ancrage, dispositif et séquentialité : un examen critique

Sous la forme d'une conversation entre H. Morgan et V. de Boisvert

POUR VOIR TOUS LES PETITS DESSINS, ARRANGEZ-VOUS POUR QUE CETTE FENÊTRE AIT LA LARGEUR DE VOTRE ECRAN


Qu'est-ce qui fait qu'on est en présence d'une bande dessinée (par opposition à un texte illustré) ? La réponse que nous donnons dans les Principes des littératures dessinées est la suivante :

 

« Il y a bande dessinée quand la disposition des dessins permet à chaque instant au lecteur de se raccrocher à une image. Nous proposons, faute d'un meilleur, le terme d'ancrage pour cette référence constante à une image. Si le lecteur a l'impression que certains passages seulement du récit sont dessinés, il interprète sa lecture comme celle d'un texte illustré, non comme celle d'une bande dessinée.

« Qu'est-ce qui fait que le lecteur se raccroche à chaque instant à une image ? La réponse est double : il faut ensemble un dispositif (qui est un strip de deux cases dans le cas des Travaux d'Hercule, une planche dans La Sainte Russie) et une séquentialité (le fait que les images se suivent de façon logique). Dispositif et séquentialité sont des notions distinctes et n'entrent pas dans un rapport de type forme/fond ou signifiant/signifié. Il peut donc y avoir dispositif sans qu'il y ait séquentialité et séquentialité sans qu'il y ait dispositif. »

 

Là-dessus, nous ajoutons deux importantes précisions. La première est ainsi formulée :

 

« Il ne faut pas confondre le fait de pouvoir à chaque moment se raccrocher à une image avec l'idée que l'image assurerait seule le récit ou même qu'elle assurerait l'essentiel de la transmission du sens (la dominante visuelle de Groensteen). Nous n'avons pas à nous demander si l'image est suffisante ou insuffisante, ni si elle prend en charge l'essentiel de la narration ; il suffit que le lecteur s'y réfère à chaque moment.

«  Même remarque en ce qui concerne la séquentialité : l'exigence est que les images se suivent, nullement que leur succession restitue à elle seule le récit. »

 

Autrement dit, nous écartons la nécessité que l'image soit autonome, ou qu'elle conduise à elle seule le récit, ou même qu'elle soit prédominante par rapport au texte.

Deuxième précision, tout aussi importante : la séquentialité ne découle pas automatiquement du dispositif. Toute planche compartimentée n'est pas forcément une bande dessinée, parce qu'elle ne contient pas forcément un récit. Elle peut contenir par exemple des illustrations disjointes.

Ces deux précision sont destinées à corriger des hésitations méthodologiques qui ont embarrassé et embarrassent encore les théoriciens : l'idée de la primauté de l'image et l'idée du dispositif comme code. Il est impossible de caractériser une primauté de l'image (un rôle supérieur à celui du texte). De même, il est impossible de trouver un dispositif (descriptible comme un code) qui ferait que le contenu deviendrait automatiquement une séquence d'images narratives. Tous les dispositifs de la littérature dessinée peuvent donner des images non narratives. C'est vrai même pour une case accompagnée d'une bulle. On peut trouver autant d'exemples qu'on veut, chez les Egyptiens, ou dans l'image médiévale, de dessins de personnages accompagnés de leurs dialogues, qui ne sont pourtant pas narratifs (qui ne conduisent pas un récit, c'est-à-dire une succession d'événements).

Notre vision des choses amène un certain nombre d'objections. Nous cédons la parole à V. de Boisvert.

 

Une première difficulté est la suivante : toutes les histoires dessinées ne racontent pas constamment par l'intermédiaire du dessin. Il y a des passages entiers qui sont véhiculés par le texte. C'est vrai même pour une BD canonique : un récitatif peut remplacer une séquence entière. C'est encore plus flagrant pour des formes exotiques, par exemple une vie de saint au lavis par Robert Rigot (que vous rangez dans les littératures dessinées), où le dispositif est constitué de quatre images par page avec texte infra-iconique. On peut donc mettre en doute la permanence de ce que vous appelez l'ancrage et, partant, votre définition des littératures dessinées par l'ancrage.

