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Les excentriques anglais

Chaque grand homme ne posséda réellement que ses bizarreries

Marcel Schwob

 

Le terme d'excentrique est emprunté à l'astronomie. "Epicycles et excentriques" expliquent la non-concordance des mouvements des astres avec le système de Ptolémée. Excentrique dans le sens de caractère original, de personnage qui pense et agit contrairement aux idées reçues, vient évidemment de l'anglais.

Edith Sitwell (The English Eccentrics, Faber & Faber, 1933) tenait que les excentriques fleurissent en Angleterre à cause de ce singulier et satisfaisant sens de l'infaillibilité qui est la marque de fabrique et le patrimoine de la nation anglaise. Les excentriques britanniques ont connu leur période de pointe dans le dernier quart du 18ème siècle et leur nombre diminua de moitié au début du 19ème. On a observé une résurgence depuis la fin de la première guerre mondiale, en particulier depuis 1925.

L'un des charmes du blitz fut de découper des tranches à travers le tissu social anglais pour faire apparaître de la rue, en même temps que le papier peint de leur chambre à coucher, la tête des excentriques.

Autre pays à excentriques, la Hollande, probablement parce que la tolérance vis-à-vis du voisin est plus grande qu'ailleurs.

 

Le crank et le bore

 

Une typologie des excentriques comprendrait le crank et le bore.

Le crank est l'excentrique scientifique. S'il est géomètre, il s'intéresse à la quadrature du cercle. S'il est physicien, il est ferré en mouvement perpétuel. S'il est médecin, il a inventé le remède universel ou une cure miraculeuse et polyvalente.

Les cranks adorent les histoires de terre plate, de terre creuse, de pyramides, de civilisations mystérieuses, de fossiles vivants, de thérapeutiques révolutionnaires. Tous les grands savants du moyen âge furent considérés comme des cranks, c'est à dire, dans cette époque bénigne, comme des mages ou des nécromants. Frère Roger Bacon, Raymond Lulle, le Grand Albert, Saint Bonaventure firent naître les légendes les plus saugrenues.*

 

* Une subdivision du crank serait le quack ou quack doctor , le charlatan.

Selon dame Edith Sitwell, le mot quack dérive presque certainement du copte Quok (dont le son est très proche de quack), lui-même provenu du cri de l'oie en ancien égyptien, Ka, Ka. En effet, une variété d'oie dans les hiéroglyphes représentait souvent les médecins.

 

Beaucoup de savants respectables, les Tycho Brahé, Galilée, Newton, Einstein etc. furent, en ce sens, des cranks. Leur doctrine peut se résumer d'une phrase : les choses vont dans l'autre sens. Le sens contraire à celui d'Aristote, ou de Ptolémée ou du dernier crétin à la mode. En lui-même, le système n'a aucune valeur scientifique ni philosophique, mais il amena de grandes découvertes. Par exemple, Einstein considérait que la vitesse de la lumière était constante pour tous les corps animés d'un mouvement rectiligne, qu'ils soient fixes ou en mouvement par rapport à l'observateur. En d'autres termes, la vitesse de la lumière ne s'ajoute pas à la vitesse d'un corps. Jusqu'à lui, on pensait le contraire.

Le plus grand excentrique scientifique anglais fut le physicien Cavendish. Jacques Bergier (Les Extra-terrestres dans l'histoire) a établi de façon irréfutable que Cavendish était un extra-terrestre venu travailler à Londres pour avoir la paix - à telle enseigne qu'il ignorait combien un mouton a de pieds.

Mais il faudrait citer aussi le calculateur prodige Jeremiah Buxton. On le mena un jour voir Richard III. Quand on lui demanda si la pièce lui avait plu, il donna le nombre de mots prononcé par les acteurs et le nombre de pas qu'avaient faits les danseurs.

