POUR EN FINIR AVEC LE 20e SIECLE

par Harry Morgan

Cet article est le quatrième d'une série

Attention, chat cassant


« RENDEZ LE RUSSE ET ON OUBLIERA CE QUI S'EST PASSE. »

COMMENT ALGIRDAS GREIMAS KIDNAPPA UN EMINENT FOLKLORISTE SOVIETIQUE ET CE QUI S'ENSUIVIT


Les travaux de Greimas, basés sur la sémantique structurale (la sémantique est la branche de la linguistique qui s'occupe de la signification), ont dominé les études du récit pendant trente ans et le modèle de Greimas est toujours enseigné dans les universités et sert de temps en temps à fonder un article, une thèse ou un ouvrage. Greimas a mis son système au point progressivement, dans Sémantique structurale : recherche de méthode, Larousse, 1966, Du Sens I, Seuil, 1970, Du sens II : essais sémiotiques, Seuil, 1983. Comme on pouvait s'y attendre, le modèle de Greimas, extrêmement élaboré et qui repose sur un formalisme impressionnant, n'a jamais fait l'ombre d'une vérification expérimentale ; on s'est contenté d'affirmer que telle œuvre répondait parfaitement au modèle greimasien et on s'est rabattu subsidiairement sur l'idée que si le modèle greimasien n'était peut être pas exactement universel, du moins il s'appliquait merveilleusement à des formes narratives inférieures et rétrogrades comme la bande dessinée. (Nous avons montré que le modèle de Greimas ne s'applique pas plus à la littérature dessinée qu'à n'importe quelle autre littérature.) De plus, le modèle souffre de nombreuses carences et contradictions et son succès n'est explicable en dernière analyse que par un effet de snobisme des universitaires, qui l'ont invoqué et l'invoquent encore parce qu'il présente le degré d'abstraction et de technicité qui leur paraît conforme à une démarche scientifique.

L'un des aspects les plus critiquables du modèle est l'emprunt fait par Greimas à un honnête folkloriste soviétique qui s'appelait Vladimir Propp.

Quelques mots d'explication sont nécessaires ici.

Comme tous les structuralistes, Greimas part de la théorie que le récit fonctionne selon les mêmes principes que la langue. Il cherche donc des structures syntaxiques du récit, similaire aux structures de la langue. Greimas distingue en particulier trois couples d'actants (les actants sont des fonctions syntaxiques et ne doivent pas être confondus avec les personnages) : sujet-objet, destinateur-destinataire, adjuvant-opposant, qui correspondent à trois fonctions grammaticales : sujet-objet, complément d'attribution, complément circonstanciel.

En second lieu, Greimas est, comme tous ses collègues, fasciné par l'idée des structures cachées, que le sémioticien est seul à pouvoir découvrir grâce à son puissant outil d'analyse. Il existerait donc une structure immanente (ou « structure sémantique profonde ») du récit, sous-jacente à un « niveau apparent » de la narration, et on passerait de l'un à l'autre par une série d'étapes ou « paliers » constituant le parcours génératif : la syntaxe fondamentale, la syntaxe sémio-narrative, la syntaxe discursive. Greimas applique aux structures narratives cachées un modèle hérité d'Aristote, le carré sémiotique. Il suppose que la syntaxe narrative est basée sur les transformations des quatre éléments du carré sémiotique. Naturellement, cette idée est un simple postulat. Personne n'a jamais démontré que Cendrillon repose sur le carré sémiotique « être vs. paraître » (contraires), « non-être vs. non-paraître » (subcontraires).

Greimas se base sur Vladimir Propp (Morphologie du conte, Seuil, Collection Points, 1970 [1928]) deux fois : 1. pour établir son modèle actantiel, à partir du modèle actantiel à sept personnages de Propp, et 2. pour établir son modèle fonctionnel (décrivant la structure du récit lui-même). C'est ce modèle fonctionnel greimasien inspiré de Propp que nous critiquerons dans ces feuillets (ce qui ne signifie pas que le modèle actantiel de Greimas ait plus de sens !).