 

Notre réponse à votre objection dans l'ouvrage est la suivante : « Quand le texte ne fait pas référence directement à l'image, ce qui arrive fréquemment, les passages en question sont lus comme des sortes de parenthèses, et le lecteur éprouve que le texte renoue avec le récit proprement dit quand il renoue avec l'image. »

Il est parfaitement exact que des passages entiers de récits dessinés sont véhiculés par le texte. L'exemple de la vie de saint dessinée par Rigot est particulièrement bien choisi, car on constate que le texte infra-iconique « perd » sans cesse l'image de vue. Dans Jeanne d'Arc (éditions Fleurus), paragraphe 75, l'image qui montre Jeanne faisant soigner sa blessure par une bonne femme correspond à trois lignes du texte accompagnant. Les sept lignes suivantes racontent la suite des événements et ne sont pas reprises dans le dessin.

Mais on note cependant que la suite des dessins organise un récit cohérent. Sur la page considérée, la succession d'événements traduits par les images est la suivante : n° 73 - les Orléanais délivrés se ruent sur le camp anglais abandonné pour le piller, n° 74 - Jeanne s'agenouille devant le (futur) roi Charles VII, n° 75 - une bonne femme soigne la blessure de Jeanne, n° 76 - les courtisans complotent tandis que Jeanne parle avec ses capitaines. (Répétons qu'il importe peu que ce récit ne soit pas compréhensible par l'image seule.) Le fait que le texte organise une narration-bis en donnant des détails qui ne peuvent pas s'associer aux images est sans importance. (En l'occurrence, le texte donne des détails nombreux sur la durée du siège d'Orléans, sur les déplacements de Jeanne et du futur roi, sur la défaite de Jargeau. La défaite de Jargeau ne peut pas s'inclure telle quelle dans l'image où Jeanne parle avec ses capitaines et où les courtisans complotent contre elle.)

Autrement dit, il importe peu que le texte contienne de façon autonome des fragments entiers de l'histoire. Dès lors qu'il y a une séquence d'images (et pas simplement une suite d'images), c'est cette séquence qui définit le récit pour le lecteur (c'est ce que nous appelons l'ancrage). La défaite de Jargeau est probablement identifiée par le lecteur comme une sorte d'explication, qui ne fait pas partie du récit proprement dit.

 

Cette réponse amène un autre objection : à ce moment-là, on peut se demander si l'ancrage tel que vous le définissez n'apparaît pas dans tout récit illustré. Je lis un roman illustré. Par sa nature même, l'illustration donne un simulacre analogique de ce monde. On peut donc estimer que l'ancrage est une propriété permanente de l'image. Dès lors, si l'on accepte des parenthèses purement textuelles dans la narration, tout récit illustré appartient à la littérature dessinée. Voici le début d'un roman, avec une illustration p. 2 et une illustration p. 12. Qu'est-ce qui m'empêche de la décrire comme une bande dessinée en deux vignettes, tout le texte les séparant constituant un immense récitatif ?

 

Une réponse un peu trop évidente à cette objection serait la quantité de texte, mais nous l'avons éliminée d'emblée, pas à tort semble-t-il, toute limite étant évidemment arbitraire : à partir de combien de lignes de récitatif ou de texte infra-iconique est-ce qu'on cesse d'avoir une BD ?

Notre vraie réponse à votre objection fait intervenir le dispositif. Le dispositif renvoie à une description des formes existantes de littérature en image (le strip ou la planche avec texte sous l'image, le strip ou la planche avec bulles et récitatifs, le cycle de dessins, avec un seul dessin légendé au recto de chaque folio, le roman en gravures avec une gravure muette par page, etc.), et à un examen pratique de ce qui est possible et de ce qui ne l'est pas. On peut donc donner une définition minimale du dispositif : il est nécessaire (mais non suffisant) qu'il y a au moins une image par double page (par exemple une image en belle page et une légende en fausse page). Il n'y a donc pas de dispositif qui permette de mettre dix pages de texte pour seulement deux illustrations.

 

Est-ce que ce n'est pas une façon indirecte de revenir au critère de la quantité de texte que vous aviez si soigneusement éliminé. On cesse d'être en présence de BD lorsque tout le texte qu'on veut introduire ne tient plus sur la page.

