Notes pour servir à l'histoire des littératures dessinées


Normativité et répétitivité

La dénonciation du strip américain par les sémiologues français

par Harry Morgan


L'analyse du strip américain par des sémiologues français illustre les limites de la sémiologie des années 1970 dans l'interprétation idéologique. Les contributions les plus marquantes sont sans conteste celles de Pierre Fresnault-Deruelle et d'Alain Rey. L'un et l'autre sont exagérément sévères pour le newspaper strip. Fresnault éprouve même envers le strip, tout en s'y intéressant suffisamment pour y consacrer un ouvrage entier ( La Chambre à bulles  : essai sur l'image du quotidien dans la bande dessinée, Christian Bourgois, collection 10/18, 1977) et la moitié d'un autre (Récits et discours par la bande : essai sur les comics, Hachette Essais, 1977), un mépris qui pose problème1. L'ouvrage d'Alain Rey (Les Spectres de la bande : essai sur la BD, Editions de Minuit, Collection « Critique », 1978) n'a rien à lui envier sous cet aspect. Les deux auteurs affirment avec force qu'en matière de BD américaine la liberté des premiers temps a cédé à un conformisme croissant. Cette remarque a de quoi surprendre. Il existe effectivement des formes d'art populaire (par exemple la publicité, si on choisit de la considérer comme une forme d'art, ou la collection des couvertures du Saturday Evening Post, déjà citées) qui entretiennent sans vergogne le consensus social et donnent une vision idyllique de l'american way of life. Mais l'observation est curieuse quand elle est appliquée à une forme littéraire comme le strip, fréquemment satirique, voire caustique.

Précisons tout de suite que nos auteurs, plus à l'aise dans le domaine européen, manifestent une connaissance de leur sujet pour le moins superficielle. Rey est à l'évidence très tributaire d'histoires populaires du médium comme L'Histoire mondiale de la bande dessinée, parue chez Pierre Horay. Fresnault fait preuve d'une regrettable désinvolture dans ses références. Elle n'invalide évidemment pas a priori ses conclusions, mais l'ignorance constante de données élémentaires (dates et titres exacts, orthographe des noms de personnages et d'auteurs) est rapidement gênante. On lit d'un bout à l'autre de La Chambre à Bulles, de Récits et discours par la bande et jusque dans le numéro 24 de Communications  : The Heart of Juliett [sic] Jones et Bringings [sic] up Father. Les Gumps deviennent les Grumps (Récits et discours, p. 27), Alley Oop devient Alley Hoop (Récits et discours, p. 162), Brick Bradford, Brik Bradford (Récits et discours, p. 109). Dashiell Hammett perd régulièrement un t (peut-être parce que Fresnault adopte l'orthographe de Fouilhé, une de ses sources), Peter O'Donnell un l. Earl Derr Biggers, créateur de Charlie Chan, devient Earl Diggers (Chambre à bulles, p. 27), etc. L'histoire du médium n'est pas mieux traitée. Alley Oop, nous apprend Fresnault, est la première occurrence qu'il ait recensée dans les comic strips de « la thématique du voyage dans le temps, voire l'espace-temps » - et qui soit, précise-t-il, « traité de façon originale » (Récits et discours par la bande, op. cit., p. 161-2). Ignorant tout du strip américain comme du roman scientifique, l'auteur aurait pu éviter de telles affirmations. Hairbreadth Harry voyage dans le temps en 1924 (Hairbreadth Harry de C. W. Kahles), George Bungle en 1933 (The Bungle Family de Harry J. Tuthill). (Rappelons que la time machine du professeur Wonmug apparaît dans Alley Oop le 7 avril 1939). Nous ignorons ce que Fresnault appelle un traitement original, mais dans Hairbreadth Harry comme dans The Bungle Family, il s'agit de voyages dans l'espace-temps, basés sur la théorie de la relativité restreinte d'Einstein (1905) - ce qui n'est évidemment pas le cas du roman de H. G. Wells The Time Machine (1895), basé sur une assez fumeuse théorie de la quatrième dimension. Alley Oop voyage lui aussi dans le temps via la quatrième dimension.

Il nous faut également mentionner la maîtrise discutable de l'anglais tant chez Rey que chez Fresnault. Certaines des analyses de Rey sont incompréhensibles du fait d'inexplicables flottements terminologiques. Il semble croire par exemple que middle class désigne les cadres (p. 89). Même le slogan de Captain Marvel est traduit de façon aberrante. (p. 144) : The World's Mightiest Man - Powerful Champion of Justice signifie l'homme le plus fort du monde, puissant champion de la justice, et non : « la force humaine du plus puissant champion de la justice », qui n'a d'ailleurs aucun sens. Ces lacunes n'empêchent pas, chez Rey, un certain pédantisme. En témoigne la remarque, à propos de l'ambiguïté du sexe de Krazy Kat, qu'en anglais les chats sont « grammaticalement vaginées (pussy, la chatte) » (p. 96 ; ce prodige d'érudition est renouvelé p. 150). Quant à Fresnault, sa façon d'écorcher les noms propres indique une certaine ignorance de la morphologie de l'anglais (s'il écrit Juliett Jones ou Brik Bradford, c'est que ces graphies lui paraissent plus anglaises que s'il orthographiait Juliet ou Brick). Ce manque de familiarité avec l'idiome anglais ne l'empêche pas de nous prodiguer traduction, glose grammaticale et analyse lexicale. Le Wonder Wart-Hog de Shelton (Super-Phacochère en français) est rendu successivement comme Wonder War Dog et Wonder Wart Dog et qualifié de porc géant (La Chambre à bulles, op. cit., p. 47) ! Dans une liste d'onomatopées anglo-saxonnes, l'auteur identifie bash, biff et clang comme des unités lexicales, c'est-à-dire des mots du dictionnaire, mais pas boot, burp ou buzz (Récits et discours, op. cit., p. 191-3) ! A l'évidence, une telle analyse ne nous renseigne guère sur le degré de lexicalisation des onomatopées dans les strips américains !

Ces remarques étant faites, il faut passer au fond. Les analyses du daily strip de Fresnault et de Rey reposent sur quatre notions, toutes quatre informées par l'idée d'une idéologie de la forme. Mais si une telle analyse est typique du structuralisme, elle ne fait que reprendre, de façon peut-être inconsciente, les idées de l'école de Francfort ou leurs équivalents américains (Wertham, Legman) ou anglais (Hoggart)2.

