Principes des littératures dessinées

Par Harry Morgan

 

littératures dessinées et complexe de classe

Le chercheur qui étudie les réactions des milieux intellectuels à l'apparition d'une littérature dessinée doit se méfier de deux conceptions a priori, très fréquentes dans la littérature, mais qui méritent toutes deux d'être rangées au dictionnaire de la bêtise. Comme elles sont liées, il convient de les examiner ensemble. La première est celle d'une hostilité systématique des milieux intellectuels aux littératures dessinées. La seconde est celle d'un clivage entre une critique populaire du médium BD et une critique savante, tardivement apparue, et qui serait l'apanage du monde universitaire.


Première idée fausse : les intellectuels auraient été systématiquement hostiles à la BD

La thèse de l'hostilité des intellectuels à la BD repose sur une confusion assez élémentaire. Les adversaires des littératures dessinées, qui sont le plus souvent des éducateurs au sens large ou professionnels de l'enfance (enseignants, juges des enfants, pédopsychiatres, psychologues, ecclésiastiques, dirigeants de mouvements de jeunesse, bibliothécaires, etc.) ont volontiers fait valoir des titres ou des positions institutionnelles quelconques pour donner du poids à leurs arguments. Mais de ce que les adversaires de la BD aient tenté de se faire passer pour des intellectuels, il ne découle nullement que le monde intellectuel ait été hostile à la BD. Lorsqu'on examine les positions des véritables intellectuels sur la littérature dessinée, on observe qu'il n'existe aucun consensus analogue au consensus des pédagogues. Si un Mauriac parle au sujet de l'engouement pour la BD de gâtisme, un Paulhan n'a que du mépris pour les pamphlétaires des années 1930 qui la dénoncent. Il est remarquable qu'un Dino Buzzati, en Italie, un Edmund Wilson aux Etats-Unis, aient exactement la même position sur la BD : ils déplorent la piètre qualité du gros de la production, mais reconnaissent les énormes potentialités du médium. Le 20e siècle ne fait pas forcément la différence entre les littératures écrites et dessinées. Le 19e siècle la fait rarement. Sainte-Beuve, composant un article nécrologique sur Töpffer, met sur le même plan le roman Rosa et Gertrude et la bande dessinée M. Cryptogame.

Il faut donc reconnaître la spécificité de l'hostilité à la BD des professionnels de l'enfance. Cette hostilité procède de choix personnels et d'attitudes collectives des intéressés et non d'on ne sait quel consensus des classes pensantes auquel les éducateurs feraient écho. On peut comparer la position d'Edmund Wilson, cité à l'instant, qu'on peut difficilement soupçonner de sympathies pour la littérature  « populaire » (il a écrasé de son mépris le roman policier tout entier et s'est moqué méchamment du style de Lovecraft), faisant part, dans une lettre à Bill Blackbeard, de son « enormous respect for the comic strip as a potential story and art form », et celle de l'instituteur communiste français Raoul Dubois, membre redoutable et redouté de la Commission de surveillance et de contrôle des publications pour enfants et pour adolescents, qui parle dans l'un de ses prospectus du « vieil illustré, parfois crasseux, qu'on se passe à la sortie de l'école ». En dernière analyse, l'incapacité de Dubois de voir dans les « illustrés crasseux » qu'il confisque à ses élèves les potentialités énormes que distingue Wilson, oblige à porter un jugement défavorable sur les facultés critiques, et tout simplement sur le degré de culture de notre censeur.