 

Il est évident qu'il y a une limite à la quantité de texte qu'on peut mettre sur une page, surtout si cette page comporte déjà une ou plusieurs images. Mais vous prenez décidément la question par le mauvais bout. Le critère de la quantité de texte amenait les théoriciens à dire qu'on n'était plus en présence de BD sitôt qu'il y avait un texte romanesque composé sous l'image (Les Pieds Nickelés, Bécassine), ou à partir d'une quantité critique de texte, par exemple quand texte et dessin occupaient des surfaces à peu près équivalentes. On se trouvait alors soit devant du roman illustré, soit devant une hypothétique forme mixte. Nous espérons avoir fait justice de ces conceptions. La question du texte d'accompagnement est purement et simplement sans intérêt. Si vous produisez une page avec un très long texte indépendant et, en-haut, un tout petit strip (on trouvera facilement des exemples anciens dans Kunzle), le strip sera toujours de la littérature dessinée. Quant à déterminer si le long texte est un texte narratif parallèle à la séquence de dessins, ou s'il faut le considérer comme un récitatif, cela nous paraît un faux problème.

 

En somme, la définition de littérature dessinée se ramène pour vous à une liste de dispositifs. On est en présence de littérature dessinée si on rencontre un des dispositifs bien connus de l'image séquentielle que sont le cycle de gravures à la Hogarth, le strip, la planche, etc. Une telle définition me paraît purement tautologique.

 

La liste n'est pas arbitraire - et la définition n'est pas tautologique - dans la mesure où on peut donner des caractéristiques fondamentales du dispositif. Dans le cas où les images sont sur la même page (bande dessinée, selon notre usage du mot, étant entendu qu'elle utilise ou non la bulle), le dispositif aurait trois traits : la contiguïté, la régularité et la vectorisation. Par contre, la présence ou non d'un contour de case est sans importance. Beaucoup d'illustrations romanesques sont entourées d'un filet, un certain nombre de bandes dessinées s'en passent.

Dans le cas où les images sont sur des pages différentes (cycles de dessins d'après notre définition), les traits structuraux seraient la récurrence et la régularité de l'image : l'image revient de page en page au même format ; on la lit donc en continu. Dans le cycle de dessin, le hiatus textuel semble être également un trait structural : les Big Little Books n'entrent pas dans la littérature dessinée, parce qu'ils contiennent un texte continu, sur les pages de gauche, et les cases extraites de BD et rendues muettes qui figurent sur la page de droite deviennent de simples illustrations. Mais The Unstrung Harp d'Edward Gorey fait partie des littératures dessinées : il s'agit en réalité de dessins légendés. On comprend aisément que face à des dessins isolés sur une page le hiatus textuel indique au lecteur que cette image constitue le point d'ancrage. Par contre, dans la bande dessinée proprement dite, il importe peu que le texte soit continu ou soit segmenté pour coller aux vignettes. Tom Poes de Toonder, Les Pieds-Nickelés de Forton présentent des textes continus sous les strips. Ce n'en sont pas moins des bandes dessinées. (Et, encore une fois, il n'est nul besoin de qualifier le texte accompagnant comme un « texte romanesque disposé sous une bande dessinée ». Il n'est ni plus ni moins romanesque qu'un récitatif.)

Les petits livres de Beatrix Potter sont un autre exemple. Techniquement parlant, il s'agit de cycles de dessins, accompagnés de textes brefs, leur seule particularité étant que les images alternent régulièrement en belle page et en fausse page, pour se retrouver au recto et au verso du même folio (probablement pour des questions liées à l'impression en couleur). On pourrait penser être ici dans un cas d'équilibre parfait entre texte et dessin, et estimer dès lors que la distinction même entre texte illustré et bande dessinée perd son sens (texte illustré signifiant une prédominance - quel que soit le sens qu'on donne à ce mot ! - du texte, bande dessinée, une prédominance du dessin). Mais les livres de Beatrix Potter sont lus (et sont identifiés) comme des livres d'images.

 

Votre réponse amène une autre objection. Vous avez réfuté une définition classique de la bande dessinée par des rapports texte-images qui lui seraient spécifiques, en montant que ces rapports étaient les mêmes dans le texte romanesque illustré et dans les littératures dessinées. Mais il me semble que votre description du dispositif, en particulier celle des cycles de dessins accompagnés de légendes, renvoie de façon déguisée à ce critère des rapports texte-images. Vous êtes bien en train de parler de texte qui accompagne ou non une séquence de vignettes.

 

Cette objection repose sur une mauvaise compréhension de la notion de dispositif. Dans les exemples que nous venons de donner, le dispositif concerne la répartition topographique du texte et de l'image. Nous n'examinons ni le contenu de l'un et de l'autre, ni leurs rapports.