Ces quatre idées sont :

1. La banalité comme conséquence de la parution quotidienne.

2. Répétitivité et innocuité : l'idéologie du poncif.

3. La normativité : le strip « genre traditionnellement réactionnaire ».

4. La croyance à une crise libératrice.

1. La banalité comme conséquence de la parution quotidienne. Selon Fresnault, le strip quotidien se confondrait pour des raisons structurelles avec le family strip3. La forme (en l'occurrence, le rythme de parution) imposant le fond, le daily strip traiterait forcément de « la "vie" même dans sa quotidienneté » (Récits et discours, op. cit., p. 90). Pour les strips humoristiques cette quotidienneté apparaîtrait dans les petits faits de la journée. Pour les strips réalistes, dans l'étirement du temps de la narration4.

Mais la classification que propose Fresnault est discutable. Les strips dramatiques se subdivisent selon lui en séries sentimentales et en séries d'aventures, les strips humoristiques en séries satiriques (« à suite ou non ») et en séries familiales (les « séries humoristiques proprement dites »). On voit immédiatement que la classification exagère la part de la série « familiale » en y versant implicitement le mélodrame et le gros des strips comiques. Peanuts devient un family strip, à égalité avec The Heart of Juliet Jones.

Nos propres comptages sur les séries distribuées par le King Features Syndicate en 1998 et 1999 révèlent que 70 % de strips sont ancrées autour d'un foyer - même si ce foyer est parfois une arche de Noé (Boner's Ark), une île tropicale (Katzenjammer Kids) ou un tipi indien (Redeye). Mais cet examen révèle aussi que, loin de refléter le quotidien le plus terre à terre, le daily strip introduit un important élément de fantasy. (Même dans les strips mettant en scène des familles humaines, les animaux sont des animaux de bandes dessinées, c'est-à-dire doués de raison et parfois anthropomorphes.)

Fresnault avance l'idée (correcte) que le strip, vu le morcellement extrême de la parution étire la narration au lieu de la resserrer, au contraire de ce qu'on pourrait penser. (Cette observation avait déjà été faite par Paul Gillon, le dessinateur du strip français 13, rue de l'espoir - qui savait de quoi il parlait -, dans Francis Lacassin, Pour un 9e art, la bande dessinée, Christian Bourgois, Collection 10/18, 1971). On ne voit pas, cependant, ce que « l'étirement des modalités de l'action » a à voir avec la quotidienneté. Dans le cas précis du 13 rue de l'espoir de Gillon, la conséquence du morcellement est seulement que l'action avance très lentement pour un lecteur qui lit un strip chaque jour. En réalité, l'idée de Fresnault est que le strip offre une information minimale voire nulle et qu'il se contente d'être là, de jour en jour, d'être le signe de lui-même ou de dire sa présence (Fresnault parle même de la fonction phatique du strip).

2. Répétitivité et innocuité : l'idéologie du poncif. Un deuxième motif de l'analyse est l'importance donnée au poncif, qui lui aussi découle structurellement de la quotidienneté. Fresnault a l'idée que « le quotidien prend sa forme dans le moule même du conformisme » (La Chambre à bulles, op. cit., p. 91). « Monde factice et bienséant des strips sages (Juliet Jones, Apartment 3G, etc.) » (Récits et discours par la bande, op. cit., p. 35). L'auteur manifeste un particulier mépris pour le scénario, « le "radotage" le plus mécanique ». « Lié aux lois du marché..., l'auteur de scénarios se voit condamné à maquiller l'uniformité de ses fictions » (Récits et discours, op. cit., p. 79). En BD, ce maquillage passerait particulièrement par la multiplication des décors exotiques, et l'un des enjeux de l'analyse structurale est précisément de restituer le modèle sous-jacent. La page devient une « entité commerciale de narration » (Récits et discours, op. cit., p. 54). Le suspense lui-même est qualifié de « commercial » (Ibid., p. 75).


Il est difficile de prétendre que des séries qui sont explicitement consacrées à des « problèmes de société » se contentent de refléter la vie quotidienne dans sa banalité ou, pire encore, qu'elles sont vides de contenu et se contentent de revenir de jour en jour à la même place dans le journal.


De telles appréciations laissent perplexe. Pour commencer, Fresnault semble avoir décidé que le noyau dur du daily strip américain consistait dans des soap operas réalistes tels The Heart of Juliet Jones. Certes, les soaps du type Juliet Jones, Mary Worth, On Stage, etc., ont connu un vif succès pendant des décennies (au début du 21e siècle, le genre est moribond), mais on ne voit pas du tout pourquoi ils représenteraient en quelque sorte l'essence du comic strip et, par conséquent, l'argument de la quotidienneté moulée dans la banalité du conformisme apparaît des plus fragiles. De plus, il semble que Fresnault commette un très grave contresens en caractérisant ces strips par leur aspect lénifiant. Kenneth E. Eble note à très juste titre dans The American Scholar, Winter 1958-595, que si on peut adresser un reproche à ces séries, c'est celui du didactisme. Le malheureux lecteur fait constamment l'objet de sermons sur la délinquance juvénile, l'alcoolisme, les faux remèdes pour le cancer, le divorce et ses effets négatifs sur les enfants, etc. On pense ce qu'on veut de la qualité de ces séries et chacun jugera la morale qu'elles contiennent à l'aune de ses propres convictions, mais il est difficile de prétendre que des séries qui sont explicitement consacrées à des « problèmes de société » se contentent de refléter la vie quotidienne dans sa banalité ou, pire encore, qu'elles sont, comme le suggère Fresnault, vides de contenu et se contentent de revenir de jour en jour à la même place dans le journal. Le principe même du soap opera mettant en scène une jeune femme de la haute bourgeoisie est de traiter ce qu'on pourrait appeler les « problèmes intéressants » des classes aisées, ceux de la névrose, de la frustration sexuelle et du pouvoir. Les auteurs de telles séries convoqueraient-ils tous les poncifs du genre, de tels strips sont tout sauf le reflet de la banalité du quotidien !