Propp a montré que tous les contes merveilleux russes reposent sur la combinaison de 31 fonctions (un exemple de fonction est : « 23. Le héros arrive incognito chez lui ou dans une autre contrée »), qui peuvent être présentes ou absentes dans un conte donné, et qui peuvent éventuellement se répéter, mais qui, en tous cas, se succèdent toujours dans le même ordre. Cette étude représente un incontestable triomphe de la science soviétique, parce que Propp a effectivement décrit une morphologie du conte merveilleux russe (la morphologie est l'étude des formes et, plus généralement, l'étude des lois qui régissent une structure).

Greimas reprend cette rigoureuse étude empirique, réduit les fonctions à des oppositions binaires, les trafique de son mieux (les 31 fonctions dégagées par Vladimir Propp, qui font le canevas du conte merveilleux russe, sont ainsi réduites à 20, Greimas ayant « couplé » autant de fonctions que possible, dégageant de la sorte des « catégories sémiques ») et arrive à l'idée que le récit merveilleux russe (et, selon lui, tous les récits de l'humanité depuis l'origine des temps !) suivent les mêmes étapes, qu'il a réordonnées en trois épreuves qu'il qualifie respectivement de qualifiante, décisive et glorifiante (Sémantique structurale, p. 192-203).

L'emprunt de Greimas à Propp motive deux séries de critiques. Il révèle pour commencer le caractère purement spéculatif de la méthode. Greimas part d'un matériau déjà classé par le folkloriste soviétique, et non d'un corpus de contes merveilleux russes. (Ailleurs, Greimas part d'une thèse sur l'univers de Bernanos, mais il ne se base pas sur l'œuvre romanesque de Bernanos elle-même). Ce matériau est ensuite combiné de façon purement logique, sans aucune considération pour le référent.

Un exemple éclairera le vice méthodologique. Greimas couple la fonction 8. « l'agresseur nuit à un membre de la famille » et la fonction 8a. « il manque quelque chose à l'un des membres de la famille ». Ce couple « traîtrise vs. manque » est présenté comme le résultat d'un crescendo de privations (après l'extorsion d'un renseignement, un acte de tromperie ; après l'acte de tromperie, une traîtrise, sous la forme d'un vol ou d'un rapt), et Greimas fait correspondre, en bout de course, à toutes ces privations des restitutions symétriques : à la traîtrise répondra la punition du traître et au manque répondra la restitution du Bien à la communauté et la récompense du héros lors du mariage.

Une telle description, cohérente dans l'absolu, perd toute pertinence si on l'examine in concreto. Vladimir Propp note que la fonction 8. « traîtrise » est tout simplement le moment où l'intrigue se noue. Il n'y a aucune raison de la considérer comme appartenant à une sorte de préface, ce que fait Greimas. Quant à la démonstration sur la « série redondante de privations », elle s'écroule quand on considère que la traîtrise ne consiste pas toujours en un vol ou un rapt ; l'agresseur peut tout aussi bien « tourmenter quelqu'un chaque nuit », ou « déclarer la guerre ».

A l'extrême, Greimas raisonne non sur le modèle fonctionnel lui-même, mais sur des étiquettes langagières (traîtrise, mandement, etc.) qu'il a mise sur les fonctions proppiennes en traduisant approximativement la version anglaise de Morphology of the Folktale dont il dispose, et il ramène le contenu des fonctions proppiennes au contenu sémantique des fameuses étiquettes. Il est évidemment impossible d'arrive à un résultat utilisable de la sorte, précisément parce qu'une histoire ou un fragment d'histoire ne peut pas se réduire à un mot !

Symétriquement, on constate que le modèle de Propp est complété, c'est-à-dire que Greimas ajoute au modèle des éléments qui sont logiquement nécessaires dans sa description, mais nullement dans celle de Propp ! Greimas arrive ainsi à décrire les fameuses épreuves, qualifiante, principale et glorifiante, à structure identique, qui n'existent pas chez Propp. Par contre, il est difficile d'expliquer pourquoi des fonctions telles que« le héros reçoit une marque » ou « le héros est poursuivi » ne figurent pas dans le modèle, sinon par le fait qu'elles n'ont pas le degré d'abstraction requis (il est évident le héros ne reçoit pas une marque, qu'il n'est pas poursuivi dans tous les récits de l'humanité !).