 

Deuxième idée fausse : le discours savant sur la BD serait l'apanage du monde universitaire

 

Tout aussi discutable est l'opposition entre le monde universitaire, qui seul ferait de la science, et le milieu un peu mystérieux du fandom, qui aurait eu le mérite aux yeux de l'historien de conserver les archives mais qui serait incapable d'une vision critique et dont les efforts littéraires tomberaient généralement dans l'hagiographie. La BD a depuis longtemps ses institutions, musées, revues, etc. Ces institutions ont produit des travaux indiscutables, livres ou articles. Il existe donc une littérature savante sur la bande dessinée, qui s'est développée par ses moyens propres. A l'inverse, l'université s'est peu intéressée au médium, elle n'a jamais développé de discipline ayant pour objet l'étude des littératures dessinées, et, dans les productions universitaires, des travaux d'une admirable érudition et d'une grande rigueur théorique voisinent inévitablement avec les plus complètes inepties, l'institution universitaire ne pouvant par définition être garante du sérieux de la recherche entreprise, puisque que les littératures dessinées n'y sont pas enseignées ! Il est impossible de soutenir une thèse de droit, d'économie, de linguistique, de didactique, etc. en ignorant les rudiments de ces sciences, car les procédures administratives et scientifiques empêcheront cette soutenance. Mais il est parfaitement possible d'écrire une thèse consacrée à la bande dessinée en ignorant tout du domaine, et en alignant des erreurs grossières, pourvu qu'on soigne les références à la discipline quelconque dans laquelle on œuvre.

Il convient donc dépasser l'opposition factice entre fandom et université. Naturellement, la dépasser ne signifie pas l'inverser. Il ne s'agit nullement de proclamer que ce qu'ont produit les historiens populaires de la BD serait parole d'évangile alors que les universitaires qui se sont penchés sur la question se borneraient à étaler, thèse après thèse, leur ignorance pompeuse.

Les défauts des historiens populaires sont évidents, à commencer par une ignorance ou un mépris parfois complets de la méthode scientifique. Le travail de défrichement entrepris, concrétisé essentiellement dans des ouvrages historiques et encyclopédiques, amène de ce fait les résultats les plus bizarres, des déterminants historiques (la célèbre nostalgie de ses lectures d'enfance), sociologiques (la culture partagée d'un groupe) et des jugements de goût (qui ne sont nullement condamnables en eux-mêmes !) ayant trop souvent tenu lieu de méthode. A cet égard, on peut dire que cette littérature a largement failli à la première tâche d'une critique au sens traditionnel, qui est de mettre les œuvres en perspective, de distinguer celles qui sont de premier plan d'avec celles qui font en quelque sorte partie du paysage, tâche que chaque génération est condamnée à recommencer pour son compte. On peut déplorer d'autre part que le niveau d'expression et l'ambition critique de bien des auteurs ne dépasse pas ceux du journalisme populaire.

En face, si l'on peut dire, les universitaires peuvent difficilement se targuer, dans leur grande majorité, de compétences littéraires, et l'une des fonctions des règles du jeu (c'est-à-dire des principes de rédaction d'un article scientifique ou d'une thèse) est précisément de permettre à des plumes hésitantes de produire un travail en bonne forme, le prix à payer étant que ce travail apparaît inévitablement comme quelque peu scolaire (1). Mais le principal défaut des travaux universitaires est l'absence d'une réelle érudition dans le domaine des littératures populaires, érudition qui est naturelle à ceux des amateurs de BD qui sont « tombés dedans étant petits ». Dans un certain nombre de cas, l'universitaire, brave fille ou brave garçon, qui se présente naïvement dans les cercles académiques comme « spécialiste de la BD », découvre avec un véritable ébahissement, au hasard des rencontres, l'expertise de ses contacts du fandom, qui se révèlent capables grosso modo d'attribuer un pays, un nom d'auteur ou d'éditeur, une date, à n'importe quelle bande non signée des cent dernières années ou, inversement, de décrire de mémoire la carrière d'un auteur ou le sommaire d'une revue quelconques.

On mettra donc fin à l'opposition entre fandom et université en disant que l'ignorance est la chose la mieux partagée du monde et, inversement, que personne n'a l'exclusivité du savoir, et qu'il convient par conséquent d'examiner les travaux en faisant totalement abstraction du statut des auteurs.