Le bore est peu de chose à côté du crank puisqu'il se contente, quant à lui, d'être assommant. Il présente des subdivisions nombreuses, familières aux lecteurs des journaux illustrés : Pub bore, train bore. park bench bore. A en croire les Monty Pythons, la meilleure façon de répondre au bore consiste à lui demander : "Is that a fact ?"

 

Amis des bêtes

 

Presque toutes les inclinations humaines peuvent devenir des excentricités. Poussés à leur terme, l'amour des animaux, la collectionite aboutissent en bizzareries.

Nous avons tendance à considérer un Paul Léautaud, avec sa ménagerie, comme un excentrique. Ses pointes pourtant ne dépassèrent pas la quarantaine de chats avec la moitié de chiens, plus la chèvre et la guenon. Par ailleurs, Léautaud ne faisait rien de spécial avec ses animaux (à part les soigner et les nourrir). Léautaud est donc un cas-limite (a borderline case**).

 

** Ce qui n'empêche pas MM. Bechtel et Carrière de le ranger dans la catégorie des bizarres. (Le Livre des bizarres, Lafont, 1965.) Nos auteurs mentionnent 38 chats et 9 chiens en 1925, 19 chats en 1932, 16 chats, 4 chiens et une guenon en 1939.

 

Beaucoup plus satisfaisants sont les excentriques animaliers anglais.

Mad Jack Mytton, le squire du 18ème siècle, possédait 60 chats et habillait chacun d'eux d'une livrée différente, correspondant à sa race. Il fit boire du porto à son cheval qui en creva.

Il semble, à en juger pas sa conduite, que le squire recherchât délibérément les accidents, en particulier les accidents de cheval et d'attelage. Il était particulièrement résistant au froid et à l'humidité puisqu'il pataugeait demi-nu dans l'eau bourbeuse des étangs, en plein hiver, pour courir après les oies.

Retour de chasse, le squire Mytton avisa un jour sur une haie un jupon de flanelle rouge qu'on avait mis à sécher. Il tomba sa jaquette trempée qu'il abandonna sur la haie en nantissement, et se drapa dignement dans le jupon comme dans une chlamyde.

Quand il faisait froid, il entrait dans la demeure d'un cottager avec son cheval favori, Baronet, et demandait qu'on allumât du feu pour Baronet et lui-même. Puis le cavalier et sa monture s'étendaient auprès de l'âtre, jusqu'à ce qu'ils fussent secs.

Le squire Mytton était extrêmement populaire et ses folles chevauchées en quête d'accident étaient l'occasion d'un liesse populaire assez touchante. Il prit un jour un gentleman dans son cabriolet. Comme celui-ci le pressait de ralentir l'allure, de peur d'un accident, le squire lui demanda s'il avait jamais subi quelque dommage à cause d'un banal accident de voiture. A quoi l'infortuné répondit que sa prudence lui avait évité jusqu'alors les accidents de cabriolet. "Comment, s'écria le squire, jamais renversé dans un cabriolet ! Quel damné lambin vous avez dû être toute votre vie !" Et pour réparer cette omission, le squire dirigea l'attelage vers le talus. Par fortune, personne ne fut blessé.

Le squire Mytton eut un jour la malencontreuse idée de mettre le feu à sa chemise de nuit pour se guérir d'un hoquet opiniâtre ("Damn this hiccup ! But I'll frighten it away !") . Il fut sauvé par la présence d'esprit de ses amis qui se jetèrent sur lui pour étouffer les flammes. Le squire, vilainement brûlé, se mit au lit dans les lambeaux noircis de son vêtement de nuit en marmonnant : "Le hoquet est parti, par D..."

Ceci se passait à Calais, où le squire s'était réfugié pour échapper à ses créanciers, car l'argent coulait entre ses doigts. Il le traitait du reste avec un extrême mépris. Il confiait des paquets de bank notes à un valet qui courait sur ses talons quand il faisait quelques emplettes. Menant son attelage à train d'enfer, il perdait ses billets à tous les vents et son biographe ramassa un jour un paquet entier de livres sterling dans un champ, à côté de la demeure du squire.