 

Tout de même, tout en acceptant vos exemples, on peut se demander si ce n'est pas dans le texte lui-même qu'on trouve l'inféodation. On est en présence de littérature dessinée quand le texte fait explicitement référence à l'image, qu'il commente (c'est le cas chez Edward Gorey), ou encore quand le texte est « sec », quand il présente les faits sans (ou sans trop de) commentaire, comme chez Jacobs.

 

Votre remarque est intéressante, mais elle s'adresse plutôt aux théoriciens dont nous prenons le contre-pied ! On a décrit un peu rapidement les récitatifs jacobsiens comme redondants par rapport à l'image qu'ils accompagnent. En réalité, ils ne sont que faiblement redondants. On peut le vérifier de façon amusante dans les deux récents pastiches de Blake et Mortimer. Les scénaristes ont cru comprendre que pour faire du Jacobs, il fallait soigneusement répéter ce que racontait l'image, dans un style pompeux et niais de composition française pour école primaire. Le résultat n'est guère convaincant.

Pour en revenir à nos positions, nous n'avons évidemment jamais nié qu'il y ait un partage entre le texte et le dessin dans la narration. Nous disons simplement que ce partage peut se faire de toutes les façons possibles et qu'il n'y a pas un type de répartition qui définirait la littérature dessinée. Ceci met fin à des hésitations méthodologiques comme celles de Fresnault qui a pu soutenir dans ses débuts que si les dialogues n'étaient plus inscrits dans les bulles mais étaient remplacés par une légende on se retrouverait ipso facto devant du texte illustré et non plus de la BD. De même, nous ne nions pas que dans la littérature dessinée le texte et l'image entretiennent certains rapports. Nous disons seulement, ici encore, qu'il n'y a pas de rapports qui définiraient - ou qui seraient spécifiques à - la littérature dessinée. Pour répondre spécifiquement à votre question, une planche présentant un texte relativement indépendant du dessin (la vie de saint par Rigot) n'est pas moins une BD qu'une planche où le texte commente le dessin (Blake et Mortimer).

 

Voici à présent une autre critique, portant sur votre utilisation de la « méthode expérimentale », qui consiste, si je vous suis bien, à remonter diverses productions selon différents gabarits et à en tirer des conclusions quelconques. A mon avis, une telle « méthode » est aberrante : on peut transformer n'importe quoi en n'importe quoi d'autre, je ne vois absolument pas ce qu'on peut en conclure. Vous êtes d'ailleurs très vite amené à vous contredire. Je vais vous le prouver :

• D'une part, vous soutenez que le caractère de littérature dessinée (par opposition à de la littérature écrite illustrée) ne serait pas essentiel mais dépendrait du dispositif. On pourrait donc transformer la vie de saint de Robert Rigot en texte illustré. Il suffirait de composer le texte sur toute la page et de distribuer les illustrations de manière arbitraire. Inversement, on pourrait transformer un texte très illustré en bande dessinée, en débitant les illustrations selon un format invariable et en disposant le texte par exemple sous les vignettes. (Appelons cela la thèse A.)

• Mais, d'autre part, vous semblez dire que si on peut transformer une production quelconque dans un dispositif de la BD, alors c'est une BD. (Appelons cela la thèse B.) Par exemple, si on peut raconter la même chose dans un strip que dans un panel, c'est que le panel n'est qu'un strip réduit à une case.

Il y a là une contradiction. Si tout ce qui peut se transformer en BD est une BD (Thèse B) et si un texte illustré peut se transformer en BD (Thèse A), il s'ensuit que tout texte illustré est une BD.

 