 

Des thèses paradoxales

 

Force est de noter à présent que ce sont les universitaires qui ont tenu à introduire cette opposition factice entre fandom et université, et qu'ils l'ont introduite à des fins intéressées, pour établir leur discours comme le seul discours scientifique sur le médium. Certains chercheurs semblent même adopter une conception extensive de leur statut, qui prend en quelque sorte valeur universelle, et de leur activité, qui n'est plus bornée à un champ disciplinaire ou à un domaine de recherche, et ils en viennent à affirmer en substance que tout ce qu'il leur prend fantaisie d'écrire sur un sujet quelconque, par exemple la bande dessinée, a forcément valeur de vérité scientifique puisqu'ils sont eux-mêmes des scientifiques. On aboutit de la sorte à une simple revendication de statut (les universitaires auraient le monopole du savoir, y compris dans des domaines qui ne correspondent à aucune discipline académique !) que des personnes étrangères à l'institution recevront naturellement comme elle le mérite.

Même si l'on ferme charitablement les yeux sur de tels excès, l'affirmation de la prééminence de l'université dans la production théorique consacrée aux littératures dessinées frise le paradoxe. Un universitaire se penchant sur les littératures dessinées s'assigne une tâche impossible lorsqu'il prétend qu'il va, seul, et trop souvent sans connaissances préalables du domaine, révolutionner la connaissance que nous avons de ce domaine, grâce à l'éclairage d'une discipline quelconque (histoire, sociologie, sémiotique, psychanalyse, etc.), discipline véritablement providentielle, puisqu'elle va permettre d'invalider l'ensemble de la littérature produite jusque là !

Il faut probablement faire ici la part de certaines stratégies argumentatives parfois maladroites : l'auteur d'une thèse, en particulier, a trop souvent tendance à proposer cette thèse comme révolutionnaire, confondant l'importance d'une recherche avec son caractère novateur. Il serait certainement plus utile d'opérer une vérification empirique des idées courantes sur une question - et de faire justice des erreurs les plus fréquentes - que de chercher à étayer par des arguments spécieux des théories exotiques correspondant aux marottes du thésard ou du directeur de thèse !

Les thèses d'historiens portant sur les attaques contre les littératures dessinées illustrent ce défaut de façon frappante. Nyberg (Amy Kiste Nyberg, Seal of Approval: The History of the Comics Code, University Press of Mississippi, 1998) fait œuvre utile lorsqu'elle explique que le rapport sénatorial Kefauver n'est pas une condamnation sans appel des comic books et que les élus ont cherché à faire preuve d'objectivité, même si leurs partis pris sont évidents, que cette enquête est en tous cas sans rapport avec les activités d'un autre sénateur américain, occupé à la même époque à débusquer les communistes, ou encore lorsqu'elle note que le Comics Code Authority n'est pas un organisme public de censure des comics, incarnation de l'Etat-gendarme, mais un organisme professionnel d'autocensure. Elle corrige dans tous ces cas des légendes qui ont parfois la vie dure dans la littérature spécialisée, y compris aux Etats-Unis. Mais Nyberg ne s'arrête pas là, et elle nous propose rien moins qu'une réhabilitation du docteur Wertham, qui devient sous sa plume un savant intègre disposant d'un modèle scientifique valable et, somme toute, relativement sophistiqué. Crépin (Thierry Crépin, « Haro sur le gangster » : la moralisation de la presse enfantine 1934-1954, CNRS Editions, 2001) ferait lui aussi œuvre utile s'il expliquait que la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence n'était pas un tribunal, qu'elle n'a jamais eu le pouvoir d'interdire une bande dessinée (elle ne pouvait que menacer ses éditeurs de poursuites judiciaires) et il contribuerait effectivement dans ce cas à corriger les « mythes tenaces » d'une certaine littérature de grande vulgarisation, conformément au dessein qu'il s'est fixé. Mais Crépin est incapable de s'en tenir à ce programme et il prétend dédouaner les censeurs de la Commission de surveillance, qui, selon lui, n'auraient jamais provoqué la disparition d'aucune publication et qui, loin de nuire à la littérature dessinée, auraient au contraire favorisé l'émergence d'une bande dessinée de qualité.

