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Les grandes heures du cinéma catholique

King of Kings (1927) de Cecil B. De Mille - The Song of Bernadette (1943) de Henry King - The Bells of St Mary's (1945) de Leo McCarey


King of Kings (1927) de Cecil B. De Mille

Cette vie du Christ par le spécialiste américain du péplum est somme toute assez peu sulpicienne, le film se caractérisant plutôt par une sorte de douce mélancolie et le Christ qu'on nous propose étant un Christ guérisseur (the Great Physician), façon Science chrétienne.

Le film est muet, mais muni d'une partition synchronisée à l'aide de disques et la musique y tient une place importante (thème du Christ qui en impose à ses adversaires, thème du Graal de Parsifal, lié à la transsubstantiation, à la résurrection et, de façon générale, aux Mystères). Il y a aussi quelques bruitages, en particulier dans la scène du tremblement de terre après la Passion. La voix humaine, sous forme de cantiques, est rare. Dans le cantique final, elle fonctionne comme une sorte d'assomption sémiotique - on nous restitue complètement le monde naturel dans sa dimension sonore -, coïncidant avec l'image, elle aussi naturalisée, puisqu'on voit un paysage urbain nord-américain des années 1920, le tout illustrant le verset « Lo, I am with you always » (Mat. 28. 20).

Les citations de l'Ecriture sont relativement abondantes, mais il y a beaucoup de cartons non scripturaires et les versets sont parfois cités hors de leur contexte. Les versets sont edited dans le style d'un journaliste ou d'un éditeur de pulp magazines. Par exemple, St Thomas, ayant touché les plaies du Christ, s'écrie : « My Lord - and my GOD ! » (Jean 20. 28). Il ne s'agit donc pas d'une expression qui fait bloc, du style « mon seigneur et maître », mais d'une gradation : celui qui est là est bien le maître tant aimé, et, par voie de conséquence, Thomas a le privilège rare d'avoir en face de lui son Dieu.

La fonction de ces citations est double : elles constituent d'abord une certification historique (on s'appuie sur des textes précis, et en ce sens les cartons évoquent ceux de The Birth of a Nation de Griffith) ; elles ont ensuite une visée pastorale, annoncée par le verset enjoignant de prêcher à toutes les nations, qui relie le prégénérique à la fin du film.

En ce sens, le film entier fonctionne comme une mise en image de l'Écriture ou, plus exactement, il occupe tout l'espace iconologique entre une simple illustration et une véritable mimèse de l'histoire sacrée. On relève une très belle épiphanie au début du film. Comme il faut bien se résoudre à nous montrer le Christ, et comme il faut que ce soit une image d'En-Haut, nous le découvrons par les yeux d'une petite fille à qui le Christ rend la vue : il est donc naturellement la première chose qu'elle voit. (L'idée rime graphiquement avec le fait que le Christ est légèrement nimbé pendant tout le film.)

Outre son aspect épiphanique, le film fonctionne comme sorte de parabole en action, comme si la vie du Christ elle-même était une allégorie. (Par exemple, la résurrection de Lazare annonce la vie éternelle, selon un principe de généralisation : j'ai ressuscité celui-là, je ressusciterai les autres.)

La qualité de film muet de King of Kings permet quelques libertés. Par exemple, on peut faire parler le Christ sans s'abriter derrière une citation, puisqu'on ne l'entend pas (il dit clairement « go » en chassant les démons de Marie-Madeleine). De même, on lit assez souvent les répliques du prêtre Caïphe sur ses lèvres. (On est dans cette fin du cinéma muet où les cinéastes ont l'air de faire du quasi-parlant, quels que soient les moyens techniques dont ils disposent, comme si l'intention, l'inscription du son sur la pellicule, précédait l'invention, en l'occurrence celle du soundtrack.)