La réponse brève est la suivante : souvenez-vous que dispositif n'est pas synonyme de BD (il faut une séquentialité en plus). C'est pour cela qu'une planche d'illustrations pour la Comédie humaine ne constitue pas ipso facto une BD. Voici une réponse plus élaborée : Le dispositif n'est pas quelque chose qui résulte de la narration (le dessinateur n'empile pas des petites cases qui se trouvent se répartir en strips, ou en planches, en comic book ou en graphic novel), mais quelque chose qui précède et qui contraint la narration, comme l'a très bien vu Groensteen. C'est d'ailleurs une donnée d'évidence : on ne raconte pas une histoire de la même façon dans un daily strip et dans un manga ! Dispositif et découpage sont donc étroitement liés. Du coup, l'idée de la transformation du texte illustré en BD apparaît très artificielle. Prenons un récit illustré par Alain d'Orange dans Ames Vaillantes. On peut remonter les illustrations en registres et répartir le texte en dessous : on aura bien un dispositif (des bandes avec texte sous l'image), mais très peu de séquentialité. Une telle bande dessinée est tératologique. Par contre, dans une vraie BD, on peut effectivement passer d'un dispositif à un autre avec une aisance surprenante. On a souvent ôté les bulles de bandes américaines pour en faire des bandes avec texte sous l'image (Mickey, Félix le chat, etc.). Mais on est étonné de constater que la transformation est aussi simple dans l'autre sens : une bande avec texte sous l'image n'attend que de devenir une bande avec bulles.

Pour résumer, nous sommes effectivement partisan de la méthode expérimentale. Prenez des ciseaux et de la colle, agrandissez ou réduisez le texte à la photocopieuse si c'est nécessaire et remontez votre page. Si c'est remontable sous forme d'une BD, c'est une BD. De façon plus rigoureuse, nous dirons que si c'est remontable selon un dispositif canonique de la littérature dessinée, c'est de la littérature dessinée.

 

Ce que vous appelez l'ancrage, le fait pour le lecteur de se raccrocher en permanence à une image, provient du dispositif et de la séquentialité. Cette notion de séquentialité pose elle aussi problème. Séquentialité fait référence normalement à un récit. Mais dans séquentialité tel que vous l'employez, l'exigence est que les images se suivent, et non, vous l'avez dit plusieurs fois, que leur succession restitue à elle seule le récit.

On peut donc se demander si séquentialité a bien le sens qui est donné dans votre glossaire : deux ou plusieurs images sont séquentielles, écrivez-vous, si elles conduisent un récit. N'y a-t-il pas simplement consécution, qui serait une chose moins élaborée que la séquentialité.

 

En réalité, les deux notions se confondent. Ce que vous appelez consécution est bien une relation de succession et/ou de causalité, c'est-à-dire une séquentialité.

Le problème est que personne ne s'entend sur la notion d'image narrative et, partant, sur l'étendue qu'il convient de donner à la notion de séquentialité. Voici une Vie de St Benoît de la fin du 11e siècle, qui se présente sous forme de scènes doubles légendées, disposées à raison de quatre à six par page. Dans l'une des images, on voit, à gauche, St Benoît dans une tour ordonnant à St Maur de courir et celui-ci qui se précipite, à droite, le même St Maur tirant le jeune Placidus hors de la rivière où il se noie, sans se rendre compte que, ce faisant, lui-même marche miraculeusement sur les eaux. Pour Otto Pächt (et pour nous aussi !) une telle image est narrative. Prenons un autre exemple, tiré du psautier d'Ingeburge, qui est le Miracle de St Théophile. Dans une première image, Théophile dans un moment d'égarement signe un parchemin par lequel il vend son âme au diable. Dans une deuxième image, la Vierge apparaît miraculeusement et rend le parchemin à Théophile endormi. Selon nous, il s'agit d'un récit dessiné. Mais beaucoup de lecteurs modernes seront tentés de dire que de telles images évoquent un récit mais ne le restituent pas.

Dans la sensibilité du lecteur moderne, le récit ne se borne pas à une succession d'événements. Les lecteurs exigent de suivre l'action dans son déroulement, et c'est cela qu'ils nomment récit. Naturellement, la littérature dessinée est incapable de produire un récit scénique, équivalent de la scène théâtrale ou cinématographique. Il n'y a aucun moyen par lequel elle puisse produire le temps mimétique, qui est celui du personnage en action. Elle peut seulement fournir une scène romanesque, tout comme la littérature écrite, et c'est ce qu'elle fait quand elle restitue les dialogues in extenso, quand elle représente les micro-actions des personnages, du style « il bourra sa pipe », « il décrocha le téléphone », etc. Ceci dit, une narration qui se borne aux macro-événements, sur le mode de la chronique (« après trois jours, nous atteignîmes la côte »), ne constitue pas moins un récit et, à la limite, le récit peut se borner à restituer la structure de l'histoire, comme le fait le Miracle de St Théophile.

