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NOUVELLE
DRÔLE DE PAIRE
(Strange Bedfellows)
Par Dwyer Tharp

Traduit de l'anglais (États-Unis)
par Harry Morgan

Moe Hammand était de ces hommes qui ne peuvent trébucher sur leurs lacets sans s’exclamer : « On m’a poussé. » Il entretenait des griefs généraux contre l’humanité considérée dans son ensemble, et des griefs particuliers contre différentes catégories ou factions de la population, ainsi que contre un nombre remarquablement élevé de personnes privées.
Moe Hammand avait ce qu’il appelait des « principes ». Il en parlait beaucoup, et plus il en parlait, plus ces principes prenaient de l’importance. Moe était tout gonflé de ses principes, et ses principes, quand il les exposait, semblaient se gonfler à leur tour, en sorte que regarder Moe Hammand parler de ses principes évoquait irrésistiblement l’image d'un gros homme occupé à gonfler un matelas pneumatique à la force de ses poumons.
Moe Hammand s’était installé chez son ami Mike. Les temps étaient difficiles et Mike, qui était parfois en retard pour payer le loyer de sa chambre, s’était dit que ce ne serait pas une mauvaise idée de partager la charge. Sans compter que les soirées étaient longues, surtout en période de chômage, et qu’une compagnie serait la bienvenue. Mike découvrit à l’usage que Moe contribuait rarement au loyer (c’était précisément une des choses qui contrevenaient à ses principes). Par contre, les soirées devinrent de plus en plus longues, en particulier quand Moe parlait de ses principes (or il affectait de se montrer profondément blessé quand on s’avisait de vouloir parler d’autre chose).
L’orgueil et la joie de Mike était une statuette, une reproduction, mesurant un peu plus d’un pied, de la Vénus de Milo. D’autres sources disent que c’était une reproduction de la statue de la Liberté. Toujours est-il que Mike avait sur son buffet un statuette qui n’était peut-être pas particulièrement artistique, mais dont il était très fier. C’était le seul objet d’art qu’il y eût chez lui.
Un soir, Moe, ayant parlé plus longuement que de coutume de ses principes, et ayant donné les signes d’une agitation croissante, s’exalta tout à fait, et, probablement sans autre raison que le fait qu’elle se trouvait là, trouva soudain que la statue offensait gravement ses principes. Et avant que Mike eût pu esquisser un geste pour la défendre, Moe avait projeté la statuette au bas du buffet où elle coulait des jours tranquilles, et l’avait brisée en trois morceaux sur la carpette élimée.
Un peu penaud, Moe bougonna que c’était ce qui arrivait quand on s’en prenait à ses principes.
Mike, qui était la patience faite homme, fit cette déclaration inhabituelle : « Moe Hammand, j’aurais préféré que tu ne casses pas ma statuette. » Moe répéta que c’était ce qui arrivait quand on violait ses principes, mais d’un ton de plus en plus querelleur, comme s’il était désireux d’établir qu’il y avait eu provocation et qu’en somme Mike avait placé cette statuette sur le buffet dans l’unique but de le faire enrager.
Mike, ayant ramassé les morceaux de sa statuette, déclara, mais plutôt pour lui-même (car à la vérité il était très contrarié) que cela pouvait se réparer, et qu’il emprunterait le lendemain de la colle au mari de la logeuse.
Moe Hammand prit un air peiné.
« Mike, dit-il, je vois bien que tu prends cette affaire au tragique.
— Je ne prends rien au tragique, répondit Mike. J’aurais préféré que tu ne casses pas cette statue. Mais comme elle est réparable, je vais la recoller demain et nous n’en parlerons plus.
— Mais si, mais si, reprit Moe. Je vois bien que tu rumines ce que tu considères (bien à tort) comme un affront et même, (s’il est permis à un ami de te dire en confidence ce qu’il a sur le cœur) que tu files un mauvais coton.
— L’incident est clos, assura Mike. Je recollerai cette statue demain. Demain soir elle sera sur son buffet et personne ne verra la différence. En attendant, allons-nous coucher. Le grand Tom m’a dit que si nous étions devant les abattoirs dès cinq heures du matin, il y aurait peut-être de l’embauche pour nous.
— Mike, dit Moe, réprobateur, tu sais que c’est doublement contre mes principes. Les abattoirs, et cinq heures du matin, c’est doublement contre mes principes. Aussi, quand tu me dis cela, je comprends bien que tu cherches à m’insulter, à m’insulter gratuitement, car tu sais très bien que c’est doublement contre mes principes. Je ne t’en veux pas, note bien, mais je suis bien obligé de conclure que tu m’en veux terriblement à cause de la statuette.
— Mettons-nous au lit », recommanda Mike.
Dans le noir, Moe Hammand continua à argumenter. Il expliqua que Mike voulait réparer la statue dans l’unique but de garder une trace du forfait — à ses yeux inexpiable — qu’aurait commis Moe en brisant cette statue. Remettre cette statue, réparée, sur le buffet, c’était mettre sous les yeux de Moe une sorte de reproche permanent, un peu comme si la statue devait désormais s’accompagner d’une inscription : « Voici la statue que Moe a brisée. »
Mike aurait bien aimé répondre, mais il fallait qu’il dorme, s’il voulait saisir à l’aube la chance de gagner quelques dollars. Et puis, il faut bien le dire, il n’y avait pas grand chose à répondre au mode d’argumentation de Moe. Lorsque quelqu’un se déclare gravement offensé, il ne sert à rien de lui répondre que vous n’aviez aucunement l’intention de l’offenser. L’individu en question restera offensé quoi que vous disiez, jusqu’à ce qu’il décide de lui-même qu’il n’est plus offensé.
Moe continuait à le presser. Mike avait un urgent besoin de quelques heures de sommeil, s’il voulait se trouver aux abattoirs dès potron-minet, car la situation financière était médiocre. Moe ne payait pas sa part de loyer, en vertu de ses principes, mais il mangeait une grande partie de la nourriture que Mike rapportait à la maison. Il fallait que Mike dorme. Pour obtenir le droit de dormir, Mike, à demi abruti par l’insomnie, consentit finalement à ce que Moe lui proposait : la statue ne serait par recollée, elle irait droit à la poubelle, et même, elle irait à la poubelle brisée en mille morceaux (Mike s’en chargerait), afin que nul ne puisse jamais espérer la recoller. Tout cela, songea Mike en glissant dans le sommeil, avait une raison, une raison fondamentale, qui était liée aux principes de Moe. Moe détestait les statues, et il les brisait au nom de ses principes. Mais non, ce n’était pas cela la raison. Moe avait brisé cette statue, mais Mike devait lui montrer qu’il ne lui en voulait pas. Oui, telle était la raison. La statue devait aller aux ordures parce que Mike devait faire la preuve qu’il n’en voulait pas à Moe. Tout cela était un peu embrouillé, mais cela avait à voir avec les principes de Moe.