Filmiquement, le film entier repose sur la tresse des motifs, des accessoires et des personnages. Par exemple, Judas ramasse la corde qui a servi à lier les mains du Christ depuis son arrestation jusqu'au moment du portement de la croix, et c'est avec cette corde qu'il va se pendre.

Le film est tressé aussi avec le cinéma qui suivra. Par exemple, la résurrection de Lazare annonce très clairement Frankenstein et Bride of Frankenstein de James Whale, The Mummy de Karl Freund, etc. Une momie s'anime dans un caveau. Il y a même le plan où apparaissent les yeux de Lazare, préfigurant le célébrissime plan où en ôtant une bandelette on révèle les yeux ouverts de la fiancée de Frankenstein (mais pour une raison quelconque le personnage de Lazare lui-même évoque plutôt l'iconographie de Marat).

Le film commence de façon très De Millienne, par une orgie de Marie-Madeleine. Elle va voir Jésus pour récupérer son amant, Judas Iscariote, et le Christ chasse d'elle les sept péchés capitaux. Dans un très beau plan, qui est une réminiscence de la honte d'Eve dans la Genèse, Marie constate qu'elle est nue (elle est habillée à peu près comme une acrobate de cirque) et répare le désordre de sa toilette, après quoi elle adopte une expression de physionomie typiquement nord-américaine : le doux sourire (smiling sweetly). Elle garde ce jeu de physionomie dans le reste du film, car elle est visiblement très amoureuse du Christ. Il y a là presque une incongruité, puisque Marie-Madeleine est traditionnellement associée aux larmes (on dit : pleurer comme une Madeleine).

Les disciples restent indistincts, à l'exception de St Pierre, qui est un brave gros homme, de l'évangéliste St Marc, qui est encore un enfant, et de Judas Iscariote, un ambitieux qui s'est mépris sur les intentions du Christ.

La lapidation de la femme adultère est filmée très clairement comme une scène de lynch et ne pouvait être comprise que comme telle par un public de 1927. Mais la Passion est relativement dédramatisée. Le centurion romain met fin au couronnement d'épines, qui est donc une « bavure » des soudards ivres. Le portement de la croix est interrompu à la première chute par Simon le cyrénien, qui se prête volontiers, et qui se demande d'ailleurs visiblement comment le Christ a pu porter quelque chose d'aussi lourd.

La mort de J.C. (musique : « Nearer to Thee My God »), et sa résurrection (scène en technicolor, la pierre qui ferme le tombeau devient lumineuse et roule d'elle-même) sont beaucoup plus faibles. Mais en réalité le projet est impossible, non parce que pèse sur lui l'intégralité de l'imagerie et de la narration occidentale, mais parce que, sur le plan purement filmique, le moment le plus fort est celui où l'on voit le Christ pour la première fois (c'est la fameuse vision de la petite aveugle). Le Christ peut ensuite mourir et ressusciter sans plus nous impressionner beaucoup, parce que, de notre point de vue de spectateurs, le vrai miracle a déjà eu lieu.

On peut noter qu'après l'unique plan qui puise passer pour antisémite (le voile du temple se déchire et prend feu et une croix apparaît dans le Saint-des-Saints, ce qui peut annoncer la destruction de la Synagogue par l'Église, et qui ramène une imagerie genre Ku Klux Klan du plus fâcheux effet), un carton — naturellement apocryphe — précise que Caïphe prend sur lui la responsabilité de la mise à mort du Christ, afin que le peuple juif ne soit pas en cause.

The Song of Bernadette (1943) de Henry King

Le beau film de Henry King, sur scénario de George Seaton d'après le roman de Franz Werfel, est très harmonieusement divisé en trois parties.

1. (Du début à la 38e mn.) La victoire sur les parents. Bernadette persuade ses parents de la laisser se rendre à Massabielle en dépit du scandale dont elle est la cause, et elle est l'instrument d'un événement surnaturel, en faisant jaillir une source qui s'avérera miraculeuse.

