence à la peur enfantine du noir est explicitée dans le film : il n'est pas accidentel que Joanna Harrington, la nièce du professeur assassiné, soit institutrice d'école maternelle. Elle sait que les enfants détiennent la vérité ; ce sont les adultes, rationalistes, qui sont dans l'erreur et qui mentent sans le vouloir aux enfants en leur expliquant que cesser d'avoir peur du noir fait partie du fait de grandir.

L'inquiétude passe chez Tourneur par des perspectives profondes, (l'intérieur de la ferme des sorciers, qui ressemble à l'intérieur d'un buffet), des couloirs ou des tunnels interminables, des contreplongées sur des plafonds, des images brouillées. Un élément de la nouvelle de M. R. James, le fait que le parchemin maléfique volète dans le vent, comme animé d'une vie propre, est généralisé dans le film, et le vent, ou le courant d'air, devient la marque du surnaturel. (Dans le film, le sorcier Karswell organise une tempête au cours d'une fête qu'il donne pour les enfants du village, ce qui atteste ses pouvoirs et annule l'impression initiale d'un brave magicien sans malice. Dans la nouvelle, Karswell donnait une séance terrifiante de lanterne magique.)

Tourneur a modernisé son histoire. Pas moins de deux allusions à ceux qui se souviennent de vies antérieures sous hypnose (qui visent évidemment l'affaire Bridey Murphy, toute récente), une allusion aux soucoupes volantes.

Le Pr Holden (Dana Andrews) est une bonne image du sceptique considéré du point de vue du spécialiste de sciences occultes. Il croit être rationnel alors qu'il ne l'est pas. En une parfait image en miroir de la crédulité, Holden arrive, passé le premier choc, à expliquer de façon logique, c'est-à-dire de façon complètement absurde, toute expérience surnaturelle. Il est du coup très difficile à aider et il se montre particulièrement grossier avec Joanna Harrington, avec le malheureux médium Mr Meek et avec la mère du sorcier, qui essaie de le tirer d'affaire et dont il croit qu'elle est de mèche avec son fils, ce qui révèle au passage que ce psychologue de profession est aussi peu psychologue que possible dans la vie.

Les amis experts en sciences occultes du Pr Holden sont loin de partager son matérialisme. Le Pr K. T. Kumar de Bombay (Peter Elliot) lui explique qu'il croit « absolutely » aux sciences occultes. (Incidemment, et sans aucun rapport avec notre propos, le Pr Kumar ressemble beaucoup, physiquement et dans sa gestuelle, à l'auteur de ces lignes.)

La fin de Night of the Demon est très typique du fantastique de Tourneur, en ce qu'elle renonce à la convention victorienne qui ménage la possibilité d'une explication rationnelle. Au début du film, on pouvait penser que la victime, le Pr Harrington, avait effectivement paniqué, suite à une mise en condition psychologique par le sorcier Karswell (sa voiture a heurté un pylône et il est mort électrocuté ; il n'y a que le spectateur qui sache que Harrington a vu un démon ailé sortir d'une nuée et, après tout, c'était peut-être une hallucination). Mais à la fin, le Pr Karswell est déchiqueté par le démon et nul ne peut croire sérieusement qu'il a été heurté par un train : pour commencer son corps est calciné et encore fumant ; ensuite, comme le mentionne un employé des chemins de fer, le train passait sur l'autre voie. L'explication de l'accident ferroviaire est donc une explication fausse, l'une des excuses diplomatiques des incrédules devant les phénomènes paranormaux.


Horror of Dracula (1958), The Hound of the Baskervilles (1959) de Terence Fisher

Ces deux adaptations de classiques à peu près contemporains l'un de l'autre, le Dracula de Bram Stoker (1897) et The Hound of the Baskervilles de Conan Doyle (août 1901-avril 1902 dans le Strand Magazine) sont indiscutablement les chefs-d'œuvre de la firme britannique.

Les deux sources sont très différentes. Bram Stoker est clairement un victorien. En témoignent ses personnages, ses intrigues à base d'asile d'aliénés et de créatures maléfiques, son dispositif narratif protocolaire hérité de Wilkie Collins (le récit procède entièrement d'archives : journaux intimes et correspondances). Conan Doyle annonce quant à lui une modernité qui dépasse le genre qu'il contribue à créer, le roman de détection. Sont modernes l'urbanisme (l'action des Sherlock Holmes se déroule en banlieue), la sociologie (la classe émergente est la classe moyenne), les rapports économiques et professionnels (Sherlock Holmes exerce en libéral une activité qui s'apparente à la fois à celle de l'agence de renseignements et à celle du psychothérapeute).