Des thèses aussi outrées ne peuvent évidemment convaincre aucun lecteur ayant une connaissance minimale des questions évoquées. Il suffit de lire le livre du docteur Wertham pour se rendre compte qu'il est tout sauf un savant intègre et que son modèle scientifique, en admettant qu'il existe, est tout sauf sophistiqué. La thèse de Nyberg selon laquelle la campagne anti-comics n'a en réalité pas nui à la santé économique du secteur contredit elle aussi toutes les sources, depuis les chiffres de publications et les statistiques de tirages jusqu'aux témoignages des dessinateurs, souvent réduits au chômage pendant cette période. De même, il suffit de lire les comptes rendus publiés des travaux de la Commission de surveillance française pour vérifier que sa position officielle est qu'on peut, dans le meilleur des cas, tolérer un peu de bande dessinée dans une publication pour enfants publiant tout et n'importe quoi, mais qu'il n'est en aucun cas question de publier une revue de bande dessinée - encore moins un album ! Et le chercheur qui se penche sur les procès-verbaux dactylographiés de la Commission découvre dans les commissaires des adversaires farouches de la littérature dessinée (qui ont, dans bien des cas, une activité militante au service de l'éradication de cette littérature), vitupérant aussi bien Flash Gordon ou Tarzan que grand-mère Tartine ou que Blake et Mortimer. Les effets de la Terreur instituée par la Commission sont directement observables sur la littérature publiée : un petit format de science-fiction s'ouvre sur une banale histoire de karting pour amadouer la Commission, qui dénonce violemment le « genre science-fiction » ; les cow-boys de bandes dessinées étrangères parues en France tirent avec des armes absentes, parce qu'il a fallu les gouacher, ou tombent percés de flèches invisibles ; des histoires deviennent incompréhensibles parce qu'il a fallu en faire disparaître des passages entiers ou caviarder toute allusion à une réalité quelconque, par exemple le trafic de stupéfiants ou le fait que deux personnages ont eu une liaison amoureuse.

Malheureusement, si les auteurs de semblables thèses ne convaincront ni le spécialiste ni même le simple amateur des littératures concernées, ils vont inévitablement les ébruiter dans les milieux académiques, où leurs pairs ne disposent pas par définition des informations qui leur permettraient de porter un jugement sur ces questions, ce qui ne peut que creuser encore le fossé entre le discours universitaire sur la bande dessinée, désinformé et biaisé, et un discours véritablement savant sur les littératures dessinées.


Il ne saurait y avoir d'intellectuels favorables à la BD, pas plus que de discours savant sur la BD hors de l'université, parce qu'on ne saurait admettre que cette littérature ait suscité ce qu'ont suscité toutes les autres, à savoir une critique érudite.


Nos exemple montrent que certains universitaires ont délibérément outrepassé les consignes de neutralité scientifique en adoptant deux partis pris des plus discutables : 1. une volonté de réhabiliter systématiquement les adversaires de la bande dessinée des décennies écoulées, au seul motif qu'ils étaient eux aussi issus de milieux académiques, ou, plus généralement, qu'ils incarnaient un pouvoir quelconque (politique, judiciaire, professionnel, etc.) ; 2. une volonté de prendre systématiquement le contre-pied de la littérature populaire sur la bande dessinée, considérée en bloc et sans aucune nuance comme légendaire (2).

Il se trouve - et ce n'est pas un hasard selon nous - que ce discours prend en écharpe, pour ainsi dire, les deux thèses de l'hostilité des intellectuels à la BD et de l'exclusivité de l'université sur la critique savante. A l'inverse d'une littérature populaire qui serait à la fois apologétique et fautive, la littérature universitaire serait critique vis-à-vis au médium, puisqu'elle émane d'intellectuels et elle aurait l'exclusivité de la vérité.