2. (38e mn à 110e mn.) La victoire sur les autorités civiles. Les apparitions étant devenues un événement politique, les autorités persécutent Bernadette ; elle triomphe des persécutions et convainc son curé par une série de miracles. L'Empereur Napoléon III (un crétin, dans le film comme dans la vie) prend son parti.

3. (110e mn à la fin.) La victoire sur les autorités religieuses. Bernadette fait l'objet d'un procès ecclésiastique puis, quand le miracle est établi, est expédiée au couvent parce que son importance stratégique est trop grande pour qu'on la laisse courir.

Jouent donc successivement des logiques familiales puis politiques puis religieuses.

La vieille tante explique aux parents que la famille doit faire corps face aux médisants et qu'elle-même a bien l'intention de tenir son rôle, et Bernadette est munie dès lors, dans ses visites à Massabielle, d'une escorte constituée de la tante, de sa mère (Anne Revere), de sa sœur Jeanne et de son amie Marie.

Le procureur impérial Dutour veut arrêter la propagation de la superstition. Le procureur, joué par le suave Vincent Price, qui cabotine à souhait, tient grosso modo le rôle de Vil Coyote dans les dessins animés de Beep-Beep de Chuck Jones, puisqu'il rate successivement toutes ses entreprises : menacer Bernadette des foudres de la loi (il utilise le tour classique du good cop, bad coop, avec la complicité du commissaire de police), s'allier le prêtre Peyramale (Charles Bickford), qui refuse d'intervenir, invoquer un règlement administratif interdisant l'usage de l'eau thermale sans des analyses chimiques préalables (l'arrêté est annulé sur pression de l'Empereur), enfin tenter de faire interner Bernadette (qui sera protégée par son curé).

Les autorités religieuses, face à des miracles et à la ferveur populaire, cherchent à contrôler Bernadette. Bernadette, qui pense dans sa simplicité qu'elle mènera l'existence à laquelle elle était destinée, en se plaçant chez une madame et en épousant le meunier M'sieur Antoine (William Eythe), constate que son destin lui échappe. Elle est promptement expédiée au couvent (son curé lui explique que l'Eglise penche pour l'explication qu'elle ait été en état de grâce et qu'elle ait fait jaillir la source elle-même). Au couvent, elle est persécutée par sœur Vauzous (Gladys Cooper), qui lui donnait les cours de religion à Lourdes. Dans une version tragique des éléments de politique représentés jusque là par Vital Dutour, les autorités religieuses l'interrogent encore alors qu'elle est mourante d'une tuberculose osseuse et d'un cancer du genou et, dans son délire, elle est convaincue qu'on ne la croit pas. Elle meurt le cœur brisé, persuadée que, dans son indignité, elle ne reverra jamais la Dame, qui lui apparaît cependant au moment de l'agonie.

Le film est admirablement servi par sa musique. Une simple cantilène exprime ce qui est après tout le sujet du film : le chant de Bernadette. Une pastorale signale l'attirance réciproque de Bernadette et de M'sieur Antoine. Trois accords solennels signifient la position de l'église, depuis le carton de prologue (« Pour ceux qui croient en Dieu, aucune explication n'est nécessaire ; pour ceux qui n'y croient pas, aucune explication n'est possible » !) jusqu'aux interventions du curé, et deux airs du sublime, le fluttering qui annonce l'état de conscience modifiée de Bernadette qui lui permet de voir la Dame et l'état de réali modifiée qui permet les miracles, et un chant lancinant, « sancta maria, mater dei », qui est l'affirmation sémiotique de la véracité de la vision.

Outre qu'il est, en dépit de sa beauté, extraordinairement amer (le destin de Bernadette est tragique et ses visions lui gâchent l'existence), le film est étonnamment équilibré. Pour éviter de donner à l'œuvre l'aspect d'une imagerie pieuse, George Seaton et Henry King fournissent toutes les pièces du débat et on peut très bien lire le film comme l'histoire d'une névrose.