Il faut donc se garder de confondre les questions touchant au récit et celles touchant à la temporalité (c'est-à-dire à la restitution du temps de l'action). On peut d'ailleurs relever au passage une autre confusion sous-jacente entre les procédés du récit et les procédés du mouvement. Certains théoriciens y succombent et voient par exemple des traces du récit dans le fait que le dessinateur a décomposé plusieurs phases d'un mouvement en échelonnant plusieurs personnages. Les historiens de l'art ont montré depuis longtemps que le récit et le mouvement étaient deux problèmes tout à fait distincts. (H. A. Groenewegen-Frankfort, Arrest and Movement, London, 1951.)

L'exigence de la séquentialité pose un autre problème, qu'on peut énoncer ainsi : est-ce que toutes les images qui « disent quelque chose », pour employer un horrible à peu près, ne sont pas narratives ? Pour illustrer le problème, on peut couper le Miracle de St Théophile en deux. Si l'ensemble est narratif, chaque moitié (St Théophile signant le pacte, la Vierge rendant le parchemin à Théophile endormi) doit être narrative aussi. Les historiens de l'art ont une nette tendance à appeler narrative toute image contenant une anecdote quelconque. Ou alors, il faut admettre qu'un récit est constitué par des images qui elles-mêmes ne sont pas narratives ! Mais comment faire la distinction entre une image racontant un événement isolé et une image racontant une histoire entière ? Qu'est-ce qui nous empêche de dire que l'image montrant la Vierge en train de rendre le parchemin à Théophile est narrative ? Il y a bien un avant et un après. Les historiens de l'art ont également tendance à accepter aux franges de l'image narrative des images présentant le climax, le moment crucial (cela ressemble beaucoup à notre propre doctrine sur le daily panel, où des indices nous permettent de reconstituer l'avant et/ou l'après). Une façon de sortir du dilemme serait de dire qu'une image contient une proposition et qu'un ensemble de propositions (deux au minimum) constitue un récit. Les propositions (les phases du récit) peuvent se trouver dans la même image (c'est une solution fréquente au moyen âge) ou se suivre dans une séquence. (Qu'on ne nous fasse pas dire ce que nous n'avons pas dit : il ne suffit évidemment pas d'aligner deux ou plusieurs images pour constituer automatiquement une séquence et partant un récit !)

 

D'après ce que vous dites, la frontière entre image narrative et image illustrative est floue. Si on trouve de la narrativité dans l'image isolée, cela ne signifie-t-il pas que votre entreprise elle-même, qui consiste à délimiter le territoire des littératures dessinées est dénué de sens : les littératures dessinées sont enchevêtrées dans les littératures écrites.

 

Ici encore, il faut nuancer la réponse. L'étude des littératures dessinées est celle des images séquentielles et des images dites synchroniques, celles où sont figurées plusieurs phases d'un récit (à ne pas confondre avec plusieurs phases d'une action). Nous avons rajouté les images uniques permettant de déduire l'avant ou l'après d'un récit, du type daily panel ou cartoon. Nous appelons toutes ces images narratives parce qu'elles contiennent un récit, c'est-à-dire une succession d'événements. Il est évident que cette étude doit être reliée à celle de l'image que nous appelons illustrative, qu'on pourrait appeler aussi anecdotique, mais qui est souvent appelée elle aussi narrative par les historiens de l'art, par exemple l'illustration romanesque, l'imagerie médiévale ou l'iconographie religieuse. Il n'est pas question ici de chercher des ancêtres plus ou moins fictifs à la bande dessinée, mais de constater que certains procédés sont les mêmes. Par exemple Phiz, l'illustrateur de Dickens, utilise des procédés qu'il utilise aussi quand il fait des cartoons, par exemple l'ajout d'un élément symbolique qui éclaire le sens de la scène, ou d'indices qui permettent de déduire l'avant ou l'après, l'usage de la caricature, ou encore une composition de l'image qui fait de celle-ci une sorte de scène théâtrale sur laquelle évoluent les personnages.