On voit donc comment les deux idées fausses d'une hostilité des intellectuels à la BD et d'une exclusivité de l'université sur le discours savant consacré à la BD sont liées, et ce qu'elles cachent. Il ne saurait y avoir d'intellectuels favorables à la BD, pas plus que de discours savant sur la BD hors de l'université, parce qu'on ne saurait admettre que cette littérature ait suscité ce qu'ont suscité toutes les autres, à savoir une critique érudite, et il importe donc de proclamer que tout ce qui a été produit de façon indépendante sur cette littérature consiste en maladroites hagiographies et en élucubrations de fans, fausses ou invérifiables. Réciproquement, le discours « savant » de l'université n'est savant que parce qu'il reprend et valide le discours de l'Autorité sur (c'est-à-dire en réalité contre) cette littérature.

 

Les pièges du relativisme

 

Un dernier point concernant les recherches académiques mérite d'être soulevé : celui du relativisme. Nous avons vu qu'en l'absence d'une discipline ad hoc, les littératures dessinées sont abordées par l'université au titre d'un champ disciplinaire quelconque. Cependant rien ne garantit que l'appareil méthodologique et conceptuel d'une discipline donnée permette d'éclairer notre connaissance du médium (3). Pire encore, la séparation des disciplines aboutit trop souvent à une complète confusion, des recherches inspirées de sciences différentes produisant des résultats totalement contradictoires. Ce relativisme est parfois revendiqué par les chercheurs eux-mêmes, les résultats obtenus n'étant considérés comme pertinents que du point de vue de la discipline de référence et cette restriction étant vue elle-même comme une condition de la scientificité de la démarche. Mais le plus souvent le chercheur est convaincu que sa méthode est infaillible, et c'est une étude comparative qui permet au lecteur un peu critique de constater que les chercheurs de diverses branches sont en complet désaccord les uns avec les autres. Pour reprendre l'exemple des thèses consacrées aux adversaires de la BD, on constate par exemple que Crépin n'a guère d'illusions sur la scientificité des études sociologiques ou criminologiques sur les liens entre BD et délinquance, alors que ses homologues américains et une partie de ses homologues français, à la suite de Nyberg, ne sont pas éloignés de valider les études les plus biaisées des plus virulents adversaires de cette littérature et de conclure qu'en réalité les adversaires des comics avaient raison (encore que leur méthodologie fût déficiente !) et que les EC Comics et Crime Does Not Pay ont effectivement eu une influence désastreuse sur les jeunes Américains.

Tout se passe donc comme si chaque discipline apportait ses propres biais, voire ses propres préjugés, dans l'étude des littératures dessinées. Un lecteur attentif est parfois confondu de voir qu'un résultat présenté comme étayé sur des travaux incontestables repose en réalité sur une avalanche de présupposés dont aucun n'est démontrable ni même vraisemblable, mais qui font partie de ce qu'on appellera pudiquement l'appareil conceptuel de la discipline concernée. Contentons-nous, ici encore, d'un exemple. Daniel Patanella (« The Persuasive Techniques and Psychological Validity of Seduction of the Innocent », International Journal of Comic Art, vol. 1, n° 2, automne 1999, p. 76-85) affirme que la psychologie sociale a démontré sans l'ombre d'un doute l'influence, bonne ou mauvaise, des médias de masse sur les enfants. Et de citer à l'appui une étude d'Albert Bandura, datant de 1962, qui établirait que des enfants à qui on a projeté des films violents avant de les emmener dans une salle de jeu joueraient de façon plus «  violente » qu'un groupe de contrôle. Admettons provisoirement qu'on puisse tirer une conclusion quelconque d'une telle méthodologie en ce qui concerne l'influence du cinéma sur les enfants. En déduire comme le fait Patanella que les comics ont eux aussi une mauvaise influence sur les enfants repose sur trois assomptions : 1. Le postulat de l'existence d'une entité sans définition claire ni frontière nette : la culture populaire ; 2. L'inclusion dans cette culture populaire de médias aussi différents que le cinéma, la télé, les bandes dessinées ; 3. L'affirmation que les fictions passant par ces différents médias ont le même effet. Ces trois points étant admis, et en admettant aussi la dangerosité du cinéma, le danger sera le même pour les comics ainsi que pour tout ce qu'on aura choisi de ranger arbitrairement dans la culture populaire ! On est ici face à un coup de force théorique, dont de surcroît la prémisse est une catégorie pré-scientifique, appartenant aux conceptions spontanées, celles de l'homme de la rue : il est « bien connu » que le cinéma, la télévision, les comics, les dessins animés, mais aussi les jouets, les personnages mascottes de marques commerciales, les jeux vidéos, etc., appartiennent tous à la « culture populaire ».