Il y avait chez Mytton une héronière. Le squire escalada un jour un arbre très élevé pour capturer des hérons car il voulait vérifier si le pâté de héron est meilleur que le pâté de grives.

On le voyait aussi en chemise de nuit et en pantoufles, avant le petit déjeuner, se dirigeant vers les étables, par des températures très inférieures à zéro.

Mrs Celestina Collins dormait avec 30 volailles, vivait avec un rat et un coq, entretenait un nid de souris dans son lit. Jemmy Hirst allait à la chasse à dos de boeuf, avec une meute de cochons.

Charles Waterton, le châtelain de Walton Hall, aimait tous les animaux à l'exception du rat de Hanovre contre lequel il avait de mystérieux motifs de plainte. Il fit construire ses écuries de telle sorte que ses chevaux pussent se faire la conversation.

Waterton fabriqua passablement de faux animaux en assemblant divers morceaux d'animaux naturalisés. Mais sa création la plus fameuse demeure le nondescript (en français : l'anthropomorphe) qu'il prétendit avoir rapporté d'une région inexplorée de Guyane. Il en publia le portrait en frontispice de son ouvrage : Wandering in south America.

On peut aujourd'hui admirer le nondescript à la galerie d'art de Wakefield, dans le Yorkshire. Si l'original ne présente pas le profil grec que Waterton donna à son portrait, ses traits ont indiscutement quelque chose d'humain.

Il s'agit en réalité d'un singe hurleur à poils roux que l'habile taxidermiste a façonné jusqu'à lui donner figure humaine - ce qui représente un véritable tour de force, car Waterton dut retirer tous les os du crâne et étirer la peau "jusqu'à ce qu'elle ne fût pas plus épaisse que du papier à lettre."

 

Collectionnite

 

La collectionnite aiguë prend des formes très diverses. On a signalé, à l'époque moderne, le cas d'une femme qui remplit son appartement de galets ronds, au point de n'y pouvoir plus habiter.

Sadleir fut un bibliomane fanatique qui envoyait des malles au garde-meuble quand sa maison était entièrement occupée par les livres. Le bibliomane Hase était un gros homme qui passait des jours et des nuits à manipuler des livres dans son cabinet chauffé invariablement à trente degrés. Il ôtait ses vêtements un à un de sorte qu'à partir d'une certaine heure on avait l'assurance de le trouver à peu près nu.

En France, les excentriques collectionneurs ne se recrutent guère que dans les rétenteurs d'ordures ménagères. La rétention d'ordures est une forme particulière de rétention anale. On débusque les adeptes dans leurs trois pièces quand les voisins se plaignent de l'odeur, et on découvre alors qu'ils n'ont pas descendu les poubelles depuis deux ou trois ans et qu'ils ont pratiqué des tranchées entre les déchets pour aller du lit à l'armoire et de la gazinière à la table de la cuisine. Dans un pays où presque personne ne se lave, l'odeur particulière des collectionneurs d'ordures n'est pas un véritable handicap social.

 

Animaux humains et ermites ornementaux

 

Les excentrique moraux ou philosophiques règlent leur conduite sur des préceptes singuliers.

Nous citerons seulement l'animal humain et l'ermite volontaire.

Ce que le littérateur peut inventer, en manière de fable morale, de conte philosophique, l'excentrique l'expérimente. David Garnet dans Man in the Zoo, met en scène un homme qui se fait exposer dans une cage, en tant que specimen d'homo sapiens. Un excentrique étudié par le docteur David J. Weeks (Excentrics, the Scientific Investigation, Stirling university press), qui l'appelle John, proposa au zoo de Regent's park un arrangement semblable qui fut décliné.

