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RIDER HAGGARD ET LE GOTHIQUE AFRICAIN

Je fais une pause dans Rider Haggard, qui a fait les frais de mon light reading pendant les dix derniers mois. Ce qui me frappe est l’aspect gothique à peine transposé des romans africains de Haggard. Je ne fais point allusion ici à ce gothique tardif ou « fin de siècle », pour lequel Patrick Brantlinger avait proposé à la fin des années 1980 l’expression « gothique impérial », mais bien au gothique originel, celui d’Horace Walpole, d’Ann Radcliffe ou de Monk Lewis. On pourrait dans le cas de Haggard parler d’un gothique africain. Son trait principal est une projection vers le passé (le roman gothique, comme son nom l’indique, est par nature orienté vers une époque médiévale). L’Afrique de Haggard est le lieu de la conservation et du surgissement du passé, qu’il s’agisse d’une féodalité africaine (les différentes tribus unies par des liens de vassalités) ou d’une antiquité africaine (une cité perdue comme celle de Kôr, une civilisation perdue comme celle de Zu-Vendis), l’Afrique étant perçue comme le lieu des origines, celui où l’on trouve les ruines – les ruines habitées – des civilisations fondatrices. De ce fait, il n’y a pas d’entreprise coloniale à proprement parler : les Anglais sont chez eux en Afrique, comme tout le monde, les Égyptiens, les Babyloniens, les Phéniciens, les Perses. On est dans le cadre d’une redécouverte, éventuellement d’une réappropriation. Au surplus, le projet impérial lui-même est décrit avec ironie, précisément du fait du caractère transitoire des civilisations. La projection vers le passé s’accompagne donc d’une projection vers le futur, car il viendra une époque où le fourbi des Anglo-Africains se changera à son tour en « vestiges » archéologiques trouvés au hasard de fouilles, priceless relics of the Anglo-African age, comme l’écrit Haggard avec une ironie gothique dans The People of the Mist.
L’élément métapsychique ou surnaturel chez Haggard relève également du gothique originel, car le champ de la sorcellerie est défini par la faculté de prophétie, de sorte que les sorciers et les sorcières africains communiquent invariablement le programme narratif du roman, programme que le romancier déroule ensuite vers son issue fatale, et que les personnages subissent avec stoïcisme. Or cette économie romanesque est homologue à celle de la fiction gothique, qui est centrée depuis Walpole sur la malédiction ancestrale, même si, chez Haggard, elle donne une structure tout à fait particulière à l’univers romanesque.
Ces deux premiers aspects du gothique africain de Haggard pourraient se résumer dans la formule : fatalisme et féodalisme.
Sont également gothiques, outre les ruines elles-mêmes – qui ne sont pas celles de castels médiévaux mais, encore une fois, celles des civilisations antiques, dont le prototype reste Kôr, la cité des morts, dans She –, les paysages de rocs nus, les falaises vertigineuses qui entourent et enferment les mondes perdus comme Kukuanaland, Zu-Vendis, etc. À ce paysage gothique est associé le vertige gothique, dans des scènes cauchemardesques d’escalade, ou au contraire de glissades le long de falaises à pic, de traversée de fragiles ponts de neige ou de glace.
Gothiques encore les personnages, la jeune fille isolée dans un domaine, même si, au lieu d’un ténébreux château, ce domaine est une plantation au fond de l’Afrique (Stella dans Allan’s Wife, Juanna dans The People of the Mist, la jeune fille Hope dans Holy Flower, Inez dans She and Allan), le traître (mais ce trait n’est pas distinctif, le traître gothique étant généralisé dans le type de fiction que pratique Haggard), les monstres (con)sacrés, gorille géant, crocodile monstrueux, éléphant gigantesque, serpent démesuré, les sorciers malfaisants, les cultes immondes.
Gothiques toujours, les émotions. L’horreur gothique accompagne les scènes paroxystiques de sacrifice humain ou celles, omniprésentes, de bataille. Cette horreur annihile les sens (alors que la terreur, au contraire, les aiguise). Allan Quatermain, au cœur de la bataille, est incapable de dire ce qui s’est passé, comment il s’est transporté à tel endroit, par quel miracle il est toujours vivant. Cette horreur gothique est très proche du vertige gothique, de l’horreur des altitudes et de la chute, qui elle aussi abolit la conscience.
Tout ceci n’empêche pas que Haggard relève également du « gothique impérial ». Brantlinger donne de ce dernier la définition suivante : appartient au « gothique impérial » le roman d’aventures incluant des éléments gothiques, dans la période allant de 1880 à la Grande Guerre. Brantlinger propose précisément, comme terminus a quo, King Solomon’s Mines de Haggard, paru en 1885, et, comme terminus ad quem, Greenmantle de Buchan, paru en 1916. D’autres auteurs de cet imperial gothic sont Stevenson, Kipling, Stoker ou Doyle. Les thématiques fondatrices de l’imperial gothic selon Brantlinger sont l’invasion de la civilisation par les forces obscures de l’occulte et du démoniaque, et réciproquement l’atavisme, qui cause la chute du civilisé dans la barbarie primitive (« going native »). Une troisième thématique est la disparition des terrains propices à l’héroïsme et à l’aventure (de fait, mon excellent ami Allan Quatermain a souvent tenu là-dessus des discours éloquents).
On retrouve ces motifs du « gothique impérial » dans les romans africains de Haggard. L’occultisme, la démonialité, se manifestent à travers la sorcellerie africaine et la présentation de certains peuples comme démoniaques (les Amahagger, habitants de Kôr, le peuple du brouillard dans The People of the Mist, les Pongo dans The Holy Flower). Ces mêmes peuples de démoniaques sont décrits comme dégénérés, ce qui explique leurs pratiques de sacrifice humain, de cannibalisme. Le motif de la dégénérescence s’applique aussi individuellement à Ayeha quand elle retourne dans la flamme sacrée, puisque, en un cauchemar darwinien, elle se transforme en une sorte de singe, devenant avant de disparaître une nouvelle Gagool, la simiesque sorcière apparemment immortelle de King Solomon’s Mines.
L’analyse de Brantlinger relève pour une part de l’évidence. Il n’est pas très difficile de lire l’irruption fictionnelle en Angleterre de menaces orientales, vampires, momies vivantes, bijoux ou objets porteurs de malédictions, dacoïts, thugs étrangleurs, fakirs, sectes d’assassins, comme la traduction littéraire d’un malaise colonial, qui relève d’une inquiétude gothique. On pense, chez Haggard, aux White Kendah dans The Ivory Child, des Somaliens qui font irruption dans la demeure de Lord Ragnal, dans l’Essex, procurent, dans la transe hypnotique, des visions véridiques et prophétiques à Allan Quatermain et à Miss Holmes, et essaient d’enlever cette dernière pour en faire leur prêtresse. Cependant, pour ce qui est de la thématique symétrique de l’atavisme, l’inquiétude gothique est surmontée chez Haggard, qui associe les Africains, comme du reste les Vikings, à un âge héroïque – le rapprochement avec les héros homériques ou ceux de l’antiquité romaine est explicite –, et qui propose comme idéal de la masculinité les qualités du gentleman anglais combinées à celles du barbare, au prix d’une ambiguïté jamais surmontée, puisque les personnages de guerriers sont décrits par ailleurs comme assoiffés de sang et comme capables de tuer de façon impulsive, de sorte que, transposés dans un environnement urbain, ils seraient indiscutablement classés parmi les psychopathes.