Ces deux sources, les films de la Hammer les unifient dans une sorte de néo-gothique pseudo-victorien, où priment les costumes et les décors.

Les points forts (les excellents acteurs que sont Christopher Lee et Peter Cushing), les point faibles (la musique idiote : le thème musical de Dracula scande tout simplement les trois syllabes du nom du vampire), les scènes à effets (la fin de Dracula où le vampire tombe en poussière sous les rayons du soleil, la scène du sacrifice rituel dans Baskervilles) sont transcendés par des procédés d'adaptation amenant chez le spectateur une dissonance cognitive : l'intrigue est simplifiée et de ce fait rendue largement incompréhensible ; tous les noms des personnages ont été jetés en l'air et sont retombés comme ils ont pu ; les personnages eux-mêmes proviennent de déplacements et de condensations, comme le rêve selon Freud, et sont faits de souvenirs épars des véritables personnages des romans (le « Mr Stapleton the naturalist » de Baskerville devient dans le film un évêque mais ce nom de Stapleton échoit au couple maléfique, qui n'est pas le couple du roman). Les lieux sont tout aussi indistincts (dans Dracula, on croit qu'on est à Londres, mais on est apparemment en pays germanique : les rues ont des noms allemands et une chevauchée d'une nuit permet d'accéder au château de Dracula ; la lande de Dartmoor de Baskervilles a l'air de sortir d'une aventure de Harry Dickson beaucoup plus que du roman de Doyle).

The Haunting (1963) de Robert Wise

On se débarrasse en général de cinéastes comme Robert Wise, William Wyler ou Henry King en les qualifiant d'académiques. Si leur univers est moins cohérent que celui de cinéastes comme Ford, Griffith ou Capra, ne fût-ce que du fait qu'ils ont accepté de traiter tous les sujets, ils ne sont pas moins auteurs que ces derniers. Encore faut-il, pour le comprendre, être capable d'examiner leur film au niveau d'analyse adéquat, celui de la cinématographie.

The Haunting aborde le sujet du poltergeist, très rarement traité de façon satisfaisante au cinéma. (Un prédecesseur est The Uninvited, 1944, avec Ray Milland. - A noter que le poltergeist fait les beaux jours du fantastique moderne à effets spéciaux, où il y a toujours une porte qui se ferme toute seule ou un appareil qui s'allume sans qu'on le prie. La raison pour laquelle ces films sont invariablement des navets reste mystérieuse.)

En sciences psychiques, le poltergeist est censé provenir de conflits inconscients d'un habitant - de préférence adolescent - de la maison hantée. Il n 'est donc pas étonnant que Wise décide d'employer le surnaturel comme une métaphore des conflits névrotiques de ses personnages.

On relèvera les très belles compositions de Julie Harris, jouant Eleanor, la vieille fille névrosée, qui n'a pas de foyer parce qu'elle a passé toute sa vie d'adulte à soigner sa mère malade, et qui dort sur le canapé du salon de sa sœur, de Claire Bloom en lesbienne télépathe (elle passe le film à répondre aux pensées des gens), de Richard Johnson en college professor vêtu de tweed et pédant à souhait.

La timidité maladive d'Eleanor (qui naturellement s'amourache du professeur) contraste avec le lesbianisme de Claire Bloom qui est à peine esquissé (une scène qui l'explicitait, au début du film, a été coupée). Bloom est à la fois désabusée quant aux relations qu'elle peut entretenir avec Harris (« like sisters ? ») et curieusement affectueuse (« Nell, my Nell »), mais au fond le spectateur ne comprend de quoi il retourne que lorsque Julie Harris le comprend elle-même et crie à Claire Bloom qu'elle est une sorte de monstre.

Le roman de Shirley Jackson, The Haunting of Hill House, d'où le film est tiré, est extrêmement efficace. Au cinéma, le monologue intérieur de Julie Harris est un peu lourd. Mais visuellement, le film est un chef-d'œuvre. L'idée de la hantise est obtenue par un truc simple mais magistral, qui consiste à mettre une figure humaine, statue, statuette, escalier sculpté, dans tous les plans. La maison déformée (a crooked house, comme dans la Bible) est rendue, quant à elle, par un objectif de courte focale. La bande son accompagne cette impression trouble de multiples présences par une riche partition de murmures et de grognements.

Sur le plan du décor, la demeure en style italien censée être lue comme un être vivant (les fenêtres font des yeux) est moins réussie.