L'emprunt fait à Propp suscite une deuxième série de critiques, encore plus fondamentales. Le modèle de Propp ne correspond en réalité qu'à celle d'un seul modèle de contes (il s'agit des contes merveilleux, classés dans l'index d'Aarne et Thompson sous les numéros 300 à 749). Pavel (Le Mirage linguistique, Editions de Minuit, 1988, p. 153) note que « La morphologie d'un seul conte-type [Le Tueur de dragons] aura de la sorte servi de fondement à la sémiologie narrative de tous les récits, voire de tous les phénomènes de signification. » D'autre part, Propp n'a jamais eu en tête une sorte de modèle universel et abstrait, même dans le domaine restreint du conte merveilleux russe. Son ouvrage postérieur, Les Racines historiques du conte merveilleux (Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1983 [1946]) révèle que Propp est de la lignée des Andrew Lang, des Frazer (Propp retrouve dans le conte russe le motif de l'emprisonnement des rois et des filles menstruées, étudié par Frazer dans Le Rameau d'or), des Pierre Saintyves (dont il retrouve l'idée que le mythe est l'exégèse d'un rite, en particulier d'un rite d'initiation ; ce n'est pas, comme on peut le penser, le rite qui « rappelle » le mythe). Propp voit dans le conte populaire la survivance d'une littérature néolithique, nous renseignant sur les coutumes des premiers âges. Cette thèse est rendue compatible avec le matérialisme dialectique au prix de quelques contorsions. Une phrase de Marx est citée « La modification de l'infrastructure économique entraîne une transformation plus ou moins rapide de toute l'énorme superstructure » et commentée ainsi : « Les mots "plus ou moins rapide" sont très importants... C'est ainsi qu'il se forme un décalage, extrêmement intéressant et précieux pour l'observateur. Cela signifie que le conte a été créé sur la base de formes de production et d'organisations sociale précapitalistes ; lesquelles exactement, c'est ce qu'il convient d'étudier. » (Heureusement pour Propp, Engels dans L'Origine de la famille, 1884, s'est penché sur les systèmes de parenté chez les Indiens des plaines, décrits par Lewis H. Morgan, et il a décrit les sociétés des primitifs comme un état de l'humanité précédant la division en classes. Propp peut donc repérer les institutions primitives dans les contes russes sans risquer la déportation ou l'assassinat.)

La méthode de Morphologie des contes ne sert donc qu'à tracer fermement les contours de l'objet, préalable indispensable à son étude. En effet, Propp ne peut prendre les contes pour argent comptant ; il ne croit pas au diffusionnisme (à la thèse en vogue au début du 20e siècle de l'origine indienne des contes), ni aux universaux symboliques de l'école du mythe naturel (le dragon serait, dans toutes les cultures, un symbole solaire), ni à la psychanalyse. Par contre, il croit tout à fait au comparatisme et admet que les contes de cultures différentes contiennent les mêmes façons de voir. Encore une fois, les contes sont le legs d'une société préhistorique, d'un passé depuis longtemps disparu ; par conséquent ceux qui transmettent ces contes (la paysannerie russe) en ont depuis longtemps perdu le sens, et les contes subissent des transformations, dont il faut trouver les lois (par exemple un bâton de marche, qui est l'une des choses dont on se munit en vue d'un voyage dans l'autre monde, devient une arme). Lorsqu'on a restitué le conte dans son intégrité, on peut déterminer quelle croyance ou quelle rite il rappelle. (L'isba sur pattes de poules de baba Yaga est en réalité une cabane d'initiation, c'est-à-dire une entrée du royaume des morts, et Ivan un chamane qui veut entrer dans le royaume des morts). Il n'est pas étonnant que Claude Lévi-Strauss ait détesté Les Racines historiques du conte merveilleux et l'ait violemment dénoncé (article repris dans Anthropologie structurale 2) !