Les Soubirous, dominés par la mère, sont donnés comme des bigots. Ils appartiennent au quart-monde. Bernadette souffre de troubles multiples (elles est asthmatique et sujette aux visions), qui sont à la fois psychosomatiques et sociaux (les Soubirous campent dans un horrible gourbi humide, qui ne peut que favoriser les affections respiratoires). La mauvaise santé de Bernadette implique qu'elle manque souvent l'école, s'ôtant sa dernière chance de promotion sociale. (Dans une rime riche, Vital Dutour le procureur impérial souffre d'un rhume qui semble lui aussi psychosomatique, puisqu'il est enrhumé à proportion de sa contrariété, et il est lui aussi en situation d'échec social puisqu'il est affecté dans ce trou qu'est Lourdes, et qu'il sera envoyé encore plus loin par une vengeance de l'Impératrice.)

La scène essentielle du film, celle du jaillissement miraculeux de la source, est décrite elle aussi dans son ambiguïté, puisqu'elle représente le grand fiasco public de Bernadette, au moment où l'exaltation religieuse de la foule est à son comble. La Dame (Linda Darnell, dans un nimbe) donne des injonctions à Bernadette, qui s'y plie au comble de l'extase. Elle se tartine les bras et la figure de boue, et sa tante et sa mère l'emmènent, sous les lazzi de la foule. Ce fiasco se change en triomphe lorsque M. Antoine et le sculpteur Louis Bourriette, restés en arrière, voient l'eau sourdre dans le trou qu'a creusé Bernadette. Mais ce vrai miracle est suivi aussitôt d'un faux, le faith healing de Bourriette, qui s'est tellement massé les globes oculaires avec l'eau de la source qu'il voit — littéralement — plus clair, à cause d'une inflammation passagère du nerf optique, sans y voir mieux (il continue à chercher sa truelle à tâtons).Cette scène de comédie est suivie d'une guérison authentique, celle d'un enfant.

Même le triomphe politique de Bernadette est ambigu, puisqu'il est dû au couple impérial, et que l'Empereur et l'Impératrice sont décrits comme ce qu'ils étaient, un couple d'abrutis. Alors que la source est condamnée par arrêté municipal l'Impératrice Eugénie y envoie la gouvernante du Prince Impérial, fiévreux. L'illustre bigote attribue à l'eau miraculeuse la guérison du bambin, au grand scepticisme de l'Empereur.

Quant à la toute fin du film, apparemment édifiante, elle est curieusement ironique. Le procureur Dutour, rongé par le cancer, s'écroule en prière devant la grotte en suppliant : « Pray for me Bernadette ». Mais celle-ci a d'autres chats à fouetter : elle est à l'agonie, convaincue de n'être pas crue, de n'avoir par gagné son paradis et de ne jamais revoir la Dame.

Les phénomènes de culte collectif (processions et stations nocturnes où l'on chante des Ave) et la récupération marchande (les gendarmes interceptent un vendeur de marrons chauds, de vin chaud et de saucisses) sont décrits quant à eux comme échappant complètement à Bernadette, et comme étrangers à son histoire. Interface entre la Dame et le monde, Bernadette est dans la position d'un enfant, transmettant des messages qu'elle ne comprend pas, à commencer par l'identification de la Dame comme l'immaculée conception. (Au début du film, Bernadette s'excuse auprès de la Dame que sa famille soit venue avec elle et que des gens de la petite ville aient suivi. La Dame lui répond : « I desire that people should come here. »)

Même les miracles échappent à Bernadette, puisque Lourdes fonctionne ensuite sans elle, y compris dans son versant miraculeux. Quand le docteur Dozous explique à Vital Dutour, revenu pour une brève visite, qu'il a examiné la veille une femme souffrant d'un lupus, qui a senti soudain « un nez et une bouche là où dix minutes avant il n'y avait qu'un trou béant », Bernadette est elle-même mourante dans son couvent.