La crise du film se produit lorsque la femme du professeur fait irruption. Maternant son universitaire de mari et considérant toute l'expérience comme un enfantillage, elle prend d'emblée un mauvais départ. Mais ce n'est pas elle qui risque le plus (la maison l'avale et la recrache comme un noyau de pêche). C'est Eleanor qui finira fantôme dans la maison hantée. Détail horrible, elle y errera seule pour l'éternité, les désincarnées étant aussi inaptes à la vie en société que les névrosées.

Rosemary's Baby (1968) de Roman Polanski

Dans des notes consacrées au cinéma fantastique, il est permis de faire des hypothèses qui sont elles-mêmes hors de ce monde. Roman Polanski, survivant du ghetto de Varsovie, a forcément du mal une connaissance intime. De fait, son film a l'air hanté. Roman Polanski (le metteur en scène), John Cassavetes (l'acteur qui joue le rôle de Guy Woodhouse, qui dans le film est également acteur) sont respectivement l'homonyme et le quasi anagramme (seules trois lettres diffèrent) du sorcier Roman Castevet (Steven Marcato). On sait d'autre part qu'après la sortie du film la femme de Polanski a été assassinée par une secte satanique.

Rosemary (Mia Farrow) est filmée charnellement, selon une assez touchante poétique de la femme enceinte. Elle a toujours une épaule dans le plan. Comme beaucoup de femmes enceintes, elle porte des robes de petite fille. Son horrible coupe de cheveux l'infantilise aussi (elle est comme ces petites filles à qui leur maman coupe les cheveux très courts parce que c'est plus pratique et aussi avec l'arrière-pensée qu'elles attireront moins les pervers).

Autant que sur les sorciers, Rosemary's Baby est un film sur les voisins abusifs. Quant à la problématique du mal, elle est lisible dans le fait que les sorciers, quand ils se dévoilent, se comportent exactement comme des criminels de guerre nazis ou des collaborateurs français ou belges : ils sont remplis de petites récriminations et gonflés de la haine des persécutions qu'ils ont subies, sans du tout se poser la question de leurs crimes. En même temps, ils sont décrits comme des gens d'une complète banalité et le metteur en scène nous présente avec humour la vieille fille infantile, le touriste japonais qui ne pense qu'à mitrailler. Minnie Castevet s'inquiète pour la marque sur son parquet, là où Rosemary a laissé se planter son couteau. Ceci étant, les sorciers sont tout sauf inquiétants (l'enfant du diable qui est venu au monde grâce à eux a plutôt l'air, d'après sa description, d'un funny animal) et, si nous comprenons bien que les criminels sont des gens ordinaires, Polanski ne nous mène pas du tout à la conclusion que les gens ordinaires pourraient devenir des criminels.

Du reste, la logique du film est plutôt celle d'un cauchemar ou d'une bouffée délirante de Rosemary, qui se trouverait correspondre accidentellement à la réalité. Tous les gens qu'elle connaît, y compris son mari, la voisine et son gynécologue, appartiennent à une secte satanique.

The Wicker Man (1973) de Robin Hardy

ATTENTION SI VOUS N'AVEZ PAS VU LE FILM NE LISEZ PAS CECI. NOUS DEFLORONS L'INTRIGUE.

Si vous avez lu Le Rameau d'or de Frazer, The Wicker Man est typiquement le genre de film qui vous impressionnera comme une illustration parfaite de ce que raconte l'ouvrage (spécifiquement au livre quatre «Balder the beautiful » dans la section consacrée aux feux et bûchers calendaires). Si vous n'avez pas lu Frazer, le film vous ennuiera comme une succession de scènes bizarres. Sauf si vous êtes un vrai-croyant (true believer). Si vous êtes un vrai-croyant, le film vous frappera par on ne sait quoi de réaliste et d'adéquat. L'idée que les gens doivent, un jour dans l'année, se déguiser, de façon plus ou moins bizarre, mais extrêmement ritualisée, pour faire on ne sait trop quoi dans on ne sait trop quel but vous ébranlera jusqu'au fond de votre être.
The Wicker Man n'est certes pas un chef-d'œuvre (même si c'est un film culte).
Reste qu'il y a quelque chose de profondément satisfaisant dans le motif romanesque d'une île écossaise, au microclimat tropical dû au Gulf Stream, qui est retournée au paganisme et qui fait venir un flic chrétien du continent pour le sacrifier.
Un défaut du film est la présence de trois blondes aux formes abondantes que le spectateur confond constamment.
La cinématographie est pauvre, à peu près du niveau d'un téléfilm. Le film a connu des déboires au moment de sa réalisation et a été défiguré. (Il est de fait qu'il est beaucoup moins clair privé des scènes initiales se passant sur le continent.)


Harry Morgan

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