La mode se répandit au 18ème siècle d'avoir dans son parc un ermite, dit ermite ornemental. Un nommé Charles Hamilton fit même passer une annonce pour recruter un ermite. L'individu était nourri (de pain et d'eau) logé (dans une hutte) et vêtu (d'une robe de bure) ; il ne devait jamais se couper les ongles, ni les cheveux ni la barbe. Il lui était défendu de parler aux domestiques. Au début du 19ème siècle, Lord Hill entretenait encore un ermite ornemental. Il recevait les visiteurs dans sa caverne, un sablier à la main. Il était interdit de lui donner de l'argent.

Lord Rokeby ne s'occupa, sa vie durant, que de ses bains et de sa barbe. Sa barbe extraordinairement longue permet de le ranger dans la catégorie des ermites volontaires. De plus, il était amphibie (on l'appela le gentleman amphibie) passant la plus grande partie de son existence dans un bain de mer (froid). Il vivait d'un régime exclusif de boeuf et de thé.Il recevait au bain et encourageait la consommation de verres d'eau. Lord Rokeby a peut-être inspiré l'amiral Débath O'Lavoir dans la bande dessinée Pépito de Bottaro.

 

Diverses singularités

 

Francis Bolton fut un autre amateur d'eau froide. Il allait dans des vêtements trempés, hiver comme été. L'hiver, il les faisait geler avant de les endosser.

Miss Beswick prit des dispositions pour qu'on l'embaumât et qu'on la rangeât dans son grenier, car elle n'était pas bien certaine que la mort existât et craignait d'être enterrée vive. Elle fit un legs à son médecin, sous la condition qu'il monterait au grenier prendre de ses nouvelles chaque matin, ce qu'il fit.

Le sujet des avares est presque inépuisable. Le révérend Jones, dont la cure était dans le Berkshire, porta la même jaquette quarante-trois ans. Quand on lui faisait une remarque, il répétait le mot de Saint Vincent de Paul : "Ni trou ni tache".

Le célèbre John Elwes n'achetait rien, laissait sécher sur lui ses vêtements mouillés pour ne pas allumer du feu et quand il en faisait, il cherchait de quoi l'allumer dans les nids des corbeaux.

Le terrible Daniel Dancer nourrit sa soeur agonisante de viande corrompue en lui disant : "Si tu ne l'aimes pas, tu peux partir sans." ("If you don't like it, you may go without it !") Il n'aimait que son chien, qu'il appelait "Bob mon enfant". Mais un jour que l'animal fut accusé de courir après les moutons, il lui fit limer les dents par le forgeron, de peur d'avoir à payer des dommages.

 

Dandysme

 

L'excentrique vestimentaire s'appelle le dandy. Robert Coates, qu'on appelait Diamond Coates ou Curricle Coates (Coates au cabriolet) se faisait tirer, dans une voiture en forme de coquille Saint Jacques, par deux chevaux blancs immaculés, et demeurait enfoui sous les fourrures rares, même à la belle saison. Ses vêtements étaient cousus de diamants.

Son père possédait des esclaves à la Jamaïque. Coates jetait l'argent à pleines poignées. Il connut une éclipse dans les années 1830 quand les révoltes d'esclaves dans les Antilles menacèrent la fortune familiale. Il se retira un temps à Boulogne pour échapper à ses créanciers. Mais la jacquerie fut matée et il put revenir et mener grand train derechef.

Il rêvait de théâtre (un autre de ses sobriquets est Romeo Coates) et monta souvent sur les planches. Il débuta en 1809, par la complaisance d'amis riches et influents. On se battait à ses représentations, on lançait sur la scène diverses ordures et des coqs vivants (son emblême). Coates traitait le chahut par le mépris. Il accepta une fois de bisser et même de trisser une scène d'agonie. Mais, généralement, le rideau tombait bien avant la fin de la représentation.

En une occasion, jouant Roméo, et ayant prononcé la réplique : "Oh, let me hence, I stand on sudden haste", il se mit, au lieu de quitter la scène, à quatre pattes et fit ainsi le tour du théâtre. On finit par comprendre qu'il avait perdu un des diamants de son costume. Le public suivit la pièce jusqu'au bout dans un calme relatif, espérant une scène similaire.