Sur le plan formel, The Song of Bernadette utilise intelligemment l'espionnage industriel : les plans en contreplongée de femmes couvertes de leurs châles, qui font office de chœur antique, proviennent de How Green Was My Valley de John Ford, sorti deux ans auparavant. La description de la ville de pierre qu'est Lourdes fait également penser à la vallée fordienne. (Une bizarrerie est que ce Lourdes est peuplé pour moitié de Français et pour moitié d'Allemands, car le film emploie apparemment tous les acteurs européens réfugiés aux Etats-Unis.)

Le film repose sur la figure classique du retournement et ce, dès le début, puisque tout commence avec l'apparition de la Vierge dans le dépotoir municipal. La tante la justifie en disant que le Christ est né dans une étable. Et ce premier scandale, celui des Écritures, minore tous les autres et les rend plausibles, donnant à l'apparition de Massabielle la nature d'une réplique (comme on parle des répliques d'un tremblement de terre).


Retournement encore, la sagesse de l'innocente qu'est Bernadette. On retrouve ici le modèle de Jeanne d'Arc : une jeune fille tient tête par sa simplicité à tous les politiques et à tous les docteurs de la religion. Bernadette est d'une sincérité absolue et d'une égalité d'esprit inébranlable face à ses parents, face à son curé, face aux autorités. Confrontée à l'ironie ou à la rudesse, elle se comporte comme si elle ne les comprenait pas. Elle est docile et obéissante, mais en fonction d'une hiérarchie. Seuls ses parents possèdent une autorité supérieure à celle de la Dame. Curé et autorités sont un cran au-dessous.

The Song of Bernadette est naturellement un film sur le merveilleux. Cette lecture est suggérée par une réflexion du procureur impérial Vital Dutour lui-même, après le rapport initial du dr Dozous : « Science excludes fraud, it excludes mental disease and a miraculous occurrence. I venture then to ask science : "what is left" ? » Si ce n'est pas de la comparserie, ni de l'hystérie, et si ce n'est pas du surnaturel, il ne reste en effet que le merveilleux.

Mais Henri King dépasse le merveilleux chrétien et nous propose, en dernière analyse, un film sur ce qui est impossible, sur ce qui dépasse l'entendement. Cette absence de logique est reliée au problème de la grâce. C'est ce que comprend la sœur Vauzous (Gladys Cooper), la persécutrice de Bernadette, qui a passé toute son existence dans les macérations pour gagner son paradis : tout cela ne sert à rien ; il faut être choisi.

La plus belle scène du film est peut-être celle où le père de l'enfant miraculé vient demander à Mme Soubirous la permission de dire une prière à côté du lit de Bernadette encore endormie. La mère refuse avec indignation. Aussitôt après, Bernadette, qui ignore tout de ce qui vient se passer, se réveille, et salue ses parents (« Good morning maman, good morning papa »). Ceux-ci lui rendent son salut, mais le père fait un geste bizarre, comme s'il voulait se découvrir (mais il vient d'enlever son béret), ou comme s'il commençait un signe de croix. Il sort aussitôt après, complètement décontenancé. Bernadette reste au lit, à se balancer songeusement.

Au cœur de ce choix de montrer l'indicible est la vision elle-même, qui résiste à toute tentative d'interprétation. Bernadette n'identifie jamais la Dame comme la Vierge et l'unique élément d'identification que lui donne celle-ci — je suis l'immaculée conception —, elle ne la comprend pas. C'est nous, spectateurs, qui reconnaissons Linda Darnell comme la Sainte Vierge. (L'apparition représente du reste une des rares fausses notes du film : elle est sulpicienne et ne fonctionne pas sémiotiquement ; il eût fallu montrer quelque belle dame du registre de Glinda the good witch of the north dans The Wizard of Oz.) En fait, Bernadette pourrait parfaitement avoir rencontré une extraterrestre (les mouvements de chapelets de la jeune fille, reproduisant ceux de la Dame, préfigurent la communication musicale selon la méthode Kodaly entre François Truffaut et les soucoupes volantes, dans Close Encounters of the Third Kind, le très mauvais film de Steven Spielberg). Ou, alternativement, Bernadette pourrait avoir rencontré une fée (les cérémonies du miracle de la source, consistant à manger des herbes pour voir la source cachée, ressemblent beaucoup à des souvenirs de cultes agraires).