L'idée que le poncif assurerait l'innocuité du strip paraît donc mal étayée. Ceci explique peut-être que Fresnault fasse flèche de tout bois. Il mentionne au passage les strips familiaux de la Dépression, du type Winnie Winkle, Popeye, Apple Mary, Gasoline Alley, où abonderaient les « signes de la sécurité » (La Chambre à bulles, op. cit., p. 94) et les strips d'aventures ou de science-fiction, comme Brick Bradford et Flash Gordon, destinés à permettre au lecteur de « fuir une société bloquée » (La Chambre à bulles, op. cit., p. 26). Une telle argumentation, si on l'examine in toto et non plus au fil du texte, paraît dangereusement proche du sophisme, car un cartoonist est suspect de sombres visées idéologiques quoi qu'il fasse : s'il dessine une série familiale, il cherche à endormir son lecteur ; s'il dessine un strip de science fiction comme Flash Gordon, il cherche à détourner le lecteur des dures réalités sociales ! On peut poser le problème autrement en demandant ce qu'un cartoonist américain aurait dû faire pour échapper au reproche d'user de poncifs lénifiants. A une telle question, on sera certainement tenté de répondre : il eût fallu produire de la satire sociale et donner l'équivalent de nos Reiser, Cabu, Bretécher, etc. C'est précisément l'un des aspects les plus gênants de la vision de Fresnault qu'il semble ignorer l'existence même de la satire dans le strip américain, alors que cet aspect est prédominant, au point que l'un des premiers ouvrages publiés sur le strip et le cartoon (l'anthologie Cartoon Cavalcade de Thomas Craven, Simon and Shuster, 1943) prend comme fil conducteur la satire et présente les cartoonists comme les héritiers des Artemus Ward, Mark Twain, etc., c'est-à-dire des satiristes de la littérature écrite. Si Fresnault présente Bretécher et sa satire des cadres de gauche comme une nouveauté, c'est qu'il ignore les travaux de cartoonists comme Clare Briggs, Tad Dorgan, H. T. Webster, ou même Harold Gray, qui n'ont attendu personne pour satiriser les gens « dans le vent ». Les flappers de l'ère du jazz ont été mises en BD (par John Held jr. dans Merely Margy) tout comme les adolescentes françaises de la fin du 20e siècle et du début du 21e par Bretécher, et avec les mêmes procédés. Quant à la vertu corrosive, Rube Goldberg apparaissait, dans ses meilleurs jours, infiniment plus méchant qu'un Reiser ou qu'un Cabu, qui sont perpétuellement empêtrés dans leurs contradictions idéologiques !


Un strip de 1928 de Polly and Her Pals de Cliff Sterrett, reproduit dans Cartoon Cavalcade, 1943, de Thomas Craven. Le type de problème exposé ici est endémique à toutes les époques. Le chat de Polly était le second personnage du strip par ordre d'importance, après Pa. Il offrait un point de vue typiquement félin sur le monde, difficilement compréhensible pour les gens qui n'ont 1. pas d'humour, 2. pas de chat.


Quant à l'argument des strips familiaux de la Dépression où abonderaient les « signe de la sécurité » - argument typiquement structuraliste, car il adopte une perspective délibérément anhistorique et se borne à l'examen des signes -, il ne résiste pas à l'épreuve. Fresnault part de l'idée que si l'on montre au lecteur, de jour en jour, un salon, si humble soit-il, un bout de jardin, un coin de palissade, ce lecteur ne peut que se sentir rassuré de se trouver en des parages familiers. Mais Fresnault ne pouvait pas plus mal choisir ses exemples (Winnie Winkle, Popeye, Apple Mary, Gasoline Alley). Le titre complet du strip de Branner est Winnie Winkle the Breadwinner. Winnie exerce différents emplois de secrétaire et c'est elle qui fait vivre ses vieux parents et son petit frère (plus connu en France comme Bicot président de club). Thimble Theatre (Popeye) met en scène une humanité assez misérable, vivant fréquemment d'expédients. (Le haut lieu culinaire du strip, le café de Rough-house, est un bouge du quartier du port.) Apple Mary vend des pommes pour vivre, comme son nom l'indique, tout en étant la bonne fée de son quartier misérable ; elle n'accèdera à la petite bourgeoisie qu'en 1940, quand Allen Saunders présidera à ses destinées, et le strip sera alors rebaptisé Mary Worth's Family. Fresnault cite aussi Blondie, qui lui paraît le modèle même du strip où l'on a toujours « une palissade (la protection) à repeindre » ou une pelouse à tondre (« la perfection close »). Il semble ignorer un petit détail qui est que le riche Dagwood Bumstead est déshérité par son père et que Blondie et Dagwood sont contraints de vivre comme des pauvres, thème qui, en 1933, n'était peut-être pas sans résonance pour les Américains de la Dépression. Et que dire de strips dont Fresnault ne parle pas ! Little Orphan Annie, en 1931, devint si sombre que les lecteurs écrivirent à Gray pour protester que la vie réelle était déjà assez pénible sans qu'il eût besoin d'en rajouter, ce qui leur valut un nouveau sermon de l'auteur, furieux.

Le thème de la fiction de masse comme guimauve se transforme parfois chez Fresnault, sous l'influence de Barthes, en une haine militante du récit :

 

« l'alibi réaliste plaque sa vraisemblance de carton-pâte... » « Les séries [les fonctions de Bremond] se sont résorbées finalement ; au point qu'avec la dernière image c'est le récit qui tombe d'inanition : le mot "fin" connote non pas l'arrêt, mais la disparition physique de la fable. Telle une bulle de savon, fragile et autonome, le récit a éclaté, sa révolution accomplie (Récits et discours, op. cit., p. 84). »

 

On observe la même hauteur et le même mépris chez Rey (Les Spectres de la bande, op. cit.) : Hogarth et Foster « ont jeté la BD dans les chemins de la débilité » (p. 129). Dans « l'adroit et lamentable Steve Canyon... la technique graphique rejoint en mièvrerie celle des niaiseries sentimentales » (p. 137) The Heart of Juliet Jones, Abbie 'n Slats, Brenda Starr font partie de « cent séries vomitives » et - péché mortel, apparemment - « tombent dans la sociologie. C'est en effet [ajoute l'auteur] le monde anglo-saxon qui s'exprime, avec ses pseudopodes gluants sur la France, l'Allemagne et le Japon, assez friands de cette rosâtre barbe à papa. » (dito). Alex Raymond lui-même souffre d'« académisme latent » dans Flash Gordon tandis que Rip Kirby « évoque les fadeurs des bandes sentimentales les plus habiles - comme celle de Leonard Starr : On Stage. » (p. 134). Superman et l'ensemble des superhéros sont, sous la plume de Rey, associés sans l'ombre d'une preuve ou le début d'un argument à la névrose obsessionnelle et à la fixation sadique-anale. Du reste, l'auteur utilise apparemment ces termes techniques comme des insultes et il semble qu'il ait voulu, sous couvert d'un dogmatisme psychanalytique, dépasser en outrance un Legman (Love and Death, Breaking Point, 1949).

