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stripologique

LES APOCALYPSES DE JACK KIRBY - Les Apocalypses de Jack Kirby est le titre d'un ouvrage paru aux Moutons électriques, Lyon, à la rentrée 2009, consacré à la mythopoeia (à la genèse du mythe) dans les récits dessinés du créateur des Fantastic Four. Nous vous proposons en avant-propos un entretien avec Jérôme LeGlatin sur la pensée mythique chez Kirby.

HARRY MORGAN. — Cher Jérôme, votre frère Emmanuel et vous-même avez publié dans Comix Club n° 9 une remarquable histoire courte dessinée par Jack Kirby — qui n'est cependant pas réellement son auteur, puisque cette histoire est découpée par votre frère et par vous dans le corpus de Kirby, avec comme unique contrainte de ne montrer que des cases sans personnages. On y voit donc de façon privilégiée des éléments du mythe chez Kirby que tous les critiques on relevés à bon droit : le cosmos et les machines, la circulation des énergies, le motif de l'étincelle créatrice, l'idée de menace et l'idée d'apocalypse.

Ce qui est curieux est que ces motifs graphiques reviennent de façon absolument identique dans les différentes séries dessinées par Kirby, comme s'ils étaient découpés dans une hypothétique encyclopédie kirbyenne. C'est la même explosion, le même éboulement de rochers, le même mur qui s'écroule, le même circuit électrique qui fait contact...

JÉRÔME LE GLATIN. — En même temps, le style graphique de Jack Kirby est de plus en plus singulier au fil des ans (on peut comparer The Fantastic Four n° 1 à la seconde période Marvel, voire à certains travaux de chez Pacific, dont le très beau et terrible Silver Star que j'ai relu il y a peu). Cette évolution est considéré par certains comme s'inscrivant dans un processus de « sclérose stylistique » où l'artiste, placé devant la nécessité de produire plutôt vite que bien, se met à réduire son art à un nombre de recettes limitées. Ceci, à mes yeux, ne saurait être plus faux. L'évolution graphique de Kirby (ou plutôt, son approfondissement, sa reprise incessante) me paraît être bien plus le signe d'une maitrise grandissante où chaque dessin, chaque trait devient le signe très assuré d'une pensée agissante. Ainsi, et par exemple, le trio graphique formé par les machines, les minéraux et les arbres (tous trois éléments de décor récurrents chez Kirby). Si chacune de ces familles est remarquablement bien établie graphiquement (chez Kirby, toutes les machines se ressemblent, tous les arbres se ressemblent, tous les rochers se ressemblent : c'est-à-dire sont représentés selon exactement la même règle), elles forment aussi (par le biais d'une très forte caractérisation graphique globale que vous n'avez de cesse, et avec raison, de souligner comme fondamentale), si ce n'est des groupes quasi-interchangeables, tout du moins des ensembles forts, définis paradoxalement par des frontières éminemment poreuses. Le dessin chez Kirby nous propose un Réel visuellement très déterminé, voire roide (les traits, les tâches, les lignes établissent avec précision et rectitude, de manière obsessionnelle, le rocher, l'arbre, la machine) mais idéalement fluide, puisque, non seulement les arbres, les rochers, les machines sont identiques, mais les mêmes traits hyper-stylisés (il y aurait des tonnes à écrire sur certains traits, certaines combinaisons de traits, utilisés par Kirby) serviront à représenter aussi bien le végétal que le minéral ou le mécanique.


HARRY MORGAN. — La conséquence de ce que vous appelez la surdétermination du réel est qu'une série sentimentale de Kirby est dessinée exactement comme un western ou comme une histoire policière, et toutes sont dessinées comme des histoires de superhéros. On pourrait dire, en forçant à peine le trait, que Kirby ne sait pas dessiner. Ses cow-boys, ses gangsters, ses adolescentes éplorées ne ressemblent à rien, ou plutôt, elles ne ressemblent qu'à du Kirby. C'est ce qui m'amène à poser que le motif narratif fondamental chez Kirby, celui de la métamorphose, est déjà présent dans le contenu iconique lui-même. Il est même présent à double titre. Pour commencer, le monde que nous propose Kirby a subi une métamorphose originelle, remontant à la nuit des temps. Tous les éléments du monde naturel ont subi une transmutation, les immeubles de New York comme la végétation de Central Park, comme l'intérieur bourgeois des Fantastic Four. Mais en deuxième lieu, la métamorphose est aussi reprise en action, elle est encore agissante, et c'est bien ici qu'interviennent ce que vous signalez, l'hyperstylisation et en même temps l'hyperfluidité de la matière graphique. Cette hyperstylisation et cette hyperfluidité permettent un passage continuel entre les ordres. Les distinctions entre animé et inanimé, entre animal, végétal et minéral sont transcendées.


JÉRÔME LE GLATIN. — A ce titre, l'épisode des New Gods intitulé « The Glory Boat », où un animal (décrit comme un « organic director ») se transforme par le biais d'une opération moléculaire en une « living basic form » (simple cube, forme géométrique basique) puis en une machine complexe, est la démonstration claire d'une démarche qui habite de l'intérieur nombre de pages de Kirby. Tout, dans ce Monde, est à la fois hyper-déterminé et englobé comme essentiellement identique, par la signature d'un trait unique.