D'après Edith Sitwell, la tension nerveuse pour les acteurs qui devaient donner la réplique à Coates était telle qu'ils prononçaient malgré eux des énormités, par une sorte de phénomène d'hypnose collective, induite par le public.

Ainsi, dans The Fair Penitent, l'acteur qui jouait Horatio susbstitua, sous le coup d'une terrible tension nerveuse, le mot "curricle" (cabriolet) au mot "horses". Entendant ce lapsus qui évoquait sans ambiguïté le magnifique équipage de Coates, la salle explosa. Curricle Coates, pâle de colère, cessa de jouer, fit, en un bref discours, l'apologie de son cabriolet et demanda réparation au malheureux acteur, prétendant remplacer la fin de la pièce par un duel en bonne et due forme. La salle accueillit l'idée avec enthousiasme. On prit des conseils et des témoins. Finalement, l'auteur de la bévue choisit de présenter des excuses publiques, et, l'honneur étant sauf, on put jouer la pièce jusqu'au bout.

Brummel, que les Anglais appelèrent Beau Brummel passait sa journée à s'habiller. Nouer sa cravate pouvait lui prendre trois quarts d'heure. Il fut au fond le seul véritable dandy.

Bechtel et Carrière (Le Livre des bizarres) font observer que Brummel ne donnait pas dans le tapageur, contrairement aux autres zazous. Il passait, il glissait. Il disait lui-même : "Dans le monde, tout le temps que vous n'avez pas produit d'effet, restez. Si l'effet est produit, allez-vous en."

Brummel, sur ses vieux jours, devenu pauvre et exilé en France à cause de ses dettes, donnait des réceptions imaginaires dans sa misérable chambre, allant à la porte pour annoncer lui-même les invités fantômes. Ce trait touchera extrêmement Paul Léautaud, qui le rappellera maintes fois dans son Journal Littéraire.

Brummel possède de plus, à nos yeux, le titre de gloire d'avoir persuadé ses contemporains de se laver les cheveux - du jamais vu, à son époque.

 

Bâtisseurs et voyageurs

 

Les excentriques sont souvent bâtisseurs. Sir Stukeley passa son temps à construire chez lui des demi-lunes, parapets, remparts, échauguettes, fortins et autres tours de guet. Il fut, dit-on, le modèle de l'Oncle Toby dans le Tristram Shandy de Sterne.

A l'époque moderne, en Angleterre, les excentriques bâtisseurs entourent leur cottage de douves, ou l'enterrent sous un tumulus, ce qui les oblige à rentrer chez eux par le toit. Chez nous, l'espèce est représenté par les Tatin, les facteur Cheval, les Chomo, Isidore, etc.

Edith Sitwell range dans ses excentriques certains supposés voyageurs ou supposés étrangers. La plus célèbre des ressortissantes d'un pays imaginaire fut la princesse Caraboo. Elle débarqua le soir du jeudi 3 avril 1817 dans un cottage du village d'Almondsbury. Elle était vêtue assez modestement d'une robe de laine noire et de châles drapés à la manière orientale. Elle ne parlait pas anglais. On la montra à un magistrat, Mr Worrall, et sa femme prit la visiteuse en sympathie. Par gestes, et à l'aide de gravures de pays lointains qu'on lui montrait, la visiteuse parvint à communiquer le fait qu'elle avait été déposée par un navire sur les côtes anglaises. On tira d'elle son nom : Caraboo.

Comme on se méfiait encore, on finit par la conduire à un hôpital de Bristol, tandis qu'on battait le rappel de tous les étrangers susceptibles de communiquer avec elle. Un Portugais se présenta, qui déclara comprendre sa langue. On sut alors qu'elle était princesse de sang, capturée pour des raisons obscures par des pirates, dans son île de Jevasu, Indes orientales, et abandonnée sans l'ombre d'une raison en Angleterre. Du coup, Mrs Worrall reprit chez elle cette personne de qualité.