Le règne du procédé, le recours à une pure mécanique du gag, est pourtant une illusion. Un strip peut ne révéler aucun talent, n'être jamais drôle, être un monument d'ennui, et enfiler les poncifs, il est toujours l'expression d'un auteur. Tous les cartoonists insistent sur l'aspect personnel de leur création. Lorsqu'on demande aux dessinateurs sur qui est basé leur personnage, la réponse est invariablement « sur moi-même ». Les engouements et les détestations qu'on voit dans un strip sont ceux du cartoonist. La tonalité d'un strip est le reflet de la personnalité de son créateur. Il est impossible de trouver, semaine après semaine et année après année, six idées de daily strip et une idée de sunday page sans puiser sur son fonds personnel. Il n'y a pas de différence à cet égard entre un auteur de strip et un romancier.

3. La normativité : le strip « genre traditionnellement réactionnaire ». Troisième motif dans l'analyse du strip : il serait un « genre traditionnellement réactionnaire » (La Chambre à bulles, op. cit., p. 92) et aurait pour tâche d'endoctriner et d'homogénéiser l'homo americanus. Cette assertion mérite un examen attentif.


Affirmer, comme le font Fresnault et Rey, que le strip américain est incapable, tout au long du siècle, de refléter la société du temps et ses transformations démontre que leur connaissance du domaine s'arrête aux « classiques » définis par les historiens populaires français, c'est-à-dire à des séries d'aventures (Flash Gordon, Prince Valiant, Brick Bradford, etc.) et à certaines séries humoristiques adaptées en français avec plus ou moins de bonheur (Mathurin Popeye, La Famille Illico) et dont l'élément de satire sociale est rendu plus ou moins méconnaissable.


Le point de vue adopté dans les littératures dessinées - strip, panel, cartoons humoristiques - est celui de l'individu « normal », du représentant « moyen » de sa société, quelle qu'elle soit, d'un homme sans caractéristiques, et qui, outre son appartenance aux espèces les plus diverses, n'est singularisé par rien. Ce principe constitue un procédé apparemment inépuisable dans le dessin humoristique moderne, où animaux de tous poils (y compris les animaux éteints), Indiens, Vikings, extraterrestres, hommes des cavernes, Dieu, monstre de Frankenstein, etc., tiennent avec dignité le rôle de petits bourgeois du 20e siècle. Citons quelques exemples : Dieu dit à Saint Pierre : « C'est un peu embarrassant à admettre, mais tout ce qui arrive arrive sans raison particulière » (New Yorker, 29 mai 2000, p. 115), ce qui constitue à la fois un commentaire sur la crise du déterminisme (« Dieu ne joue pas aux dés » disait Einstein) et une humanisation du Dieu de la Bible. « C'est votre Fiancée. Vous êtes là ? » demande un barman, la paume de la main sur le combiné du téléphone, au monstre de Frankenstein (New Yorker, 29 mai 2000, p. 130). Dans un dessin de Barsotti, spécialiste des cartoons animaliers, un lion passe commande à un loufiat impénétrable et lui aussi léonin : « Et vous me servirez cela légèrement anesthésié », précise le client qui s'apprête évidemment à consommer un animal vivant (New Yorker, 5 juin 2000, p. 87).

Dire que les littératures dessinées américaines mettent en scène l'homo americanus n'est donc qu'une bonne évidence. Mais on voit immédiatement que ce petit bourgeois n'est pas forcément blanc, adulte, de sexe masculin et que ce n'est pas forcément un bourgeois ! Il est donc périlleux d'en conclure qu'on cherche à homogénéiser le lectorat. Si l'on choisit de lire un message idéologique dans les littératures dessinées, ce message est plutôt celui qui est à la base du contrat social des Etats-Unis : dans une nation d'immigrants, chacun conserve les caractéristiques de son ethnie, mais tous se définissent comme américains.

Rey écrit :

 

« [La bande dessinée américaine avant 1940] doit s'articuler au message global du journal, publicité comprise, et faire partie de l'immense discours tenu aux masses pour les séduire, les persuader, les rendre homogènes en américanité... La liberté étonnante et critique du début du siècle cédera progressivement devant le prêchi-prêcha et le conformisme quand le melting pot sera devenu un « melted pot » [sic] affolé par la grande crise du capitalisme (Les Spectres de la bande, op. cit., p. 85). »

 

Et l'auteur d'associer cette évolution à l'arrivée des syndicates et à la concurrence exacerbée des grands trusts.

Rey se base vraisemblablement sur Les Daniels (Comix : A History of Comic Books in America, Bonanza Books, 1971, p. 4), mais son analyse est superficielle. Roger Sabin (Adult Comics : An Introduction, Routledge, 1993, p. 138) note que la standardisation et la « middle-classisation » du strip est relative. A côté de Bringing Up Father, Abie the Agent, The Gumps, Gasoline Alley, qui sont des sit-com middle-class, The Bungle Family, Thimble Theatre, Barney Google, Felix the Cat, Joe Palooka, L'il Abner, Fritzi Ritz sont des strips populaires dans la tradition (Felix le chat est évidemment, sous sa peau de chat, un représentant du Lumpenproletariat). Pour ce qui est des origines sociales, Barney Google and Snuffy Smith, dessiné par Fred Lasswell, met en scène des hillbillies, c'est-à-dire un sous-prolétariat rural vivant dans un endroit reculé. Moose Miller de Bob Weber se passe également chez les ruraux. On ne peut pas dire non plus que le strip des années 1980 et 1990 ait donné raison à Rey. L'excellent Betty des Canadiens Gerry Rasmussen et Gary Delainey, créé en 1991, met en scène une famille de la classe laborieuse, Betty, Bub et leur fils Slug. Le métier de Bub n'est pas clair, mais c'est visiblement un manuel (dans la version du strip que les auteurs dessinaient pour le journal de leur université, il portait un casque de chantier). Betty exerce un emploi de bureau et travaille devant un ordinateur.

