la bande dessinée à la télé

Japon

Alerte aux dingues

par Manuel Hirtz

Si vous lisez des bandes dessinées, faites du modélisme ou collectionnez des poupées au lieu de regarder la télé, pas de doute, vous êtes bons à mettre au cabanon. Si en plus vous êtes Japonais, ça devient de la provocation! Heureusement que Jean-Jacques Beineix a tiré la sonnette d'alarme.


Le documentaire de Jean-Jacques Beineix et J. Bastide: Otaku: fils de l'Empire du virtuel*, disponible en cassette vidéo, primé dans au moins un festival et diffusé à la télévision française le 19 mai 1994, dans le magazine Envoyé Spécial, touchait par moments aux domaines qui nous intéressent, la bande dessinée et la science-fiction.

Je ne résiste pas à vous donner le texte de présentation figurant dans mon programme télé de la semaine du 9 mai 1994: "Japon 1994... refusant le contact avec leur entourage, délaissant amis et relations, incapables de vivre dans la réalité et de rentrer en communication, les "Otaku" ont choisi de se réfugier dans leurs "passions tristes". Seuls leurs ordinateurs, leurs bandes dessinées ou leurs objets de collection, de fétichisme, leur permettent d'échanger. Leur monde est devenu celui des images et de l'artifice. Signe avant-coureur d'une mutation de notre société, réponse d'une jeunesse perdue et sans objectif, ou émergence d'une nouvelle forme d'adaptation aux nouvelles technologies du virtuel? Jean-Jacques Beineix, qui se rend au Japon depuis quinze ans et a pu ainsi observer le phénomène "Otaku", esquisse une réponse."

Voilà donc la thèse qui sous-tend ce reportage, une thèse plus évidente dans mon programme télé qu'à la vision du reportage, le dommentaire de Beineix réussissant à être à la fois confus et répétitif. Pour résumer, donc: Les jeunes Japonais, devenus fous, se sont réfugiés dans des monomanies imbéciles; totalement coupés de la société, ils sont devenus des "Otaku".

Beineix et Bastide voient dans le Japon une préfiguration de l'étape prochaine de la "société du spectacle" théorisée par Guy Debord dans son célèbre essai, - un ouvrage manifestement trop difficile pour l'intellect des deux auteurs de cet "Otaku". S'ils avaient mieux lu, ils sauraient qu'on ne fait pas la critique de la "société spectaculaire marchande" en fabriquant et en diffusant de la "marchandise spectaculaire".

Par ailleurs, contrairement à Guy Debord, bien renseigné sur son domaine d'étude, nos reporters ignorent tout de l'histoire et de la culture japonaise, deux disciplines qui leur auraient été bien utiles pour comprendre ce qu'ils nous montrent.

Reste l'hypothèse centrale, les "Otaku" comme hommes nouveaux. Le moins qu'on puisse dire est que la démonstration est peu concluante. Les gens qui nous sont montrés existent chez nous, ainsi que dans probablement toutes les sociétés industrielles. Car ces "Otaku" s'avèrent être, à la vision de ces 90 minutes de film, ce que nous appelons des fans ou des collectionneurs passionnés.


Tout cela relevant, me semble-t-il, de cette lubie typiquement télévisuelle, consistant à désigner des catégories sociales imaginaires telles les célibataires, les amateurs de bains de mer, les femmes de quarante ans, les barbus possédant une bicyclette, et de monter leurs témoignages bout à bout en espérant que cela fera sens.


Le très touchant collectionneur de poupées - avec une préférence pour les héroïnes de bandes dessinées et de dessins animés - qui "privé de toute vraie relation humaine, s'est refugié dans sa collection", pourrait être français, allemand ou américain. Quant au jeune homme qui a abandonné ses études de médecine pour réussir à faire de sa passion - le modélisme - son gagne-pain, il nous a semblé, ainsi que son épouse, aussi équilibré qu'on puisse l'être; Pour l'amateur de motos qui a décidé de trier dans ce qui lui semblait important et ce qui ne l'est pas, et qui - si j'ai bien compris - a jeté son téléviseur pour garder sa contrebasse, on peut presque parler de sagesse.

Quant au reste - les amateurs de bondage et de S. M. gentillet, les deux jeunes filles paumées, les médecins et avocats qui, le week-end, jouent à la guéguerre, l'homme de lettres qui s'intéresse à la figure du monstre dans la culture japonaise et a conservé les figurines de Godzilla et les bandes dessinées de son enfance, sans oublier l'inénarrable psychologue qui nous explique que tous ces "problèmes" (?) trouvent leur cause dans l'augmentation de l'absentéisme du salary-man - on se demande ce qu'ils sont censés nous prouver et à quoi rime ce patchwork!

Tout cela relevant, me semble-t-il, de cette lubie typiquement télévisuelle, consistant à désigner des catégories sociales imaginaires telles les célibataires, les amateurs de bains de mer, les femmes de quarante ans, les barbus possédant une bicyclette, et de monter leurs témoignages bout à bout en espérant que cela fera sens.

Pour ce qui concerne spécifiquement la bande dessinée, nous avons eu droit à des usagers du métro plongés dans leur magazine favori et à la voix de Beineix nous expliquant qu'au Japon la BD est uniquement consacrée aux lolitas, aux viols et aux perversions sexuelles.

Nous a été montrée également une convention de dojinshi, c'est à dire de fanzines, réunissant des milliers de fans. Cela devenait passionnant et on attendait les interviews des divers participants. Elles ne vinrent pas et furent remplacées par un fan américain, excité comme une puce, qui annonçait l'arrivée prochaine de ce phénomène aux Etats-Unis. Il s'illusionnait probablement**.

On savait déjà que Jean-Jacques Beineix n'est pas Chris Marker. Outre quelques belles images, le seul bénéfice que retire l'amateur de bande dessinée japonaise de cet Otaku: fils de l'Empire du virtuel, c'est le plaisir aristocratique d'être regardé de travers par sa concierge.

 

* On consultera aussi l'ouvrage d'Etienne Barral, Otaku, les enfants du virtuel, Denoël, Collection Impacts, 1999, avec préface de Beinex.

** Pour des raisons bien mises en évidence par Harry Morgan dans son article Second Souffle (revue Mangazone n. 7, 2e semestre 1993)