Il y a donc un langage général de l'image, qu'on retrouve dans l'image séquentielle. Inversement, il y a des traits de narrativité dans l'imagerie conventionnelle, par exemple dans des suites d'illustrations que personne n'a jamais eu l'idée de ranger dans la bande dessinée, telles des enluminures médiévales, ou encore les illustrations de Blake ou celles de Doré pour La Divine comédie de Dante. Dans ce dernier cas, chez Blake comme chez Doré, la narrativité provient du caractère linéaire du récit. Dante et Virgile descendent dans les cercles de l'enfer, puis traversent le purgatoire et enfin montent au paradis, et rencontrent un certain nombre de gens. Le dessin répète constamment les figures de Dante et Virgile et nous présente l'un après l'autre les gens qu'ils rencontrent. Chez Blake, on voit les diables pourchassant Dante et Virgile (n° 45) puis s'en retournant, abandonnant la poursuite (n° 46). Par contre, l'enchevêtrement de texte et de dessin dans les livres prophétiques de Blake n'a rien à voir ni avec les littératures dessinées - ni d'ailleurs avec l'illustration de livre au sens conventionnel (depuis l'enluminure médiévale jusqu'aux gravures du 18e siècle). C'est une façon nouvelle et originale de combiner texte et image, un nouveau langage (au sens des historiens de l'art), qui mérite une étude séparée et que Blake considérait d'ailleurs comme son legs à la postérité. (Précisons bien que dans cette nouvelle façon de combiner texte et image, les rapports du texte et de l'image sont les mêmes que dans toute autre littérature, écrite ou dessinée : il n'y a pas de rapports texte-image qui seraient spécifiques de la littérature écrite, de la littérature dessinée ou des livres enluminés de Blake ; il n'y a que des rapports texte-image ordinaires.)

Il est donc artificiel d'isoler l'étude des littératures dessinée de l'étude de l'image. Ceci dit, le domaine des littératures dessinées est bien délimité. Si au début d'un psautier médiéval on trouve plusieurs pages compartimentées et qui racontent en image des scènes de l'écriture sainte, on n'est pas devant l'illustration d'un texte, on est devant une bande dessinée.

 

En conclusion, votre définition de la BD par le dispositif et la séquentialité me semble cohérente, au moins superficiellement. C'est évidemment un progrès par rapport à des définitions anciennes qui sont parfois contradictoires. (On pense à tous les auteurs qui invoquent les critères de la bulle et du contour de case, mais qui ne sont manifestement pas disposés à rejeter hors du domaine de la BD les bandes muettes  -professeur Nimbus - ou sans bulles - Little King - ou des bandes qui ne présentent pas de gouttière entre les cases comme celles de Bretécher !) Mais, d'un autre côté, on peut penser qu'il y a autant de définitions de la BD que d'usagers et que par conséquent l'exercice qui consiste à donner SA définition de la BD n'a pas grand intérêt théorique et, à la limite, qu'il ressortit au jeu de salon.

 

Un mot de précaution d'abord. Il ne faut pas confondre les questions terminologiques et les questions de fond. Nous ne désirons pas placer le débat sur le plan de la terminologie. Les mots sont des étiquettes commodes et rien de plus. On peut désigner différents objets de diverses façons. Par exemple, on peut très bien réserver le terme de BD à des récits séquentiels avec bulles et appeler histoires en images les récits séquentiels qui ne font pas usage de bulles. Il suffit de préciser de quoi on parle. C'est une des raisons pour lesquelles nous employons, au sujet de notre domaine d'étude, l'expression volontairement très générale de littératures dessinées. Pour le moment personne n'est venu nous dire d'un air embêté que pour lui la BD avec texte sous l'image, ou le cartoon humoristique, n'a rien à faire dans la littérature dessinée.

Ceci étant, nous avons effectivement tâché de caractériser les différentes espèces de littératures dessinées, en les rangeant par catégories et en les munissant d'une étiquette (qui est, encore une fois, conventionnelle). Ce que nous appelons bande dessinée, cycle de dessins, panel ou cartoon recouvre donc des réalités objectives, c'est-à-dire qui ne dépendent pas de la sensibilité individuelle des usagers ou de la manière de voir d'une époque. Nous avons au contraire pu regrouper des catégories qui ont été distinguées de façon artificielles. Ainsi, les livres de Beatrix Potter appartiennent aux cycles de dessins, au même titre que les cycles de gravures de Hogarth ou de Cruikshank. Ou encore, il n'y a aucune raison de distinguer en termes de fonction entre un texte sous l'image, ce que Fresnault appelle un récitatif (par exemple le commentaire situé au-dessus d'une case de Jacobs) et un commentaire dans l'image, par exemple celui du Tarzan de Hogarth ou des Pionniers de l'espérance de Lecureux et Poïvet. Il s'agit dans les trois cas d'une légende.