L'idée d'un complot visant à endormir les masses appartient à la pire rhétorique « gauchiste » ; elle procède de « généralisations abusives sur le lien supposé entre l'édition capitaliste et le patriarcat » et « fait l'économie d'une étude de la spécificité de ce type de publications, de ses lecteurs et de la spécificité de l'histoire interne du capitalisme »6. Les strips sont loin d'être tous réactionnaires. Comme on l'a vu plus haut, la crise apparaît dans les comics, et la condition des milieux les plus modestes y est décrite avec une franchise qui nous paraît brutale. Un double strip de Clare Brigg de 1925, appartenant à la série Real Folks At Home, met en scène un serveur de restaurant qui se nourrit littéralement des fonds d'assiettes des clients, et les rapporte triomphalement à sa femme.

Une conséquence de la normativité du strip, selon nos théoriciens, est qu'il est coupé de son temps. En ce qui concerne en particulier les relations raciales et la déségrégation, Fresnault note que le strip est incapable de précéder l'évolution sociale, mais permet seulement, dans le meilleur des cas, d'en prendre acte.

Pour ce qui est du gommage des origines ethniques, Fresnault et Rey semblent victimes en partie du fait qu'ils ne lisent pas les strips dans leur langue originale. Ils sont donc incapables de reconnaître, d'après les noms et les parlures, les Katzenjammer Kids (Pim Pam Poum) comme des Allemands, le Yellow Kid ou Jiggs (Illico) comme des Irlandais, pas plus qu'ils ne peuvent identifier - en admettant qu'ils connaissent leur existence - les juifs de Milt Gross (Nize Baby) ou de Harry Hershfield (Abie the Agent) ou cet archétype de l'émigré d'Europe central, le cordonnier Mr. Geezil de Thimble Theatre (Popeye), à l'anglais savoureux (« I hate him to pieces ; he should be killed to death ; he is flies in my soup. »).

Nombre d'historiens américains du strip (par exemple Jerry Robinson, Richard Marschall) semblent partir du postulat que, si les minorités sont effectivement présentes dans le strip américain, leur représentation est toujours raciste. Un historien du dessin animé décrit ainsi le strip de William F. Marriner Sambo and His Funny Noises (ca. 1914), vaguement inspiré du livre d'enfant Little Black Sambo (1899) : « The title character talks in the customary vaudeville dialect ("I's makin a noise like a two hoss truck"), and he suffers a catalog of indignities and humiliations. » (Stefan Kanfer, Serious Business : The Art and Commerce of Animation in America, from Betty Boop to Toy Stories, Scribner, 1997.) Mais la planche ainsi décrite montre Sambo en butte aux mauvaises plaisanteries de gosses blancs, qui l'empêchent d'apprendre sa géographie. On peut parfaitement l'interpréter comme une défense des noirs et une condamnation du racisme. « Dere ain't no room on dis earth fo' dem white boys an' me » conclut Sambo. « Might've knowed it », renchérit son chien, désabusé.

En ce qui concerne l'aspect physique donné aux noirs du strip, il faut se garder d'interpréter des représentations anciennes selon les canons modernes. Des noirs à grosses lèvres étaient considérés comme acceptables dans les années 30. Ils ne le sont plus, ainsi qu'en témoignent les ennuis d'un Robert Crumb après une bande dessinée prise pour argent comptant par un lectorat qui semble ignorer jusqu'au sens du mot satire.

Il est vrai que, si les noirs traversent l'histoire des comics, de Outcault (Li'l Mose ) et Luks jusqu'à Jump Start, ils sont pendant longtemps dessinés par des dessinateurs d'autres ethnies, ce qui modifie considérablement la nature de l'humour. Ils sont souvent relégués dans des rôles subalternes (Mushmouth le cuisinier noir de Miss Schmaltz dans Moon Mullins. Smokey, le valet de Joe Palooka, Lothar, l'assistant de Mandrake le magicien). Mais, même dans ce contexte, on ne peut réduire l'image du noir américain dans les comics à des stéréotypes. Le Overstreet Price Guide nous apprend que le premier comic book consacré aux noirs date de 1947 (Negro Heroes, Parents Magazine Institute, printemps 1947). Le kid strip a connu un grand mouvement d'intégration à partir des années 1960, grâce à l'arrivée de cartoonists noirs (Wee Pals, de Morrie Turner, Luther de Brumsic Brandon, Quincy de Ted Shearer, etc.). Un soap comme On Stage est intégré dès le début des années 1960. Dans le strip d'aventures Dateline Danger, un noir et un blanc se partagent l'affiche. La photographe de mode Friday Foster est la première héroïne noire à donner son nom à un strip. Cette évolution s'est accélérée à la fin des années 1980, chacun des principaux syndicates lançant un family strip mettant en scène des afro-américains : Curtis de Ray Billingsley (1988), Herb and Jamaal de Stephen Bentley (1989), Jump Start de Ross Armstrong (1990). Au début du 21e siècle, l'intégration semble la règle plutôt que l'exception, comme en témoignent The Middletons de Dana Summers et Ralph Dunagin, Safe Havens de Bill Holbrook, Luann de Greg Evans, Funky Winkerbean de Tom Batiuk et son spin-off Crankshaft, Bloom County-Outland, de Berke Breathed, Foxtrot de Bill Amend, etc. Naturellement, on pourra toujours prétendre que de telles évolutions ne font que refléter un changement social préexistant, mais on ne voit pas ce que ce genre d'argument prétend prouver.

Contrairement à l'idée toute faite, ce sont souvent les audaces du strip moderne qui posent problème, et non le conservatisme latent des cartoonists. Loin de persuader le public de l'ouverture d'esprit de l'auteur, les innovations attirent les foudres de ceux que l'écrivain Salman Rushdie a baptisé les « offensés professionnels ». Toute allusion aux gens de couleur, mais aussi aux minorités sexuelles, aux personnes âgées, aux femmes corpulentes, etc., entraîne invariablement des lettres indignées de lecteurs appartenant à ces « catégories sociales », réelles ou imaginaires. C'est au journal où paraît la bande incriminée que les protestataires s'adressent en général (pour en réclamer la suppression), et le problème est celui, fort délicat, des relations entre la presse et son public7. (Un journaliste débutant apprenait autrefois que l'auteur du hold-up de la banque du coin ne peut pas être décrit dans un article comme chauve, car une telle précision offenserait tous les lecteurs chauves ou dégarnis.) Il n'est pas étonnant dans ces conditions que des cartoonists aussi différents que Al Capp, Bob Dunn (They'll Do It Every Time) et Mort Walker aient exprimé leur difficulté à placer un membre d'une minorité ethnique dans une situation humoristique. L'arrivée d'un officier noir, le lieutenant Flap, dans Beetle Bailey suscita des protestations, non de lecteurs racistes, mais au contraire des lecteurs reprochant au personnage d'entretenir un stéréotype. L'arrivée en 1990 d'un caporal d'origine asiatique, Joe Yo, amena les mêmes problèmes. Une conséquence a été la suppression pure et simple des minorités, en particulier des noirs, par certains cartoonists, ce qui ne contribue guère à la cause des droits civiques.