HARRY MORGAN. — Oui en effet. La machine est chez Kirby l'unité de base, le Un d'avant la différenciation (c'est-à-dire d'avant la métamorphose). C'est précisément pourquoi la machine est vouée à reproduire devant nous ce phénomène de la métamorphose. Cette machine est une structure élémentaire, une forme simplement géométrique, isomorphe au dispositif paginal lui-même (cases, planches et folio fonctionnant eux-mêmes comme une machine). Cette machine est source de toutes les puissances et, partant, de toutes les potentialités du récit. C'est pourquoi je propose de lui donner le nom de Graal. En effet, c'est à peu près ainsi que fonctionne le Graal dans le récit arthurien du XIIIe siècle que les Anglais appellent la Vulgate et que nous appelons le Corpus Lancelot-Graal.

Puisque nous sommes sur ce sujet, je relève que le récit que vous avez fabriqué en ôtant le référent humain du corpus Kyrbiesque fait apparaître à mon avis la structure d'un monde originel chez Kirby, c'est-à-dire d'un monde d'avant le récit, qui est précisément ce monde chaotique, à la matière informe, en proie aux énergies, qui constitue la toile de fond de l'univers de Kirby. Un tel monde relève, je crois, d'une pensée mythique, qui obéit à ses lois propres, et qu'il faut sans doute distinguer d'une mythologie. Lorsqu'apparaissent les personnages (et on sait que Kirby est à lui seul l'inventeur du panthéon Marvel, qu'il rédupliquera dans des panthéons autonomes chez DC, puis Pacific), on est proprement dans une mythologie, c'est-à-dire un récit d'action avec une collection de personnages liés entre eux de façon généalogique. J'aventurerais même l'hypothèse que le récit de Kirby repose sur une tension entre la pensée mythique et la mythologie. Les personnages ne sont pas tout à fait à leur place dans l'univers de Kirby. Leurs pouvoirs sont absurdement démesurés par rapport aux nécessités du récit. Des êtres qui ont le pouvoir de détruire le système solaire se retrouvent à se battre dans des entrepôts promis à la démolition, dans les bas-quartiers de New York. De cette inadéquation du personnage à l'univers mythique découle ce que j'appelle le motif de l'isolation tragique. Les personnages de Kirby sont terriblement enfermés, dans leur monstruosité d'abord, et en second lieu dans un monde-prison.


JÉRÔME LE GLATIN. — Ce qui permettra de séparer, car séparation il y a, l'être anthropomorphique de ce Grand Tout indifférencié, est le Visage. En tant que ce dernier est véhicule d'expression et peut révéler l'étincelle divine singulière dont il est le foyer : étincelle que l'on pourrait nommer « pouvoir d'humanité », « conscience », « caritas », et que je ne me permettrai pas de définir plus avant ici. Ainsi, le visage froid du Silver Surfer en quête d'émotion, le visage caché d'Orion qui révèle sa nature mortifère (et dont Orion désespère de ne pouvoir se séparer), le visage minéral de son père Darkseid, le masque de métal cachant le visage détruit de Dr Doom (double marque d'inhumanité), la plaque-visage de Machine-Man à laquelle le personnage attache tant d'importance car elle seule prouve qu'il n'est pas un simple robot (je passe rapidement, le cas M-M me paraissant plus complexe), le visage de Banner terrifié bouche bée dans Hulk n° 1, la quête éperdue de Ben Grimm pour retrouver son visage, etc. Les occurrences sont innombrables, permanentes, et toutes les combinaisons sont opérées. Ceci nous permettant, par ailleurs, d'éclairer d'un jour nouveau, la récurrence de l'utilisation du gros plan chez Kirby (où, là aussi, d'aucuns verront une « recette » facile, quand le choix participe bel et bien d'une pensée en acte). Oui, il y aurait sans doute beaucoup à écrire sur le Visage chez Kirby (et sans doute aussi, par ailleurs, beaucoup à dire sur la Main chez Steve Ditko, le Godfather infertile de la Marvel).

Pour conclure, je reprendrais votre expression, Harry. Kirby nous présente un monde clos et composite, mais ce monde de bric et de broc est caractérisé par une unité graphique absolue, car il est produit en tant qu'œuvre de fiction par un Créateur unique et distant (là où le voisinage de proximité d'une pléthore de « dieux » pourrait faire penser bien à tort le contraire). Kirby place au sein de ce Monde une singularité douée de conscience : l'Homme (ou plus largement l'Anthropomorphe), qui, yeux écarquillés, bouche ouverte, visage déformé ou barré, subissant la terreur métaphysique de l'engloutissement, la crainte du retour final au Même primordial, peut se laisser submerger par la peur ou, au contraire, par un effort supérieur, lui opposer un visage d'affection (les visages de femmes chez Kirby, si beaux dans leurs déformations signifiantes, que d'autres, encore à tort, considèrent comme ratés, bâclés...), un visage de bonté.

Ultime précision : au-delà de la lecture bêtement moraliste à laquelle pourrait prêter une telle interprétation, j'y vois surtout l'affirmation d'une idée profondément humaine et tragique à l'œuvre chez Kirby et dont, ce n'est pas le moindre de ses mérites, il aura su conserver la force et la justesse tout au long d'une longue et riche carrière dans le comic book.

Jérôme LeGlatin préside avec son frère Emmanuel aux destinées de la cabane d'autoédition Bicéphale.

http://www.chezbicephale.com/index.htm