Caraboo se tailla une robe à son idée, se munit d'un attirail guerrier, épée, arc et carquois, et se mit à parader en tenue de combat, chapeautée de plumes et de fleurs et munie dans le dos d'un gong et, à la main, d'un tambourin.

Elle rendait un culte au soleil et commença de dicter un lexique du juvasien.

Un jour, on s'aperçut qu'elle avait disparu. On la retrouva à Bath, station à la mode, dont elle devint la coqueluche.

Finalement, une logeuse lut un article sur la princesse dans une gazette et vint la voir, parce que Caraboo lui rappelait une demoiselle de moeurs légère qu'elle avait autrefois logée. Apercevant la matrone, Caraboo fondit en larmes et avoua qu'elle s'appelait Mary Baker et qu'elle avait inventé tout l'affaire pour se rendre intéressante. Par charité, Mrs Worrall organisa son passage vers l'Amérique.

L'histoire de la princesse Caraboo connaît un singulier épilogue, puisque, d'après la correspondance du général Hudson Lowe, elle se fait débarquer, en 1817, à Sainte-Hélène, où elle séduit Napoléon qui rêve de l'épouser. On perd sa trace après cette péripétie.

Un autre voyageur fut Louis de Rougemont, qui remplit les colonnes du Wide World (qu'il "lança") à partir de 1889 et sans interruption jusqu'à la seconde moitié du 20e siècle, puisque cet estimable magazine des explorateurs avait l'habitude de republier ses meilleures histoires.

Rougemont avait fait naufrage sur les côtes australiennes. Il vécut deux ans sur un récif, à fleur d'eau. Puis il devint roi d'une tribu d'aborigènes et épousa Yamba, une dame primitive. Il chevaucha des tortues, des alligators, assista à des festins anthropophages, porta un bâton de commandement (dans les cheveux, car il ne voulait pas se percer le nez), et explora une partie du territoire du Nord-Est.

Souffrant d'une forte fièvre, à la suite d'une attaque de malaria, il s'enfouit dans les entrailles d'un buffle qu'il venait de tuer. Sa femme qui le veillait, avait entre-temps mis au monde un enfant et l'avait dévoré, ne pouvant s'occuper à la fois d'un bébé et d'un malade.

Rougemont devint la coqueluche de l'Angleterre. On vit sa statue de cire au musée de Mme Tussaud. Il se lança dans des tournées de conférences. Son livre fut traduit en quatre langues. Mais le Daily Chronicle décida d'en finir avec Louis de Rougemont et entama des recherches. On trouva que Rougemont était un ressortissant hélvétique, né à côté d'Yverdon. Il se serait appelé en réalité Henri Louis Green ou Grien, ou Grin, aurait travaillé pour la firme McQuettan et Green (ou Grien, ou Grin). Il aurait été un temps laquais de la famille Kemble. Il aurait réellement fait le voyage d'Australie où il aurait mené une vie errante, mais il n'y avait pas apparence qu'il eût été roi d'une bande de cannibales. Par contre, une fréquentation assidue de la salle de lecture du British Museum expliquait sa connaissance du terrain australien. Le Wide World tint bon jusqu'au bout. Les lecteurs australiens faisaient leur propre enquête et confirmaient les observations zoologiques et topographiques de Rougemont. Aussi tard qu'en juillet 1946, ils attestaient l'existence du récif de corail décrit par le voyageur ou la pratique des aborigènes de chevaucher des tortues. Mais, à côté de détails précis, Rougemont avait commis d'inexplicables bévues. Il croyait par exemple que les wombats volaient. Ses amis du Wide World perdirent la trace de Rougemont vers 1915. Il se maria, paraît-il. Selon Osbert Sitwell il aurait fini dans la peau d'un pauvre camelot vendant des allumettes dans Shaftsbury Avenue ou Piccaddilly.

Rougemont mourut dans Kensington Infirmary en 1921, en protestant toujours de sa bonne foi.

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