La tentative de Hank Ketcham (Dennis the Menace) d'introduire Jackson, un petit voisin noir de Dennis à la fin des années 60, illustre bien les problèmes de la caricature. L'intention de Ketcham était de désamorcer le climat explosif des relations inter-raciales de l'époque, en jouant sur l'absence de préjugé des enfants d'âge pré-scolaire. L'un des panels montre Dennis présentant son petit copain noir à Mrs. Mitchell. « Me 'n Jackson are exactly the same age. Only he's different. He's left-handed. » Mais le panel d'introduction de Jackson, qui jouait sur le même procédé (Dennis y dit : « I've got a race problem with Jackson. He can run faster than me. ») déclencha des émeutes à Detroit, St Louis, Little Rock et Miami. Apparemment, ce n'est pas le gag, mais la représentation de Jackson qui valut à Ketcham les foudres de la communauté afro-américaine. Jackson retourna dans les cartons et y resta (Hank Ketcham, The Merchant of Dennis the Menace, Abbeville Press, 1990).

Une grande prudence est de mise en ce qui concerne le lien entre les tendances politiques du cartoonist et la représentations des minorités. Harold Gray, notoirement marqué à droite, dépasse ses modèles victoriens, Dickens en tête, en manifestant un anti-racisme constant. Il est philosémite (ainsi qu'en témoigne le portrait de Jake l'épicier) et constamment xénophile, si on nous autorise ce néologisme.

On peut faire grosso modo les mêmes remarques en ce qui concerne les minorités sexuelles. Tous les arts de masse ont toujours intégré des références explicites à l'homosexualité, et la bande dessinée n'a pas attendu les excellents strips de Howard Cruse pour y faire allusion : qu'on pense aux relations de Popeye et Toar dans Thimble Theatre ! Au cinéma, Félix le chat, entendant une mouche déclarer qu'elle est une fée (a fairy = un homosexuel) affecte une démarche efféminée jusqu'à ce que l'insecte précise qu'elle est une vraie fée (Felix In Fairyland, 1923)8. Dans Les Lumières de la ville (1931), Charlot est aux prises avec un milliardaire qui a un faible pour lui quand il est saoul, mais le renie avec dégoût lorsqu'il est à jeun. La référence à la virée homosexuelle et alcoolique est parfaitement explicite et elle ne peut échapper qu'à un spectateur totalement innocent9. Contrairement à la vulgate qu'on propage continuellement, de telles références sont banales et manifestement considérées comme acceptables, et il faut l'instauration d'un bureau de censure (au cinéma, c'est le code Hays) pour y mettre un terme, ce qui invalide la thèse selon laquelle les médias de masse seraient par nature bien-pensants, voire réactionnaires.

Affirmer, comme le font Fresnault et Rey, que le strip américain est incapable, tout au long du siècle, de refléter la société du temps et ses transformations démontre que leur connaissance du domaine s'arrête aux « classiques » définis par les historiens populaires français, c'est-à-dire à des séries d'aventures (Flash Gordon, Prince Valiant, Brick Bradford, etc.) et à certaines séries humoristiques adaptées en français avec plus ou moins de bonheur (Mathurin Popeye, La Famille Illico) et dont l'élément de satire sociale est rendu plus ou moins méconnaissable.

4. La croyance à une crise libératrice. Pour finir, nos auteurs font un contresens sur la nature même de l'évolution de la BD, à cause de présupposés erronés. Rey ne nie pas que le comic strip ait pu évoluer. Mais il attribue cette évolution à la révolution en marche, ce qui laissera sceptique le lecteur le moins critique. « Autour de 1968, un vaste mouvement d'espoir et de dégoût vient agiter le calme apparent des représentations sociales. » (Les Sceptres de la bande..., op. cit., p. 173.) Et de citer à l'appui Feiffer, Pogo, Li'l Abner, qui n'ont, on l'admettra, rien à voir avec mai 68, phénomène français, qu'ils précèdent parfois de 30 ans (Pogo date de 1949 ; Li'l Abner de... 1934 !) L'underground américain n'a, lui non plus, n'en déplaise à l'auteur, rien à voir avec la date fatidique de 1968.

Mais le sommet de la démonstration de Rey est celui-ci : « Comment le genre échappa à l'insignifiance relève d'une crise générale du monde capitaliste et des réactions idéologiques à ce phénomène. » (Ibid., p. 163.)

Attribuer le manque d'intérêt du gros de la production dessinée à des restrictions bien-pensantes sur le contenu (la BD aurait été kidnappée par des mercantis qui l'auraient réservée à un public enfantin) est pour le moins aventureux. A l'heure actuelle, la BD européenne pour adultes, les comic books de superhéros pour adolescents, la BD japonaise pour jeunes adultes sont aussi anodins dans leur majorité que les productions des décennies où la BD était destinée aux petits enfants. D'autre part, le genre échappa à l'insignifiance (à peu près deux siècles avant la date fatidique de 1968) grâce à des artistes dont certains furent des génies, William Hogarth en tête. La conscience des contradictions de leur société, et le rejet de cette société, sont présents à des degrés divers dans la psyché de tous les artistes, mais on ne peut sans tomber dans la caricature faire de l'artiste le résultat des tensions de sa société. Töpffer n'est pas plus l'enfant du radicalisme que Crumb n'est le produit de la guerre du Vietnam. Il est d'ailleurs surprenant que des théoriciens qui rejettent avec dédain la critique historiciste tombent dans un déterminisme outrancier en faisant de l'homme le jouet des événements, ou le produit de son temps, via de prétendues « structures idéologiques » dont l'existence, perpétuellement réaffirmée, n'est jamais démontrée.


Une forme populaire comme le strip américain ferait partie de ces choses dont on pourrait parler sans les connaître, non parce qu'on serait paresseux ou négligent, mais parce qu'elles ne ménageraient pas de surprise.