Achevons sur une remarque de sociologie des milieux universitaires. Un sujet d'étude comme la bande dessinée est loin d'être accepté et les chercheurs travaillant sur la BD paient le prix de leur choix, y compris en termes de carrière. Il est inévitable, dans ces conditions, que le jeune chercheur veuille se distinguer autant que possible du fan de BD. Mais, ce faisant, il risque fort de tomber dans les deux travers que nous avons mis en lumière : 1. l'opposition entre une classe intellectuelle qui serait hostile à la BD et une classe populaire qui en serait consommatrice, 2. la description du discours universitaire comme le seul discours savant sur la BD. La réhabilitation des vieux opposants à la BD (Wertham, les censeurs de la Commission de surveillance française) prend tout son sens au regard de cette posture du chercheur, qui accepte comme légitimes les attaques contre une littérature dont il est peut-être par ailleurs un amateur, mais qui rejette a priori la possibilité qu'une science autonome des littératures dessinées permette d'apporter un jour une réponse informée à la plupart des questions posées au sujet de ces littératures, y compris celle de leur prétendue dangerosité.

En somme, si on ne peut que déplorer la situation faite aux littérature dessinées dans l'institution universitaire, il convient aussi d'en tirer lucidement les conclusions qui s'imposent : l'université est objectivement plus mal placée - et non mieux placée - que d'autres institutions pour traiter de la bande dessinée.

 

-----------------------

 

(1) Nous faisons naturellement la part des impératifs de la méthodologie scientifique. Mais, pour parler sans ambages, aucun travail universitaire n'a jamais gagné du fait que son auteur écrit de façon maladroite. Retour au texte.

 

(2) Au point qu'on frise ici encore le paradoxe. Un auteur populaire, même incompétent, même ignare, ne peut pas se tromper systématiquement, a fortiori l'ensemble des auteurs ; il est impossible que tout ce qu'ils écrivent soit entièrement et invariablement faux, sans quoi il faudrait leur prêter une sorte de lucidité négative, de tropisme les poussant à rechercher les ténèbres. Ce point est parfaitement illustré par l'ouvrage de Crépin. Tout ce qu'on a pu écrire sur la Commission de surveillance ou sur la censure de la BD en France est faux, mal documenté et malveillant, et consiste en « mythes tenaces » ou en « légendes tenaces ». Il suffit à Crépin de retourner systématiquement les propositions pour retrouver la vérité : la Commission de surveillance ne déteste pas la bande dessinée, elle ne déteste pas la science-fiction, elle n'a pas menacé les éditeurs, elle n'a pas amené l'interruption de telle ou telle publication (ces publications ont disparu pour d'autres raisons que celles qu'invoquent les historiens populaires), elle n'a pas inquiété les auteurs (qui mentent), etc. Retour au texte.

 

(3) Nous nous sommes efforcés de montrer que la sémiologie appliquée aux littératures dessinées n'a produit aucun résultat utilisable - les observations pertinentes des théoriciens étant obtenues en dépit de la méthode. Pourtant, cet éclairage a dominé les études académiques sur la question, au moins dans la littérature francophone, pendant une génération, et cette démarche stérile constitue toujours l'armature scientifique et pédagogique de l'étude de la BD dans le cadre scolaire, du premier cycle jusqu'à l'université ! Retour au texte.