Le formalisme de Morphologie du conte apparaît, en conclusion, comme un préalable indispensable pour pouvoir interpréter les contes, du fait que la logique d'ensemble du conte impose la structure de détail et que chaque élément, dans des contes du même type, ne prend sens que par rapport à l'ensemble. C'est donc faire un très grave contresens que de supposer que pour Propp les divers éléments du conte sont sans intérêt, seule comptant sa structure abstraite. Greimas présente avec un rare aplomb sa réduction des fonctions de Propp à des catégories sémiques comme un corrigé du travail du Russe (« La première partie de l'analyse, qui constitue une sorte de corrigé de la réduction des fonctions, se trouve ainsi achevée... » Sémantique structurale, op. cit., p. 202). Il s'agit en réalité d'une véritable trahison (l'intention de Propp est explicitée dans Morphologie du conte, notamment p. 131-132).

Les Racines historiques du conte merveilleux permettent accessoirement de vérifier la pertinence de l'interprétation greimasienne du modèle de Propp. Le motif final du mariage et de l'accession du héros au trône dans Le Tueur de dragons appartient, dans la description de Propp, à un cycle de la succession dynastique (en rapport avec le thème du roi qui meurt, étudié par Frazer), secondaire par rapports aux deux cycles principaux du conte populaire (et qui se confondent sans cesse), le cycle de l'initiation et le cycle funéraire. Ce noyau thématique est sans aucun rapport avec l'opposition sémantique « rupture vs. rétablissement de contrat », dégagée par Greimas. (Sémantique structurale, op. cit., notamment p. 195-196). Propp écrit ceci : « Les "tâches difficiles" ne précèdent pas seulement le mariage, elles précèdent aussi l'accession au trône du héros. Nous verrons plus loin qu'une telle accession s'accompagne de la mise à mort du vieux roi. Entre les tâches, la mise à mort du vieux roi et l'accession au trône, il existe une relation. » (Racines, p. 441). Suit une citation de Frazer : « Chez quelques peuples aryens, à un stade donné du développement social, existait la coutume de transmettre l'hérédité royale ou le sang royal, non par les hommes mais par les femmes, ainsi que celle de transmettre le trône de génération en génération à un homme d'une autre tribu, parfois à un étranger, en lequel, en vertu de son mariage avec une des princesses, devenait roi du peuple de sa femme. Le conte populaire, dans d'innombrables variantes, raconte l'histoire d'un coureur d'aventures, parvenant dans un pays étranger et faisant en sorte d'obtenir la main de la princesse et, avec, la moitié du royaume. Ce conte populaire est probablement l'écho lointain d'une coutume parfaitement réelle du passé. » (Frazer, Rameau d'or, I).

On comparera cette référence au roi qui meurt et au matriarcat original avec l'analyse de Greimas, qui écrit ceci : « Cette homologation théorique, qui nous a permis de concevoir A [C'est-à-dire mandement/acceptation] comme "établissement du contrat", nous autorise maintenant à réinterpréter la dernière fonction du récit, désignée par Propp comme "mariage". En effet, si le récit tout entier a été déclenché par la rupture du contrat, c'est l'épisode final du mariage qui rétablit, après toutes les péripéties, le contrat rompu. Le mariage n'est donc pas une fonction simple, comme le laisse supposer l'analyse de Propp, mais un contrat passé entre le destinateur, qui offre l'objet de la quête au destinataire, et le destinataire-sujet, qui l'accepte. Le mariage doit, par conséquent, être formulé de la même façon que "mandement" vs. "acceptation", avec cette différence, toutefois, que le contrat ainsi conclu est "consolidé" par la communication de l'objet du désir. » (Sémantique structurale, p. 196).

Encore une fois, on est en présence d'une pure construction intellectuelle. Un lecteur scientifique pourrait être tenté de se réfugier derrière la différence des méthodes et valider l'usage par Greimas d'un formalisme abstrait. Mais, en bonne science, si les axiomes et les postulats (par exemple l'introduction des catégories sémiques telles que mandement vs. acceptation) sont parfaitement légitimes dans le cadre d'une méthode logico-déductive, dès lors qu'on introduit des données empiriques, il faut les établir. C'est donc à Greimas de prouver que le vrai sens du mariage et de l'accession au trône est le « rétablissement du contrat ». Il se trouve que le sens du motif ne correspond à rien de réel. En d'autres termes, l'interprétation de Greimas est totalement arbitraire.

 

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