Quant à la fameuse rupture supposée par Rey, elle brille par son absence. L'exemple des bandes dessinées américaines de la contre-culture est particulièrement éclairant. On note une surprenante continuité entre le strip classique et les comics underground. Certaines cases de Crumb pourraient avoir été dessinées par Harold Gray. Bobby London s'est fait une spécialité dans sa première carrière de pasticher le style de Segar (Merton of the Movement) et celui de Herriman (Dirty Duck)10. Le travestissement du style et des personnages de Disney par les Air Pirate Funnies (dont London faisait partie) leur valut un procès retentissant. Il est facile d'écarter ces exemples comme des cas de détournement ou de parodies, mais elles révèlent une sympathie profonde des dessinateurs issus de l'underground pour le newspaper strip, considéré comme un art populaire et typiquement américain. L'une des bandes dessinées les plus célébrées du 20e siècle, le poignant Maus de Spiegelman, doit beaucoup, de l'aveu de l'auteur, à la stylisation d'un Harold Gray dans Little Orphan Annie.

Si l'on excepte certaines bandes militantes telles Trashman, les comics underground n'ont pas grand chose à voir avec des « réactions idéologiques » à une « crise générale du monde capitaliste ». Loin de récuser les valeurs de la société de consommation, la contre-culture les exacerbe, puisque la recherche du plaisir prime toute autre considération ; le discours hédoniste de la publicité tient ici lieu de philosophie et la revendication porte précisément sur des plaisirs que la société refuse de façon apparemment illogique (le sexe, la drogue).

On peut faire des remarques similaires en ce qui concerne la pudibonderie et la normativité sexuelle supposées par Rey. L'auteur, tout en déclarant avec une parfaite mauvaise foi que le sexe dans la BD est un acquis de la contre-culture, est bien obligé de convenir qu'il existe en Angleterre une tradition de strips « nudie » : l'école du Daily Mirror, à commencer par la Jane de Pett (Les Sceptres de la bande..., op. cit., p. 191). Il s'en tire en qualifiant cet érotisme de conventionnel ! Ici encore, au lieu de supposer des schémas idéologiques universels, il conviendrait d'examiner cas par cas ce qui est permis et défendu dans une culture donnée. Contrairement au strip anglais, le newspaper strip américain est a priori réticent à l'érotisme (même quand celui-ci utilise, pour employer la formule de Rey, « la figuration sinistre de la bande dessinée familiale »). Cependant, ce qui n'est pas acceptable comme déshabillage l'est comme costume « exotique » (les reines « en soutien-gorge » des strips de science-fiction comme Brick Bradford, qui révoltaient le prude Georges Sadoul). L'humour et le caractère enfantin du strip peuvent également assouplir la règle. La tante de Nancy, Fritzy Ritz, peut être montrée en train de se changer, le spectateur partageant apparemment l'innocence de son témoin, qui est une petite fille. Un style cartoony est, en tant que tel, une sorte d'écran de la pudeur : Mort Walker peut montrer l'intérêt des soldats pour les rondeurs de Miss Buxley, dans Beetle Bailey, tout en préservant dans la narration une sorte d'innocence essentielle. (Les offensés professionnels semblent particulièrement indignés par ce type de procédé, comme en témoignent les réactions hystériques à une célèbre sunday page mettant en scène l'intéressée). Enfin, les circonstances ou le public permettent certaines transgressions : Male Call de Caniff, destiné aux combattants et paraissant dans les journaux de l'armée, renoue avec le déshabillé et les GI ont donc obtenu ce que tous les Anglais possédaient avec la Jane du Mirror.


Whew CQ, une livraison du strip Male Call de Milton Caniff.


La question ne se réduit évidemment pas à celle de l'érotisme. La sexualité est une dimension de la condition humaine et elle ne se résume pas à la présence ou non de nudités, ni à la représentation plus ou moins explicite du coït. Dans le strip d'aventures classique, c'est Milton Caniff qui a, le premier, suggéré qu'un homme et une femme pourraient passer la nuit ensemble. Mais c'est un strip de Male Call (Whew CQ, s. d.) qui illustre le mieux ce que peut être un discours adulte sur la sexualité. La voisine de Mme Smith lui propose un tour au marché, qui doit être devenu une routine de leur vie sans homme. « Non, répond la jeune épouse dont le mari est revenu de la guerre, il risque de se réveiller et de demander quelque chose ». La force d'un tel strip provient de l'absence d'esbroufe, et également de l'absence de la nuance égrillarde qu'ont généralement les livraisons de Male Call. Il n'est suggéré nulle part que le mari démobilisé est un héros ; l'épouse n'est pas une vamp (pas plus qu'une potiche). Elle n'insinue nullement qu'ils vont « rattraper le temps perdu ». En réalité, elle se comporte exactement comme si l'homme était son bébé, ce qui montre qu'elle a résolu ses conflits œdipiens et a pour résultat de conférer au désir de son mari (et au sien) une sorte d'innocence. Une telle bande pèse de tout son poids d'humanité et le mot qui vient à l'esprit au sujet de cette femme est celui qui convient à beaucoup de personnages féminins des films de John Ford : noblesse.

La « révolution sexuelle » elle-même, telle qu'elle apparaît dans les comics, n'a pas grand chose à voir avec une crise libératrice. Les comics de Crumb, souvent cités, traitent explicitement des fantasmes de l'auteur. Lorsque Crumb raconte ses bonnes fortunes dans la vie réelle, son ton est amer et parfois vindicatif : les jeunes personnes qui s'offrent à lui parce qu'il est un dessinateur à la mode n'auraient, naguère, pas daigné lui accorder un regard. Les women's comics tracent un tableau sans romantisme de la libération des mœurs, dans un contexte qui n'a jamais cessé d'être celui d'une guerre des sexes (illustrée, sur un tout autre mode, dans les années 1950, par les romance comics). La Bitchy Bitch de Roberta Gregory, bourrée de haschisch et violée par un hippie de pacotille, se retrouve enceinte et finit sur la table d'une avorteuse (Hippie Bitch Gets Laid, Hippie Bitch Gets Knocked Up,1992). Minnie's Third Love or Nightmare on Polk Street (1994), de Phoebe Gloeckner raconte une histoire du même type : une jeune fille perturbée, Minnie, est séduite par Tabatha, qui la drogue et la met à disposition de mâles, en échange d'alcool et de stupéfiants. Dans un épilogue situé dix-huit ans après, Minnie s'est rangée, vit apparemment du dessin et élève une petite fille. Tabatha, toujours héroïnomane, fait la manche, couverte de croûtes et de cicatrices, et sentant comme un pot.