Tout cela n'a au fond aucune importance, puisque, encore une fois, c'est la vision elle-même qui compte, que cette vision est irréductible et qu'elle ouvre, si l'on en juge par l'extase de Bernadette, sur le mystère terrifiant d'un amour sans fond, d'un amour qui ne serait borné par rien.


The Bells of St Mary's (1945) de Leo McCarey


Suite de Going My Way (1943), où Bing Crosby conserve son rôle d'ecclésiastique, et devient aumonier d'une école catholique. Avec son aide, Sister Benedict (Ingrid Bergman), convainc un milliardiaire, Bogartus (Henry Travers), d'offrir son immeuble à l'école de St Mary, dont les antiques bâtiments tombent en ruine.

Le film enfile pendant plus de deux heures de longues séquences apparemment disjointes, mais qui se trouvent former un tout cohérent et dont beaucoup représentent de véritables bonheurs filmiques (scène où le prêtre chante la chanson du film avec les nonnes, scène où les plus jeunes des élèves improvisent la pièce de Noël).

On notera que le film décrit le catholicisme comme une religion minoritaire. La communauté est caractérisée comme une minorité ethnique (devant l'enthousiasme des nonnes, le père O'Malley demande à un moment si l'université Notre Dame a gagné un match). Le ton est fréquemment apologétique : un gros effort est fait pour montrer que les nonnes ne sont pas des vieilles filles frustrées et sadiques (Ingrid Bergman est au contraire l'incarnation de la félicité virginale) et qu'une éducation catholique forme des enfants équilibrés et heureux. Ceci n'empêche pas McCarey de nous prodiguer quelques considérations sur l'éducation (dans un débat éternel, le père O'Malley représente le pôle moderne et voudrait donner l'examen à tout le monde alors que Sister Benedict est de la vieille école). Ceci n'empêche pas non plus une certaine roublardise, puisque le film montre somme toute comment des religieuses roulent dans la farine un malheureux businessman.

Le meilleur talent de McCarey est sa faculté de nous faire passer instantanément de l'émotion au rire. Dans la scène où le milliardaire Bogartus est dans son bureau avec le Dr McKay (Rhys Williams) son médecin, à écouter O Sanctissima, que chantent les nonnes dans l'immeuble voisin, nous partageons la nostalgie du médecin face au beau cantique. D'un autre côté, les nonnes ne se livrent à cet exercice musical que pour faire « craquer » Bogartus et le pousser à faire don de son immeuble à St Mary, de sorte que le piètre état de nerfs de Bogartus s'explique aisément par son conflit intérieur. Et quand le père O'Malley (Bing Crosby) escorte Bogartus vers la porte en entonnant lui aussi O Sanctissima, et en se faisant, de fait, le complice des nonnes, il est tout simplement irrésistible.

Un des thèmes de The Bells of St Mary's est le crush, la passion d'une élève pour son professeur femme. La jeune Patricia, qui croit que sa mère a repris un amant (alors qu'elle vient de se remettre avec le père de Patricia, grâce à une manœuvre de Bing Crosby), rate volontairement les examens de fin d'année (et de fin de cycle), dans l'unique but de redoubler et de rester encore un an à St Mary, au contact de sister Benedict. Quant au père O'Malley, il est clairement infatué de la jolie nonne et lorsqu'il lui révèle à la fin qu'elle est écartée de St Mary non par vengeance mais parce qu'elle a un début de tuberculose, il lui fait ce qui est, dans les limites de la chasteté qui sied à deux religieux, une déclaration.

Harry Morgan

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