Le lendemain soir, quand Mike entra dans la chambre, harassé, avec, dans la poche, quelques dollars durement gagnés, Moe rayonnait.
« Regarde ce que j’ai acheté. »
Accroché au mur, derrière le buffet, juste à l’endroit où résidait ordinairement la statue, il y avait désormais une inscription, luxueusement calligraphiée en lettres d’or, dans un joli cadre : « Tu ne feras point d’image taillée. »
« Cela figure dans la Bible, dans le catéchisme et dans le Coran, dit Moe, tout fier. Et il se trouve que ça correspond parfaitement à mes principes. »
À la surprise de Moe, Mike se rebiffa.
« Ce ne sont pas du tout mes principes à moi. Quant à moi, j’aime beaucoup les images, qu’elles soient peintes, dessinées ou taillées. D’ailleurs, ajouta Mike, qui, en ses jeunes années, avait été attentif à l’école du dimanche, cette histoire d’images taillées sort du Deutéronome. Dans le catéchisme il y a écrit seulement qu’il ne faut pas invoquer le nom de Dieu en vain. »
Moe prit un air peiné.
« Mike, ce que tu m’as dit cette nuit, c’était du vent, n’est-ce pas. Tu m’en veux terriblement à cause de cette histoire de statue. C’est dur de savoir qu’un ami est capable d’abriter en son sein tant de rancœur et de dépit.
— Moe, je te l’ai dit, l’histoire de la statue est oubliée.
— Alors prouve-moi que tu ne m’en veux pas. Je dois encore deux dollars au type, pour cette inscription. Paie-le.
— Combien a coûté ce cadre ? demanda Mike d’un air dubitatif.
— Je te l’ai dit, deux dollars. »
Mike prit le temps de la réflexion.
« Moe, dit-il finalement. Je ne paierai pas un cent pour ce cadre.
— Je le savais, dit Moe. Au fond, tu es un être assez vil, en proie à la haine et au ressentiment. En réalité, tu m’as toujours détesté, et tu affiches enfin tes véritables sentiments.
— Qui plus est, ajouta Mike, ce cadre ne restera pas une minute de plus au-dessus de ce buffet. »
Moe parut un moment hésiter entre l’incrédulité et la colère. Finalement, il explosa :
« Ça non, par exemple, ce cadre contient l’un de mes principes les plus sacrés.
— C’est possible, dit Mike. Il se trouve que ce n’est pas un de mes principes à moi.
— Attention, Mike, gronda Moe. Tu sais ce qui arrive quand on porte atteinte à mes principes. »
Mike considéra Moe Hammand d’un air songeur, et soudain, il se mit à le regarder comme s’il le voyait pour la première fois.
Puis, lentement, comme surpris par ses propres paroles, Mike articula :
« Moe Hammand, voilà qui ressemble fort à une menace. »