Que faut-il tirer des analyses de Fresnault et de Rey ? Nos auteurs ne peuvent évidemment pas deviner, à la fin des années 1970, l'évolution du strip américain dans le quart de siècle qui a suivi. Mais ce qu'ils disent est faux même en ce qui concerne les sept premières décennies du newspaper strip. La vision qu'ils en ont découle de la lecture des premiers « historiens » de la BD, nostalgiques des revues de l'âge d'or, l'affirmation de la liberté inventive du début du siècle étant due, quant à elle, à la connaissance de l'école du Herald, et la mise à jour des auteurs étant assurée par une lecture assidue de Charlie Mensuel et de la page des bandes dessinées de France-Soir. L'erreur de Fresnault et de Rey est intéressante non en elle-même, mais par ce qu'elle révèle de leur façon de penser : une forme populaire comme le strip américain ferait partie de ces choses dont on pourrait parler sans les connaître, non parce qu'on serait paresseux ou négligent, mais parce qu'elles ne ménageraient pas de surprise. Ce qui frappe le plus n'est donc pas le « gauchisme » des auteurs (même si ceux-ci ne se reconnaîtraient probablement plus dans leurs prises de position sur la révolution ou la « libération du signifiant »), mais l'incroyable naïveté qui leur fait croire qu'une forme aussi populaire que le strip ait pu fleurir pendant trois quarts de siècle sans jamais aborder la satire, genre dont l'invention en BD reviendrait aux dessinateurs français de la fin des années 1960 ! La définition de la bande dessinée comme une littérature d'évasion prend ici valeur de dogme et structure tout le reste de l'analyse.

Fresnault et Rey décrivent une littérature qui n'a jamais existé que dans les préjugés de certains intellectuels français, sous l'influence de l'école de Francfort, des Cultural Studies britanniques11, des média studies américains et de la sémiologie. On peut en tirer des conclusions pessimistes en ce qui concerne la pertinence de ces analyses elles-mêmes.

 

Harry Morgan

 


NOTES

1. Précisons pour éviter des malentendus fâcheux que Fresnault a écrit par ailleurs nombre de choses intéressantes et stimulantes sur la bande dessinée, dont il reste un théoricien important, même si nous nous avouons aujourd'hui en désaccord avec la plupart de ses idées. Retour au texte.

 

2. Nous versons dans la suite, sous une forme modifiée et considérablement augmentée un passage de notre étude « Le daily strip américain dans les années 90 » 9e art n° 5, janvier 2000, p. 74-85. Retour au texte.

 

3. Idée exprimée dans La Chambre à bulles, op. cit., chapitre III, reprenant en partie l'article « Du linéaire au tabulaire » in Communications n° 24 . Une autre partie de l'article en question est intégrée dans Récits et discours. Retour au texte.

 

4. Ce type de raisonnement est canonique. On le retrouve un quart de siècle plus tard, dans les études littéraires. Pour Marty, la quotidienneté, caractéristique structurelle du journal intime, se relie à l'accès à l'autonomie, « condition nécessaire et suffisante de sa pérennité », et la mesure de cette autonomisation est l'autoréférentialité : n'est donc journal, en dernière analyse, que le journal qui est consacré à lui-même. (Eric Marty, André Gide, Journal I : 1887-1935, Pléiade, 1996, notamment p. 1304-1305.) En littérature écrite comme en littérature dessinée, la quotidienneté, caractéristique structurelle de la forme journal ou de la forme daily strip, se traduirait dans le produit fini par un trait quelconque (les petits faits anecdotiques, l'étirement du temps de la narration, pour le strip, l'autoréférentialité pour le journal), qui serait une fonction de cette quotidienneté. Retour au texte.

 

5. Repris dans David Manning White, Roger H. Abel, The Funnies : An American Idiom, Free Press of Glencoe, 1963. Retour au texte.

 

6. Nous adaptons une phrase, toute emprunte d'un marxisme de bon aloi, de Clive Bloom, Cult Fiction : Popular Reading and Pulp Theory, MacMillan/St Martin's Press, 1996, p. 10. Retour au texte.

 

7. Une telle situation, dans laquelle n'importe quelle caractéristique physique ou sociodémographique évoquée dans un comic strip suscite des protestations, repose sur une conception aberrante de la démocratie, selon laquelle tout un chacun aurait le droit inaliénable de se sentir insulté en permanence et dans n'importe quel contexte. Une conséquence implicite est que les « minorités » ainsi définies (les gros, les femmes, etc.) auraient le monopole de leur propre mise en scène. Le créateur de 9 Chickweed Lane s'est entendu demander un jour par une journaliste de quel droit un homme se permettait de dessiner un strip mettant en scène trois générations de femmes. Retour au texte.

 

8. La comparaison avec le dessin animé est instructive, car on retrouve la même erreur, apparemment indéracinable, qu'en ce qui concerne les comic strips. Les dessins animés américains de la première moitié du siècle s'adressent au public des salles de cinéma : ils ne visent pas spécifiquement le public des enfants. Lorsqu'ils seront repris à la télévision, à destination d'un public enfantin, ils seront adaptés à ce nouveau public, c'est-à-dire censurés. Retour au texte.

 

9. Mais il faut sans doute faire la part de la censure au sens freudien. Roland Lacourbe fait observer à propos de Laurel et Hardy que ces deux messieurs qui partagent fréquemment le même lit ne font jamais naître aucune association d'idée déplacée (ce qui établirait leur nature foncièrement enfantine). En réalité, les références à l'homosexualité ne manquent pas dans les court-métrages du célèbre duo. Dans Liberty, ils sont pendant une bobine entière en caleçon dans une entrée d'immeuble ou une impasse, tentant vainement d'échanger leurs pantalons, et perpétuellement dérangés par l'irruption d'un fâcheux qui les considère avec soupçon. Retour au texte.

 

10. Cela lui valut de continuer officiellement Thimble Theatre. Il choisit alors de le modifier radicalement du point de vue graphique par rapport à la version de Bud Sagendorf, héritière de celle de Segar, tout en revenant à la source pour le contenu, en faisant revenir des personnages anciens. Retour au texte.

 

11. Rappelons que Richard Hoggart, l'un des fondateurs de l'école de Birmingham, à qui Fresnault se réfère volontiers, estimait que le violent pamphlet de Wertham contre les comics, Seduction of the Innocent, Rinehart, 1954, était la plus profonde analyse jamais écrite sur le sujet ! Retour au texte.

 

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